Épi­sode pré­cé­dent : Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Car­net de voyage en Tur­quie – 29 juillet) : Kaba­taş et Beşik­taş par le Bosphore

Bul­le­tin météo de la jour­née (lun­di) :

  • 10h00 : 37.5°C / humi­di­té : 69% / vent 17 km/h
  • 14h00 : 37.0°C / humi­di­té : 39% / vent 17 km/h
  • 22h00 : 34.9°C / humi­di­té : 68% / vent 15 km/h

Je me lève tôt ce matin et je déjeune en vitesse. Je dois vite rejoindre Eminönü car j’ai déci­dé de prendre le bateau pour aller jus­qu’à la Mer Noire (Kara­de­niz). Cette mer a une his­toire com­pli­quée et encore aujourd’­hui sujette à dis­cus­sion, mais sur­tout, c’est une mer ancienne, qui porte en elle une his­toire longue à tel point qu’on l’ap­pelle encore par­fois la mer des Scythes (Sky­thi­kos Pon­tos ou encore Pon­tos Euxei­nos, mer accueillante, tra­duit en fran­çais par Pont-Euxin). La rai­son pour laquelle on lui a adjoint le qua­li­fi­ca­tif noir, c’est  une ques­tion de culture ana­to­lienne (l’A­na­to­lie com­pose la majeure par­tie de l’ac­tuelle Tur­quie asia­tique) ; les quatre points car­di­naux sont repré­sen­tés par des couleurs.

  • Kara, le « noir » désigne le nord,
  • Ak, le « blanc » désigne le sud,
  • Kızıl, le « rouge » désigne l’ouest,
  • Yeşil, le « vert » ou Sarı, le « jaune » dési­gnent l’est. (source Wiki­pe­dia)

Turquie - jour 4 - Istanbul - 04 - Sur le Bosphore

C’est la rai­son pour laquelle la mer se trou­vant au nord de la Tur­quie a pris l’é­pi­thète « noir », celle du sud ayant pris le « blanc ». La Mer Médi­ter­ra­née se dit donc Akde­niz.

J’ai pris mon déjeu­ner tôt et j’ai filé vers le nord pour prendre le tram­way. Dans l’air cli­ma­ti­sé, je suis debout à côté de deux femmes voi­lées de noir de la tête au pied, on ne voit que leurs yeux inex­pres­sifs ; même leurs mains sont gan­tées. Juste à côté d’elles, deux jeunes hommes s’en­lacent et s’embrassent à pleine bouche. Choc des cultures en pays musul­man… Per­du dans mes pen­sées, je me dis que la Tur­quie est quand-même vrai­ment un pays à part. On sent que la reli­gion d’é­tat (car même si la consti­tu­tion impose la laï­ci­té, l’is­lam est reli­gion d’é­tat) est encore très pré­gnante par­tout, mais que c’est un islam modé­ré, une reli­gion qui reste là où elle doit être, c’est à dire dans la sphère du pri­vé. En me ren­dant le len­de­main dans des quar­tiers un peu moins fré­quen­tés, je révi­se­rai un peu cette opi­nion. L’is­lam tel qu’il est pra­ti­qué ici a quelque chose de ras­su­rant car on sent que c’est ce qui fait le ciment du vivre-ensemble, même si on sent bien que l’in­di­vi­du ne prend pas autant de place que le col­lec­tif, qu’il soit famille ou extra-fami­lial. Com­mu­nau­tés, cor­po­ra­tions, clubs (kulübü), autant de mot qui disent qu’on ne peut que vivre ensemble et le faire bien. Nulle part ici on ne voit de vieillards esseu­lés ni d’in­di­gents sur les bords des trot­toirs, même si, soyons lucide, la police stam­bou­liote (Fatih Zabı­ta) veille à ce que rien ne dépasse. Des mes­sages en anglais dans les quar­tiers tou­ris­tiques vous invitent même dès que quelque chose vous déplait à envoyer un mail au minis­tère des affaires tou­ris­tiques… La confiance ne règne pas. A part chez les com­mu­nau­tés kurdes ou gitanes, la pau­vre­té ne se mani­feste pas, ou alors reste digne. Le fait est que la consom­ma­tion d’al­cool soit très taboue, donc réduite, et qu’on ne croise jamais de viande saoule dans les rues ; l’at­mo­sphère est tout de suite plus saine et ras­su­rante (je ne par­le­rai pas, une fois de plus, de l’am­biance un peu inquié­tante le soir à Budapest…).

