De la même manière qu’on peut tenir un jour­nal de voyage, rien n’empêche de tenir un jour­nal du retour, afin de mar­quer l’im­por­tance qu’a, dans un voyage, le retour, car sans lui, le voyage n’est qu’une ritour­nelle sans fin, une habi­tude prise auprès d’un orga­nisme, et la nou­veau­té n’est plus reçue comme une ori­gi­na­li­té un peu sau­gre­nue, mais rien de bien méchant, somme toute. Il suf­fit de savoir atterrir.

Mar­di 04.03

Quelle idée étrange de reprendre le tra­vail un mar­di matin… Les heures ne comptent plus vrai­ment, le voyage retour a été long, je n’ai qua­si­ment pas dor­mi dans l’a­vion, alors j’ai pro­fi­té de ce der­nier jour et d’être ren­tré vers 13h00 pour dor­mir tout mon soûl. Les heures n’ont plus vrai­ment d’im­por­tance dans ce non-lieu, le temps réagit dif­fé­rem­ment lorsque j’im­prime sur son corps ma douce pres­sion. Lui ne me palpe plus, l’es­pace de quelques jours, je sais qu’il n’au­ra sur moi aucune influence, comme si je lui étais sous­trait, invi­sible… il me cher­che­ra encore dans les rues de Yogya­kar­ta, au petit mar­ché cou­vert de Berin­ghar­jo à dis­cu­ter avec des dames voi­lées qui s’é­mer­veillent que je vienne de Paris ou en train de ten­ter de par­ler avec une petite dame qui dit avoir quatre-vingt seize ans der­rière son étal plein de paniers, non loin du Tamin Sari ou de la Mas­jid Bawah Tanah. Mais je n’y serai plus, déjà ren­tré dans le rang, ayant revê­tu l’u­ni­forme de mes com­pa­triotes, retour­né dans les formes de ma vie, habi­tant à nou­veau ce pour quoi je suis véri­ta­ble­ment fait, quoi qu’il arrive, quoi que j’en dise. Je suis né ici et je res­te­rai cer­tai­ne­ment ici pour mou­rir, même si le voyage est ma seconde peau, c’est ain­si que les choses fonc­tionnent. Dif­fi­cile d’al­ler contre la nature du voyage.

Vendeuse de tissu - Marché de Beringharjo - Yogyakarta - Indonésie - mars 2014

Ven­deuse de tis­su — Mar­ché de Berin­ghar­jo — Yogya­kar­ta — Indo­né­sie — mars 2014

Aucune tris­tesse au fond, tout ceci est bien nor­mal. On subit tout cela comme une jeune ser­vante subi­rait les pires outrages de son maître, docile et sou­mise, en atten­dant que ça passe ou que la mort nous réserve un sort meilleur. On regarde avec une cer­taine fata­li­té sans aigreur ce qui dans un autre Éden pour­rait bien nous conve­nir et on se tient à ce rêve, sans vou­loir en démordre. La vie de cha­cun n’est qu’un ques­tion de sur­vie et de dépen­dance à cet Éden, tout dépend de la facul­té qu’on a à s’y tenir ; tout réside dans la force qu’on a dans la mâchoire.

On ne voyage pas pour se gar­nir d’exo­tisme et d’a­nec­dotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces ser­viettes éli­mées par les les­sives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels.

Et puis on en fait quoi de ce voyage ? J’ai tou­jours en tête cette belle phrase de Nico­las Bou­vier née dans le Pois­son-scor­pion. Et je me suis sou­vent deman­dé jus­qu’à quel point on devait en faire quelque chose. Alors je conti­nue de gla­ner, non pas des anec­dotes mais des his­toires de vies, des frag­ments que je regarde au prisme de mon exis­tence et tout cela en vue, à un moment don­né, de par­ta­ger quelque chose avec un incon­nu. Alors on en fait quoi de ce voyage ? On le garde pour soi et on n’en fait rien ? On le mange, on le digère, et on le recrache à ceux qui ne prêtent qu’un oreille pas for­cé­ment très atten­tive pour fina­le­ment par­ler dans le vide ? On se réunit en petits groupes de voya­geurs anonymes ?
Je crois que le mieux à faire est d’en faire ce qu’on sait le mieux en faire. Tout consiste à savoir ce qu’on sait le mieux faire…

