Car­nets de cam­pagne #5

Départ pour la Bir­ma­nie avec Émile Cavaglion

Après m’être bala­dé au Laos avec Isa­belle Mas­sieu, me voi­ci repar­ti dans le pays que décri­vait Pierre Loti dans les Pagodes d’or, la Bir­ma­nie, avec cette fois-ci un auteur par­fai­te­ment incon­nu, Émile Cava­glion. Si l’on arrive aujourd’­hui à retrou­ver sur inter­net des traces de nom­breux auteurs mal­gré par­fois des exis­tences confi­den­tielles, celle de Cava­glion reste enfouie dans les ténèbres de l’a­no­ny­mat. Les infor­ma­tions dis­po­nibles sur le site de la BNF nous indiquent une notice bien maigre… Deux livres ; 254 Jours autour du monde et Quinze jours en Bir­ma­nie (et encore, on peut ima­gi­ner que le second est extrait du pre­mier). Quant à la der­nière notice, elle indique le titre La Bir­ma­nie, qui lui est extrait du second et édi­té chez Magel­lan & Cie. Une date, 1892, date de la publi­ca­tion. Pas de date concer­nant le voyage, et encore moins de  dates de nais­sance et de mort. Un type pas­sé dans le siècle et l’u­ni­vers qui se referme autour de lui, effa­çant les traces de ses pas comme le vent sur le sable…

Un indice ; les Anglais sont arri­vés en Bir­ma­nie six ans avant son voyage, à Man­da­lay tout du moins. Les Anglais finissent de conqué­rir ce qui s’ap­pelle alors le Royaume d’A­va en met­tant à genou le roi Thi­baw Min (သီပေါမင်း) au terme des trois guerres anglo-bir­manes, soit à la fin de l’an­née 1885. Le 1er jan­vier 1886, Sir Ran­dolph Chur­chill (oui, oui, le papa de Wins­ton) apporte la pos­ses­sion du Royaume au pied de la Reine Vic­to­ria, comme cadeau du Nou­vel-An. Il est à noter que la dynas­tie Kon­baung compte tou­jours quelques repré­sen­tants, réduits au silence dans un régime mili­taire qui ter­ro­rise encore à ce jour le pays.
En réa­li­té, la date du voyage de Cava­glion cor­res­pond bien à 1892, date de publi­ca­tion du livre.

Le roi Thi­baw Min en habit de cour
La famille royale bir­mane, le roi Min­don Min et son fils Thi­baw Min
Cava­glion entre dans une ville sous domi­na­tion anglaise et mal­gré ses constantes com­pa­rai­sons avec l’Eu­rope et la France dont il vient, il ne peut s’empêcher de fus­ti­ger l’at­ti­tude des Anglais en ce pays conquis.

Les construc­tions, qui res­tent encore telles que je les ai vues, me font croire qu’il y a eu dans ce pays un pas­sé artis­tique des plus inté­res­sants et remar­quable en son genre. C’est dans le palais des rois, dans le monas­tère de la reine et dans l’in­té­rieur de l’In­com­pa­rable Pagode, qu’on trouve ce mer­veilleux tra­vail de sculp­ture sur bois dans toute sa splen­deur, ces frises ajou­rées avec les gra­cieux reliefs contour­nés, tor­tion­nés, aux dra­gons ailés et aux sala­mandres cent fois répé­tées, de toutes les tailles, dans toutes les posi­tions, tou­jours dorés, mais dont l’or, en par­tie effa­cé, laisse voir la teinte bleue qu’on pla­çait sur le bois avant d’ap­pli­quer les feuilles d’or. […] Lorsque les Anglais sont entrés à Man­da­lay, il y a six ans à peine, les œuvres d’art exis­taient encore, mais l’ar­mée enva­his­sante, quoi­qu’elle n’ait pas eu à com­battre, n’en a pas moins agi comme toutes les armées.

