Der­nier jour plein ici avant le départ. Ce matin, faute de Mera­pi, je visi­te­rai la ville de Yogya­kar­ta, ten­tant de l’ap­pri­voi­ser avant de m’en­fuir comme un voleur. Toute la ques­tion est de savoir si j’ar­ri­ve­rai à avoir une autre opi­nion de la ville que la pre­mière impres­sion étrange du pre­mier après-midi. Je demande un taxi pour me rendre au Taman Sari. Lit­té­ra­le­ment, Taman Sari signi­fie “beau jar­din”. Lorsque j’ar­rive sur place, je me rends compte que je suis déjà pas­sé devant, sans m’en rendre compte.

Je prends mon ticket à l’en­trée, où il faut éga­le­ment s’ac­quit­ter d’un droit d’en­trée pour… son appa­reil pho­to, autour duquel il faut faire pas­ser une éti­quette avec un élas­tique. A peine suis-je entré que je me fais prendre en embus­cade par un guide que je n’ai pas le cœur de chas­ser. Le bâti­ment res­semble à un for­tin tel­le­ment son archi­tec­ture est rigo­riste, mais la fonc­tion des lieux était beau­coup plus poé­tique. Ce lieu appar­te­nait, et appar­tient tou­jours au Sul­tan de Yogya­kar­ta (l’ac­tuel se nomme Hameng­ku Buwo­no X), lequel, jus­qu’à XVIIIème siècle s’en ser­vait de jeux d’eau. Si les expli­ca­tions de mon guide sont vraies (je ne sais pas pour­quoi, mais je garde un peu de réserve), les deux pre­miers bas­sins dans les­quels végète une eau sau­mâtre sont le bas­sin des enfants et le bas­sin des femmes. Du haut d’une tour, le sul­tan regar­dait les femmes se bai­gner et leur jetait des bou­quets de fleurs qu’elles devaient attra­per. La gagnante avait le droit de bar­bo­ter avec le sul­tan dans un troi­sième bas­sin, caché celui-ci, puis de finir dans son lit de bam­bou au-des­sous duquel brû­laient des herbes aro­ma­tiques. La légende est jolie, pas sûr qu’elle soit vraie.

L’en­droit est tou­te­fois plein de charmes, les grandes façades claires donnent une impres­sion assez étrange d’ir­réa­li­té, d’une sorte de lieu pré­ser­vé au cœur de la ville bruyante. Les grands visages de Vish­nu pla­cés au-des­sus des portes laissent pen­ser que le sul­tan (musul­man) a lais­sé sur­vivre les anciennes croyances dans une sorte de syn­cré­tisme tolérant.
Mais le temps a pas­sé, le lieu est défraî­chi et aurait besoin d’un seul petit coup de pein­ture et d’une eau chan­gée de temps en temps pour avoir une belle pres­tance. Le lieu est d’au­tant plus étrange qu’il se trouve dans une enceinte, la fameuse enceinte dont j’ai sui­vi le tra­cé le pre­mier jour, à l’in­té­rieur vivent les 9000 per­sonnes qui tra­vaillent encore aujourd’­hui pour le sul­tan. Une vraie petite ville, ou plu­tôt une cour com­plè­te­ment ana­chro­nique dans un pays qui s’ouvre (hum) à la démo­cra­tie (qui, en tout cas, vote). J’ar­rive à me débar­ras­ser de mon guide qui a ten­té de m’en­traî­ner plu­sieurs fois dans des bou­tiques de batik (sans mau­vais jeu de mots) avec un petit billet et après qu’il m’ait indi­qué la mos­quée sou­ter­raine (oui parce lorsque je lui ai deman­dé la direc­tion de la mos­quée, il m’en a indi­qué une autre). Je passe par un che­min abso­lu­ment impro­bable (je com­prends pour­quoi le guide tou­ris­tique disait qu’il valait mieux se faire accom­pa­gner), par lequel il faut se bais­ser sous une ton­nelle, pas­ser dans la cour d’une mai­son basse, emprun­ter un che­min der­rière une grille et tom­ber sur l’en­trée d’un sou­ter­rain que j’emprunte. Arcs bri­sés carac­té­ris­tiques de l’art arabe ; je suis sur le bon che­min. Le sou­ter­rain me fait res­sor­tir de l’autre côté et me voi­ci à nou­veau per­du. Un type essaie de m’en­traî­ner dans ce qu’il appelle le Taman Sari (j’en sors, banane !) et je lui demande poli­ment de m’in­di­quer la mos­quée. Cet idiot me dit d’a­bord qu’il faut que je res­sorte et que je prenne à gauche, avant de se ravi­ser et de me mon­trer le che­min qui passe par la ruine qu’il squatte. Prends-moi pour une cruche. Je fais demi-tour et je tombe sur l’en­trée d’un deuxième sou­ter­rain, mais je ne suis pas bien sûr de moi et la pers­pec­tive de me retrou­ver clan­des­ti­ne­ment dans la cave de quel­qu’un qui n’a rien deman­dé ne m’en­gage pas trop. Je finis par deman­der à un pas­sant qui me confirme que c’est bien là.

