On arrive au cœur de cette grande biblio­thèque après avoir fran­chi les portes de l’é­glise aus­tère de San Loren­zo à Flo­rence, là où est enter­ré le grand Côme de Médi­cis. Un fois arri­vé dans le cloître de la basi­lique à la façade inache­vée, on accède au lieu par un esca­lier à trois volées des­si­né par un cer­tain Michel-Ange. En fait d’une biblio­thèque publique, telle que l’a sou­hai­té celui qui en fut l’in­ven­teur et le prin­ci­pal pour­voyeur, Nic­colò Nic­co­li, ce n’est plus aujourd’­hui qu’un musée aus­tère, une immense salle de lec­ture vide à l’ac­cès payant où sont ran­gés les 3000 manus­crits qui consti­tuent le fonds d’o­ri­gine. 7000 autres manus­crits sont conser­vés dans des col­lec­tions pas fran­che­ment publiques. On y trouve plus de 125 000 livres impri­més, des manus­crits de Vir­gile datant du Vème siècle, quelques codex célèbres comme le Codex Amia­ti­nus, le Codex de Flo­rence et le Codex Squar­cia­lu­pi et sur­tout les Codex 0171 à 0176 qui ne sont ni plus ni moins que des textes du Nou­veau Tes­ta­ment écrits en onciales grecques datant du IVème siècle.

Les manus­crits de textes antiques étaient oné­reux, mais pour le col­lec­tion­neur avide, aucun prix ne sem­blait trop éle­vé. La biblio­thèque de Nic­co­li était célèbre par­mi les huma­nistes d’I­ta­lie et d’ailleurs, et bien que Nic­co­li fût soli­taire, ombra­geux et obtus, il ouvrait volon­tiers ses portes aux éru­dits qui vou­laient consul­ter ses col­lec­tions. A sa mort, en 1437, à l’âge de soixante-treize ans, il lais­se­ra ain­si huit cents manus­crits, consti­tuant de loin la plus grande et la plus belle col­lec­tion de Florence.
Pre­nant modèle sur Salu­ta­ri, Nic­co­li avait pré­ci­sé ce qu’il vou­lait voir adve­nir de ces textes. Pétrarque et Boc­cace espé­raient pré­ser­ver, après leur mort, l’in­té­gra­li­té de la col­lec­tion de manus­crits qu’ils avaient acquis ; mal­heu­reu­se­ment, ceux-ci avaient été ven­dus, dis­per­sés ou sim­ple­ment négli­gés. (Nombre de pré­cieux codex que Pétrarque avait mis tant de peine à ras­sem­bler et qu’il avait appor­tés à Venise pour for­mer le cœur de ce qui devait être une nou­velle biblio­thèque d’A­lexan­drie furent entre­po­sés, puis oubliés dans un palais humide où ils tom­bèrent en pous­sière.) Nic­co­li ne vou­lait pas voir l’œuvre de sa vie subir le même sort. Il rédi­gea un tes­ta­ment dans lequel il exi­gea que les manus­crits soient conser­vés ensemble, inter­dit leur vente ou leur dis­per­sion, fixa des règles strictes pour leur emprunt et leur retour, nom­ma un comi­té de conser­va­teurs et lais­sa une somme d’argent pour la construc­tion d’une biblio­thèque. Celle-ci devait être amé­na­gée dans un monas­tère, mais sans être, selon la volon­té expresse de Nic­co­li, une biblio­thèque monas­tique fer­mée au monde et réser­vée aux moines. Les livres devaient être acces­sibles non seule­ment aux reli­gieux, mais « à tous les citoyens culti­vés », omnes cives stu­dio­si[note]. Plu­sieurs siècles après la fer­me­ture et l’a­ban­don de la der­nière biblio­thèque romaine, Nic­co­li res­sus­ci­tait ain­si le concept de biblio­thèque publique.

[Note] En véri­té, Nic­co­li n’a­vait pas les moyens de ses ambi­tions : à sa mort, il était cou­vert de dettes. Mais cette dette fut annu­lée par son ami, Côme de Médi­cis, en échange du droit de dis­po­ser de la col­lec­tion. La moi­tié des manus­crits allèrent à la nou­velle biblio­thèque de San Mar­co, où ils furent conser­vés dans le mer­veilleux bâti­ment conçu par Miche­loz­zo ; l’autre moi­tié consti­tua le prin­ci­pal fonds de la grande biblio­thèque Lau­ren­tienne de la ville. Même si on lui doit sa créa­tion, l’i­dée d’une biblio­thèque publique n’é­tait pas propre à Nic­co­li. Salu­ta­ti l’a­vait aus­si appe­lé de ses vœux.

Ste­phen Green­blatt, Quat­tro­cen­to
Flam­ma­rion, 2013

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