La reine Supa­layat, fléau birman

Mati­née hyp­no­tique, souf­fre­teuse, la res­pi­ra­tion courte, gênée par une dou­leur au niveau des côtes, peut-être sous le cœur, une ten­sion faible, une fatigue pesante, qui même après une nuit de plus de dix heures me laisse faible et sans envies. Je n’ai pas lu cette semaine, épui­sé, l’es­prit pré­oc­cu­pé par ce qui ne devrait pas.

Alors depuis hier soir, je me replonge dans les lec­tures, pod­casts sur l’A­sie et le confu­cia­nisme, j’es­saie de reprendre pied, en gar­dant mon esprit ouvert et lucide ; tout est en-des­sous de ce que j’aime, en-des­sous de ce dont je me sens capable, comme en retrait, bien en-deçà de mes capa­ci­tés. Je retourne au Laos, à la cour du roi Thi­baw Min, où il est ques­tion de sa femme, Supa­layat, grande mani­pu­la­trice, épouse d’un roi sans envergure.

“Sopia-Lat a dans ses veines le sang de ces satrapes asia­tiques qui se livraient aux caprices à la fois les plus san­gui­naires et les plus enfantins.”
Depuis long­temps, la situa­tion du roi était deve­nue into­lé­rable. Tiraillé par la reine, qui était la véri­table sou­ve­raine, il n’a­vait plus d’au­to­ri­té. Sopia-Lat a dans ses veines le sang de ces satrapes asia­tiques qui se livraient aux caprices à la fois les plus san­gui­naires et les plus enfan­tins. Quelques années avant l’en­trée des Anglais, elle fit mas­sa­crer, en un seul jour, quatre-vingt-trois princes ou alliés du roi, afin d’é­teindre à jamais la race des pré­ten­dants. Cette bou­che­rie, au dire de mon guide, avait eu lieu sous les yeux de la reine, dans le palais même, à quelques pas de la magni­fique porte d’en­trée de la salle du Trône. Sur le fut des colonnes qui entourent le palais de la reine, on voit des taches nom­breuses, qu’on dit être des traces du sang des vic­times illustres.
Cette misé­rable femme était encore péné­trée des hideux caprices de ses ancêtres, qui pla­çaient un pierre vive aux fon­da­tions des monu­ments qu’ils éle­vaient. On m’a assu­ré que celui de ses pré­dé­ces­seurs qui a bâti les fameux rem­parts entou­rant la défunte ville royale a fait ense­ve­lir tout vivants sous les pre­mières pierres, et cela en sa pré­sence, cin­quante de ses sujets !
Le roi Thi­baw Min et ses deux épouses, Supaya­lat et Supaya­gyi, ses demi-sœurs