Turquie - jour 4 - Istanbul - 18 - Anadolu Kavağı

Il n’y a pas un seul nuage aujourd’hui dans le ciel, il est tôt et les hommes sont déjà au café, assis en train de boire du thé et de jouer au tav­la. Tous les hommes sont en cos­tume, au moins en pan­ta­lon et che­mise ou che­mi­sette repas­sée. A l’an­cienne, ala­tur­ka, mais tel­le­ment authen­tique et digne. J’en­vie ce peuple débon­naire qui ne sort jamais débraillé, et je ne sais pas pour­quoi, mais voir ces hommes bien habillés quoi qu’ils fassent me rend heureux.

Turquie - jour 4 - Istanbul - 22 - Anadolu Kavağı

Le bateau part à 10h35 du quai d’E­minönü. Je suis arri­vé sur le quai en sueur, pas encore habi­tué à la cha­leur. Ma peau rou­gie ne sup­porte que dif­fi­ci­le­ment l’at­taque viru­lente du soleil, alors j’es­saie de bou­ger sur les flancs du vapur, d’un côté à l’autre, mais il est impos­sible de res­ter à l’in­té­rieur sur les fau­teuils où la cha­leur est étouf­fante. Le temps se couvre au nord, vers là où je vais et le vent arrive à rafraî­chir un peu l’air. Au loin, vers les Îles de Princes (Prens Ada­ları), l’air est brumeux.

Turquie - jour 4 - Istanbul - 26 - Anadolu Kavağı

Le bateau fait plu­sieurs escales, notam­ment à Rume­li Kavağı, der­nier arrêt avant le ter­mi­nus. C’est un petit port de pêche loin d’Is­tan­bul, au bout du Bos­phore, expo­sé en plein soleil au pied d’une petite mos­quée. Il arrive enfin à Ana­do­lu Kavağı, ter­mi­nus. On m’a pré­ve­nu que la ville était très tou­ris­tique, mais j’ai appris à me méfier de ce genre de choses. Déjà, il y a peu de monde sur le vapur, ce qui est plu­tôt bon signe. En arri­vant au port, les res­tau­ra­teurs qui sont au bord de l’eau font signe au bateau en ten­dant leur carte et en gueu­lant leur menu. A peine le pied par terre qu’ils sont déjà en train de rabattre vers leur échoppe… Eh les mecs, il est 11h00, je digère encore mon petit déjeu­ner… Je laisse la foule se faire attra­per et je m’en­fonce dans le vil­lage. A part quelques res­tau­rants, il n’y a rien que des petites mai­sons tran­quilles de pêcheurs, une mos­quée aux dimen­sions ridi­cules com­pa­rées à celles de ses cou­sines de la grande ville, et des chiens qui dorment à l’ombre. C’est donc ça le vil­lage touristique…

