Carnets de campagne #5
Départ pour la Birmanie avec Émile Cavaglion
Un indice ; les Anglais sont arrivés en Birmanie six ans avant son voyage, à Mandalay tout du moins. Les Anglais finissent de conquérir ce qui s’appelle alors le Royaume d’Ava en mettant à genou le roi Thibaw Min (သီပေါမင်း) au terme des trois guerres anglo-birmanes, soit à la fin de l’année 1885. Le 1er janvier 1886, Sir Randolph Churchill (oui, oui, le papa de Winston) apporte la possession du Royaume au pied de la Reine Victoria, comme cadeau du Nouvel-An. Il est à noter que la dynastie Konbaung compte toujours quelques représentants, réduits au silence dans un régime militaire qui terrorise encore à ce jour le pays.
En réalité, la date du voyage de Cavaglion correspond bien à 1892, date de publication du livre.
Les constructions, qui restent encore telles que je les ai vues, me font croire qu’il y a eu dans ce pays un passé artistique des plus intéressants et remarquable en son genre. C’est dans le palais des rois, dans le monastère de la reine et dans l’intérieur de l’Incomparable Pagode, qu’on trouve ce merveilleux travail de sculpture sur bois dans toute sa splendeur, ces frises ajourées avec les gracieux reliefs contournés, tortionnés, aux dragons ailés et aux salamandres cent fois répétées, de toutes les tailles, dans toutes les positions, toujours dorés, mais dont l’or, en partie effacé, laisse voir la teinte bleue qu’on plaçait sur le bois avant d’appliquer les feuilles d’or. […] Lorsque les Anglais sont entrés à Mandalay, il y a six ans à peine, les œuvres d’art existaient encore, mais l’armée envahissante, quoiqu’elle n’ait pas eu à combattre, n’en a pas moins agi comme toutes les armées.
La reine Supalayat, fléau birman
Alors depuis hier soir, je me replonge dans les lectures, podcasts sur l’Asie et le confucianisme, j’essaie de reprendre pied, en gardant mon esprit ouvert et lucide ; tout est en-dessous de ce que j’aime, en-dessous de ce dont je me sens capable, comme en retrait, bien en-deçà de mes capacités. Je retourne au Laos, à la cour du roi Thibaw Min, où il est question de sa femme, Supalayat, grande manipulatrice, épouse d’un roi sans envergure.
Cette misérable femme était encore pénétrée des hideux caprices de ses ancêtres, qui plaçaient un pierre vive aux fondations des monuments qu’ils élevaient. On m’a assuré que celui de ses prédécesseurs qui a bâti les fameux remparts entourant la défunte ville royale a fait ensevelir tout vivants sous les premières pierres, et cela en sa présence, cinquante de ses sujets !
Les plus agréables bouddhas qui soient
Après s’être rendu à Mandalay, capitale fantôme d’un pouvoir qui s’éteint, puis avoir descendu l’Irrawaddy ou Ayeyarwady (ဧရာဝတီမြစ်), Émile Cavaglion se rend à Rangoon, où l’on le trouve au même endroit que Pierre Loti, au pied de la pagode Shwedagon. Il est en tout aussi émerveillé, et finit par découvrir les plus agréables bouddhas qui soient.
La Grande Pagode de Rangoon a la forme d’un entonnoir renversé. Elle est toute dorée, de la base au sommet, et peut avoir cent cinquante mètres de haut. L’intérieur est à peine éclairé par de petits cierges ; on reste quelques instants avant de voir ce qu’il renferme, car au-dehors le soleil brille d’un éclat sans pareil. La chapelle du fond contient un grand bouddha en argent doré, d’une figure agréable, puis tout autour plusieurs chapelles, contenant des bouddhas en argent, en marbre, en albâtre, en bois doré, tous le sourire béat sur les lèvres.
Les ornements en bois qui décorent l’entrée de la porte unique sont d’une grande magnificence et ne le cèdent en rien aux travaux que j’ai admirés à Mandalay. L’épaisseur des reliefs sculptés est plus grande que celle de ceux que j’ai vus là-bas et ils me semblent être l’œuvre la plus complète qu’on puisse rêver en ce genre.
Avant mon départ de France, je ne connaissais que des bouddhas à l’air morose. Je me trouve ici en présence de dieux souriants, la bouche en cœur. Évidemment, les artistes birmans les ont faits à leur image.
Sagesse du Dao
Qui met les enjambées doubles n’arrive pas à marcher
Qui se pousse aux yeux de tous est sans lumière
Qui se donne toujours raison est sans gloire
Qui se vante de ses talents est sans mérite
Qui se targe de ses succès n’est pas fait pour durer
Laozi (Dao de jing, chapitre 24)
Normalement, la première sentence devrait largement suffire à induire le reste.