Les plus agréables boud­dhas qui soient

Le Myan­mar, puisque la Bir­ma­nie s’ap­pelle ain­si désor­mais, le Myan­mar vit en moi comme un rêve et déjà je m’i­ma­gine quit­ter en bateau Man­da­lay sur l’Irra­wa­dy pour rejoindre la plaine allu­viale et les temples cen­te­naires de Bagan, un matin chaud sous un ciel orange. La brume enva­hi­rait la rivière et remon­te­rait sur le pay­sage plu­sieurs fois cen­te­naires, clas­sé au patri­moine de l’U­nes­co depuis dix ans seule­ment, sur les stu­pas et les che­dis de la plaine, comme il se doit.
Après s’être ren­du à Man­da­lay, capi­tale fan­tôme d’un pou­voir qui s’é­teint, puis avoir des­cen­du l’Ir­ra­wad­dy ou Ayeyar­wa­dy (ဧရာဝတီမြစ်), Émile Cava­glion se rend à Ran­goon, où l’on le trouve au même endroit que Pierre Loti, au pied de la pagode Shwe­da­gon. Il est en tout aus­si émer­veillé, et finit par décou­vrir les plus agréables boud­dhas qui soient.
Pagode Shwe­da­gon à Ran­goon. Pho­to © Ko Aung
Étranges figures que ces petites marion­nettes ! Mes pas sont arrê­tés par des chiens errant, tel­le­ment tristes qu’on les dirait échap­pés des rues de Stam­boul. A droite et à gauche, des aveugles font réson­ner un tri­angle de bronze, pour atti­rer l’at­ten­tion des pas­sants. Par­mi ces misé­rables, il y a des lépreux ; je ne me suis pas attar­dé à les exa­mi­ner. J’ai conti­nué mon ascen­sion sur ces marches sacrées, mais très gluantes, jus­qu’au der­nier palier qui pré­cède l’en­trée du par­vis de la Grande Pagode. Sur ce palier, deux objets attirent mon atten­tion : d’un côté un grand Boud­dha en bronze, abri­té par un écha­fau­dage en bois, de l’autre une cloche sur laquelle les arri­vants frappent un ou deux coups. Cela fait, cha­cun pénètre sur le par­vis ; je fais comme tout le monde.
La Grande Pagode de Ran­goon a la forme d’un enton­noir ren­ver­sé. Elle est toute dorée, de la base au som­met, et peut avoir cent cin­quante mètres de haut. L’in­té­rieur est à peine éclai­ré par de petits cierges ; on reste quelques ins­tants avant de voir ce qu’il ren­ferme, car au-dehors le soleil brille d’un éclat sans pareil. La cha­pelle du fond contient un grand boud­dha en argent doré, d’une figure agréable, puis tout autour plu­sieurs cha­pelles, conte­nant des boud­dhas en argent, en marbre, en albâtre, en bois doré, tous le sou­rire béat sur les lèvres.
Les orne­ments en bois qui décorent l’en­trée de la porte unique sont d’une grande magni­fi­cence et ne le cèdent en rien aux tra­vaux que j’ai admi­rés à Man­da­lay. L’é­pais­seur des reliefs sculp­tés est plus grande que celle de ceux que j’ai vus là-bas et ils me semblent être l’œuvre la plus com­plète qu’on puisse rêver en ce genre.
Avant mon départ de France, je ne connais­sais que des boud­dhas à l’air morose. Je me trouve ici en pré­sence de dieux sou­riants, la bouche en cœur. Évi­dem­ment, les artistes bir­mans les ont faits à leur image.
Plaine de Bagan au petit matin. Pho­to © RS
30
Juillet 2019

Sagesse du Dao

Qui se hisse sur la pointe des pieds ne tient pas debout
Qui met les enjam­bées doubles n’ar­rive pas à mar­cher
Qui se pousse aux yeux de tous est sans lumière
Qui se donne tou­jours rai­son est sans gloire
Qui se vante de ses talents est sans mérite
Qui se targe de ses suc­cès n’est pas fait pour durer

Lao­zi (Dao de jing, cha­pitre 24)

Nor­ma­le­ment, la pre­mière sen­tence devrait lar­ge­ment suf­fire à induire le reste.

C’est ici que j’ar­rête mes car­nets de cam­pagne. Il est dit que ce qui ne change pas et risque d’être en inadé­qua­tion avec son conte­nu est ame­né à chan­ger. La constance a du bon, mais pas si elle génère de la répé­ti­tion inutile. Il faut main­te­nir l’ordre des choses, car le désordre nuit à l’har­mo­nie, et le manque d’har­mo­nie déna­ture l’é­qui­libre de l’hu­main. Il est donc temps de réta­blir l’é­qui­libre, l’har­mo­nie, et donc l’ordre des choses, en réadap­tant le conte­nu de ces billets à ce qu’ils devraient être, mais là est la ques­tion… Que doivent-ils être ? La seule réponse à appor­ter pour le moment, est : autre chose que ceci. Et ce n’est pas négo­ciable. Fin de non-recevoir.
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