La mos­quée s’ap­pelle Mas­jid Bawah Tanah en baha­sa, soit lit­té­ra­le­ment mos­quée sou­ter­raine. En fait de mos­quée, c’est un lieu étrange qui n’a rien d’une mos­quée. L’es­ca­lier des­cend dans un tun­nel qui passe sous le niveau du sol, sous les mai­sons, peut-on pen­ser vu la den­si­té de construc­tion dans les envi­rons. Il débouche dans un atrium cir­cu­laire, une simple bâtisse au plan cir­cu­laire per­cée de fenêtres don­nant sur l’ex­té­rieur pour l’aé­ra­tion. Au centre, un esca­lier à trois volées sur­plombe un petit bas­sin d’eau crou­pie et une qua­trième volée monte vers l’é­tage supé­rieur, tout aus­si cir­cu­laire que le pre­mier, et tout aus­si per­cé d’ou­ver­tures. Pas de trace de mih­rab ou de min­bar, ou de quoi que ce soit qui rap­pelle qu’on est ici dans une mos­quée. A mon sens, l’en­droit devait ser­vir de repaire à his­toires secrètes, ou peut-être à la rigueur de cachette, mais je ne vois pas en quoi cet endroit pour­rait avoir quelque chose à voir avec un lieu de culte.

Je res­sors du lieu pour m’as­seoir sous un arbre, lors­qu’un type m’ac­coste, un Indo­né­sien, s’as­soit en face de moi, se met à me par­ler en anglais, me demande d’où je viens et lors­qu’il est au clair sur le sujet me parle en fran­çais. Nous dis­cu­tons un peu mais comme je suis désor­mais d’un natu­rel méfiant, je me demande à quel moment il va me pro­po­ser d’al­ler voir le musée du batik où soi-disant on ne vend rien. Mais non, il veut sim­ple­ment par­ler, et je finis par me deman­der s’il n’a pas pico­lé un peu… En tout cas, il était plu­tôt sym­pa, et je me suis éclip­sé lors­qu’il m’a pro­po­sé de venir chez lui.

Je m’ar­rête sous un mar­ché cou­vert où on me regarde l’air de dire mais qu’est-ce qu’il fout ici celui-ci ? et où j’a­chète des petits paniers tres­sés à une vieille dame de 96 ans qui rigole de ses deux dents, presque sans mar­chan­der, juste his­toire de dire, mais l’ob­jet de la négo­cia­tion devait tour­ner autour de 3 ou 4 cen­times d’eu­ros. Il fai­sait bon ici, et je me suis plu à tour­ner dans ce mar­ché, res­pi­rant les odeurs du sucre de palme, des fruits sur les éta­lages et du pois­son que per­son­nel­le­ment, je n’au­rais pas mangé.

J’a­chète quelques sou­ve­nirs sur jalan Malio­bo­ro et je des­cends vers Berin­ghar­jo mais tout est déjà fer­mé. J’es­saie de pas­ser par der­rière ; les grilles sont fer­mées. Je tombe sur des gens à qui je demande à l’aide de mon traducteur :
— Tutup ? (fer­mé ?)
— Ya tutup (oui fer­mé) et il me font signe avec les doigts… huit doigts.
Je reste un peu idiot parce que je vou­drais leur deman­der si c’est ouvert le dimanche, donc demain. Je finis par trou­ver la bonne formule.
— Buka ming­gu ? (ouvert dimanche ?)

C’est l’ex­plo­sion de joie, cer­tai­ne­ment parce que j’ai réus­si à me faire com­prendre, ils me font signe que oui et que ça ouvre à 8h00… Je me sens fier de moi…

Je retourne à l’hô­tel en attra­pant le pre­mier taxi, le conduc­teur est un petit mon­sieur tout sec, por­tant un bon­net de ski sur la tête, les yeux pleins de malice et qui rigole tout seul. Je manque d’é­cla­ter de rire lorsque je vois qu’il ne porte pas de chaus­sure. Il est vrai­ment très sym­pa­thique et se laisse prendre en photo.

Chauffeur de Taxi - Yogyakarta - Indonésie - mars 2014

Chauf­feur de Taxi — Yogya­kar­ta — Indo­né­sie — mars 2014

Je rentre à l’hô­tel content de ma jour­née, pen­dant laquelle fina­le­ment, j’ai plu­tôt bien appré­cié la ville et ses habi­tants une fois que j’ai réus­si à faire fi des mar­gou­lins qui n’en vou­laient qu’à mon por­te­feuille parce que mon seul tort est d’a­voir la peau blanche. Qui pour­rait leur en vou­loir ? C’est un peu aga­çant mais tout ceci se fait sans méchan­ce­té et on finit par les voir arri­ver gros comme des baraques avec leurs sabots don­daine, ça fait par­tie du jeu et on arrive vite à s’en accommoder.
Les autres, ce sont eux à la décou­verte des­quels il faut aller.