Il est quatre heures du matin, voi­là déjà deux heures que je ne dors plus, alors je vais faire ce que je sais faire de mieux à cette heure-là ; faire chauf­fer une grande théière…

Je suis un incor­ri­gible opti­miste et je sais que j’ai tou­jours ten­dance à regar­der les choses du meilleur côté. Lorsque quel­qu’un ne va pas bien, j’ai tou­jours la ten­ta­tion de lui deman­der si, à part ses pro­blèmes, tout va bien ? De la même manière, j’op­ti­mise tou­jours tout ce que je fais, mais je ne peux m’empêcher de contre­ba­lan­cer les aspects les plus clairs en inter­ro­geant sans cesse les points néga­tifs et ce que j’au­rais pu faire de mieux. Alors, une fois de plus, je me retourne et regarde en arrière pour savoir quels sont les bons moments que je n’ai pas eu, faute d’au­dace sou­vent, de per­sé­vé­rance par­fois. Et je me dis sans arrêt que ce n’est pas per­du, qu’il y a tou­jours moyen de recom­men­cer autre chose, de vivre de nou­velles expé­riences appro­chantes… Il y a tou­jours moyen…

Fin de jour­née, la fatigue har­na­chée au corps. L’im­pres­sion d’une liqué­fac­tion de mon être se fait sen­tir. Rien ne me retient, tout mon être semble s’af­fran­chir des limites qu’il connaît ordi­nai­re­ment. C’est tel­le­ment bon de se sen­tir aus­si libre…

Mer­cre­di 05.03

D’aimer trop les hommes, je périrai.
Frie­drich Nietzsche, Ain­si par­lait Zarathoustra

Les deux pieds dans la réa­li­té. Aucun ne porte plus bon­heur que l’autre dans ce cas. La réa­li­té n’existe pas vrai­ment, elle n’est que la somme des expé­riences de cha­cun et se nour­rit des dif­fé­rences de per­cep­tion que cha­cun peut avoir du monde envi­ron­nant. De plus en plus, je suis per­sua­dé que la réa­li­té objec­tive des choses n’est qu’un leurre des­ti­né à ser­vir des inté­rêts qui ne sont pas ceux de l’huma­ni­té, et j’en­tends par huma­ni­té non pas l’en­semble des êtres humains, mais ce qui existe en nous d’a­mour pour les autres et qui fait de nous des êtres humains.

Encore une fois, je me réveille au beau milieu de la nuit en ayant per­du le sens de la rai­son de ma pré­sence dans mon propre som­meil. Ai-je donc tant besoin de dor­mir que cela ? N’ai-je rien de mieux à faire ? N’y a‑t-il pas d’autres choses à faire que de perdre son temps à dor­mir si le besoin ne s’en fait sentir ?

Je ne traîne pas ma carcasse
J’a­vance les yeux ouverts
Fini le temps du désespoir
Finis les temps sombres, la lumière se voit dans mes yeux
J’arrive
A me dis­tin­guer lors­qu’il fait nuit
Je respire
Écoute comme je respire
Pose la main sur ma poi­trine, sens-la se gon­fler d’air à chaque seconde
Je suis vivant
Je suis vivant
C’est tel­le­ment bon

Jeu­di 06.03

J’ar­rive presque à retrou­ver un rythme de som­meil nor­mal, même si je me sens encore com­plè­te­ment déca­lé. Je m’en­dors lit­té­ra­le­ment debout sur les coups de 17h00 et je me réveille entre 2 et 3 heures du matin. Autant dire que tout ceci n’est pas com­pa­tible avec une vie professionnelle.
J’ai retrou­vé mes sta­giaires hier, avec une cer­taine joie ; j’ai appré­cié ce moment où je me suis retrou­vé face à eux devant le tableau et j’ai sen­ti que, pour eux aus­si, c’é­tait un moment agréable. Rien ne rem­place ces ins­tants de féli­ci­té, de com­pli­ci­té, dans les­quelles passe une cer­taine charge émo­tion­nelle impos­sible à dire, impos­sible à reproduire.