Turquie - jour 4 - Istanbul - 29 - Anadolu Kavağı

Le prin­ci­pal inté­rêt du lieu, c’est le Yoros Kale­si, le châ­teau Yoros, qu’on atteint par une route escar­pée qui contourne une caserne mili­taire (inter­dit de pho­to­gra­phier, cela va sans dire) et qui se ter­mine en un che­min de terre impra­ti­cable sans de bonnes chaus­sures (j’ai vu des Ita­liennes déva­ler trois mètres de terre sur les genoux se rele­ver toutes écor­chées de par­tout parce qu’elles avaient vou­lu grim­per en cla­quettes…). Il faut dire ce qui est, ça grimpe raide, et je dois faire plu­sieurs pauses et boire beau­coup d’eau car il n’y a pas le moindre recoin d’ombre. Sur le che­min, une buvette me per­met de reprendre mes esprits et d’ar­rê­ter de trans­pi­rer un peu. Ce n’est pas tel­le­ment la cha­leur qui est écra­sante, c’est sur­tout cette sen­sa­tion de ne pas avoir d’air et de suf­fo­quer. Le moindre effort devient insup­por­table, mais la récom­pense arrive. Der­rière le châ­teau, près de l’en­trée se trouve un endroit ombra­gé et ven­teux qui per­met de res­pi­rer un peu. De là, et depuis l’in­té­rieur de la for­te­resse, on voit la Mer Noire s’ou­vrir à perte de vue, une immen­si­té d’un beau bleu pro­fond sillon­née par d’in­nom­brables bateaux qui se dirigent cer­tai­ne­ment vers Odes­sa. Les pays qui baignent cette mer sont l’U­kraine, la Rus­sie, la Rou­ma­nie, la Géor­gie et la Bul­ga­rie. Le châ­teau, très déla­bré et remon­tant à Byzance est construit sur un ancien lieu sacré dédié à Jupi­ter (en voyant le lieu, on com­prend pour­quoi les anciens sont arri­vés jusque là), est aujourd’­hui res­treint à l’ac­cès car des fouilles archéo­lo­giques sont en cours de réa­li­sa­tion. On n’a accès qu’à la par­tie qui donne sur le Bos­phore et la Mer Noire. La vue épous­tou­flante valait bien cette mon­tée harassante.
On ima­gine assez bien à quel point cet endroit est stra­té­gique puisque c’est un point d’en­trée mari­time fort fré­quen­té. C’est la rai­son pour laquelle tous les ter­rains alen­tour sont des ter­rains mili­taires et il n’est ques­tion d’es­sayer de rejoindre la côte puisque tout est inves­ti par l’armée.

Turquie - jour 4 - Istanbul - 40 - Anadolu Kavağı - Mer Noire (Karadeniz)

Quand je redes­cends vers le petit vil­lage, j’es­saie de trou­ver un endroit où je pour­rais me bai­gner, mais les mai­sons sont construites au bord de l’eau et il est impos­sible de trou­ver un coin pour se trem­per. En der­nier res­sort, je me dis qu’il est tou­jours pos­sible de piquer une tête dans le port… Mais avant, je compte bien man­ger. Une grande ter­rasse sur la gauche du port sera par­faite. Je mange une assiette de maque­reaux grillés (ce n’est pas très ori­gi­nal mais j’a­dore ça…) avec des mezze, tomates concas­sées et purée d’au­ber­gine. Le repas n’est pas don­né, mais je rela­ti­vise et cela ne me revient qu’à une dizaine d’eu­ros… avec le café turc et le thé. En fait, dans ce vil­lage qu’on m’a ven­du comme “très tou­ris­tique”, il n’y a plus per­sonne… Je suis tout seul à la ter­rasse, pro­fi­tant à l’ombre du ven­ti­la­teur. A deux mètres de moi, il y a un esca­lier qui des­cend dans l’eau, alors je fais signe au gar­çon que je laisse mes affaires ici et que je vais me bai­gner entre les coques des bateaux avant de lever le camp. Il me sou­rit et lève le pouce.
Avant de repar­tir, je m’en­fonce dans le vil­lage et j’entre dans une petite échoppe, une pâtis­se­rie, où j’a­chète une bou­teille d’eau fraîche et des bak­la­va. Le type qui me sert est ron­de­let et par­fai­te­ment aimable.

Turquie - jour 4 - Istanbul - 42 - Anadolu Kavağı

Je rejoins le bateau qui a l’air de flot­ter au-des­sus d’une belle eau tur­quoise et le retour se fait tran­quille­ment vers Eminönü en pas­sant par Kanlı­ca, où j’a­vais pré­vu de m’ar­rê­ter mais fina­le­ment, je me rends compte qu’il n’y a pas grand-chose et je ne des­cends pas du bateau. La spé­cia­li­té de cette petite bour­gade, et qui fait sa renom­mée à tra­vers la Tur­quie, ce sont les yaourts, des yaourts fait à la mode bul­gare. J’ai la peau qui chauffe et les yeux brûlent et je finis par me deman­der si je ne suis pas en train de tom­ber malade ; une inso­la­tion alors que dans deux jours je pars pour Anta­lya, ce serait la catas­trophe, car si je ne le sais pas encore, c’est là qu’il va fal­loir être solide.

J’ar­rive à Eminönü en flot­tant. Sur le quai des ven­deurs de tabac blond en vrac sont assis en atten­dant le cha­land. D’autres ven­deurs vendent des moules grosses comme des huîtres, qu’on peut gober comme ça, crues avec un jet de citron. Je suis ten­té mais je n’ai jamais man­gé de moules crues et vue mon aller­gie aux huîtres, je pré­fère ne pas tenter.

Turquie - jour 4 - Istanbul - 75 - Rüstem Paşa Camii

Les alen­tours sont infes­tés de chats, mais les Turcs adorent les chats et les nour­rissent dans la rue. Les chattes qui en avril se pro­me­naient avec leur ventre lourd ont désor­mais la peau déten­due et flot­tant lors­qu’elles marchent et toutes les pou­belles grouillent de petits cha­tons à peine plus gros que des rats.

Turquie - jour 4 - Istanbul - 78 - Rüstem Paşa Camii - Tesbih

Il n’est pas encore très tard et je décide retour­ner voir la très jolie Rüs­tem Paşa Camii. La der­nière fois, il fai­sait presque nuit et la lumière était allu­mée à l’in­té­rieur. Cette fois, c’est la lumière du soleil qui entre par les vitraux et les fenêtres et donne à l’en­semble un air serein. Des tapis de prière sont éten­dus dans la cour, rete­nus par des pavés pour évi­ter qu’ils ne s’en­volent. A l’in­té­rieur, je remarque qu’on peut emprun­ter des cha­pe­lets (tes­bih, cha­pe­let otto­man) qui reposent sur un pied en bois, ou même direc­te­ment sur les tapis. Une homme som­nole en écou­tant la radio, la tête appuyée contre le mur recou­vert de céra­miques d’un autre temps. Un autre homme prie, dos au soleil…

Turquie - jour 4 - Istanbul - 81 - Rüstem Paşa Camii

Le soleil décroît sur Eminönü et je reste quelques ins­tants à regar­der les gens pas­ser et les voi­tures. Un type m’ac­coste et me demande l’heure. Enfin non. Il prend mon bras pour regar­der ma montre et fait des yeux ronds comme des billes et me regarde avec incom­pré­hen­sion… Ma montre est digi­tale et je me dis qu’il ne sait peut-être pas lire l’heure autre­ment qu’a­vec des aiguilles… Alors je lui dis fiè­re­ment « yedi on beş », sept heures et quart. Il me sou­rit, me serre la main et hop, pouce en l’air… Tout ceci me fait réflé­chir et m’in­vite sans cesse à repen­ser à toutes les choses qu’on sait et qu’on fait de manière automatique.

Turquie - jour 4 - Istanbul - 82 - Eminönü

Dans les rues, de grosses bou­teilles d’eau sont creu­sées et les pas­sants peuvent y mettre leurs bou­chons en plas­tique : ici le recy­clage est une ini­tia­tive citoyenne et individuelle…

Voir toutes les pho­tos de cette jour­née (86 pho­tos).

Épi­sode sui­vant : Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Car­net de voyage en Tur­quie – 31 juillet) : Kariye Kili­se­si, Balat, Fener…

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