Sol de la Sainte-Chapelle - Paris - Mars - 2014

Sol de la Sainte-Cha­pelle — Paris — Mars — 2014

Ven­dre­di 07.03

Il faut attendre que les choses vécues sortent de soi pour qu’elles prennent leur consis­tance et puissent conti­nuer à vivre seule, non plus atta­chées à une expé­rience, mais en dehors du corps qui les a éprou­vées. L’Indo­né­sie est en train de sor­tir de moi, pour faire par­tie des expé­riences et des points de repères.
Je crois que je ne me rends pas encore bien compte de ce qui vient de m’ar­ri­ver. J’ai encore dans les narines les odeurs de Bali, dans les yeux les cou­leurs de Java, son soleil mati­nal et ses fins de jour­nées d’un jaune oran­gé qui leur donne des airs de noc­turnes indiens, le chant des prêtres d’un temple d’où jaillit une source au milieu du sable… Il va fal­loir redes­cendre et envi­sa­ger d’autres choses encore, envi­sa­ger d’autres lieux, mais le retour aus­si, reprendre pied à Bali, à Java, peut-être aller dans d’autres îles aus­si, il y a le choix, envi­ron 13 000 îles en tout. Je suis arri­vé. Je suis reve­nu. Il faut que je laisse tout ceci der­rière moi à pré­sent, ne plus croire que c’est la réa­li­té du moment, mais déjà une réa­li­té passée.
Tiens, j’ai des dési­rs de Tokyo… je fais n’im­porte quoi, je m’a­muse à créer des iti­né­raires far­fe­lus en avion. Paris-Ber­lin-Athènes-Istan­bul-Van-Bey­routh-Kashi… Rien que de l’im­pro­bable, de l’im­pro­bable qui créé du désir, et du désir nait l’en­vie de deve­nir encore plus impro­bable… Et enfin de pas­ser à l’acte…

Same­di 08.03

Le jour et la nuit sont les voya­geurs de l’éternité… […] Bien des hommes de l’ancien temps sont morts sur les routes. J’ai été ten­té à mon tour par le vent qui déplace les nuages, et pris du désir de voya­ger aussi.
Bâsho

Je ne par­ti­rai pas pareil la pro­chaine fois. Je me suis entrai­né à voya­ger et les pro­chaines fois seront dif­fé­rentes. Plus de valise, mais un sac-à-dos, une exis­tence moins facile dans les hôtels confor­tables, mais aller se confron­ter à une réa­li­té plus crue, plus sau­vage, moins évi­dente. Je ne suis pas trop à l’aise avec les évi­dences, et je pré­fère ce qui se donne à éclore tout dou­ce­ment. Cette manière de voya­ger est loin der­rière à pré­sent. Pro­fi­table, mais loin. Il y a tou­jours des trucs à enter­rer dans une arrière-cour.

J’ai dans le nez l’o­deur des kre­tek, ces ciga­rettes indo­né­siennes que fument tous les hommes ici. Papier ciga­rette piqué de tâches brunes, par­fum de clou de girofle, filtre sucré ; un monde à part. 95% de la pro­duc­tion mon­diale de clou de girofle est absor­bée par ces ciga­rettes dont la ver­tu fût un jour médi­ci­nale. Dans les nuits moites de Yogya­kar­ta ou les effluves humides des rizières d’Ubud, on sent cette fra­grance col­lante qui signe sa pré­sence et donne une odeur de plus à ce voyage.

Pho­to d’en-tête © Dani Sardà i Lizaran