Mu Ko Ang Thong (อ่างทอง, bol d’or) est un parc national marin, accroché à un chapelet d’îles pour la plupart inhabitées. Situées à mi-chemin entre Ko Phangan et le continent, c’est un petit paradis dans lequel on ne peut se rendre que sur des bateaux de fortune dont le tirant d’eau ne permet même pas de s’approcher suffisamment pour accoster. 42 îles sur une superficie de 102 km2, dont seulement 18 sont des terres. Le reste ce ne sont que rochers affleurant. Seulement 20 habitants. C’est tout ce qu’on peut dire de cet émiettement.
Le taxi qui m’emmène à Thong Sala n’est en réalité qu’un pick-up sans bâche où l’on doit se tenir à des barres de métal pour éviter de se retrouver projeté sur la route. Avant d’arriver au port, il ramasse une américaine d’une cinquantaine d’années, simplement vêtue d’un short de boxe thaï et d’un tee-shirt fluo sur lequel éclatent les mots full moon party. Ça donne tout de suite le ton. Elle a la peau des joues grêlée, une voix nasillarde avec une horrible accent américain et le teint frais de la fêtarde qui ne sait pas s’arrêter. En arrivant au port, le taxi avance jusqu’au bout de la jetée. Il a à peine la place de passer, mais il insiste et repart en marche arrière comme si de rien n’était. Le bateau qui attend là est une coquille de noix constellée d’étoiles blanches peintes à la main, baché de sacs à patates en guise de pare-soleil. On nous sert un café déshydraté trop fort avec des tranches d’ananas et de pastèque et des donuts baignant dans leur huile de friture, de quoi se vider avant le départ en mer. Ne sachant pas réellement ce qui m’attendait ce jour-là, j’espérais simplement que le chemin ne serait pas trop long, car monter sur ce genre de rafiot tient plus du suicide que de la belle excursion en mer.
Il met les gaz et me voilà parti pour une heure et demie de navigation sur une mer un peu agitée, sous un soleil de plomb se réverbérant sur une eau d’un beau bleu uni, me mordant la peau dès les premiers rayons. Le bateau fait un arrêt devant les rochers d’une des îles les plus au nord, Ko Wao Yai, un bout de rocher sans rien autour. Il paraît qu’ici c’est un des plus beaux spots de plongée du coin. J’entends la chaîne couler sur la fonte de l’écubier et se ficher dans la roche marine, à une quinzaine de mètres si je calcule bien. A peine le bateau arrêté, tout le monde plonge du ponton, masque et tuba fiché sur la tête. En ce qui me concerne, je reste un peu circonspect. Le bateau bouge pas mal et les courants semblent fort, mais tous n’hésitent pas à un seul instant à plonger dans l’eau turquoise. Appréciant la nage en mer autant que si j’allais me faire circoncire, je descends doucement dans l’eau qui tient ses promesses, les courants sont forts et m’angoissent déjà. En plongeant sous l’eau, je me rends compte que j’avais raison ; il y a effectivement une quinzaine de mètres d’eau sous mes pieds. C’en est trop pour moi, je remonte à la surface et m’accroche au bateau, pris d’une panique incontrôlable. En bon descendant de Bretons, je préfère amplement me trouver sur l’eau que dedans, a fortiori si les fonds ne sont pas à portée de mes pieds. Je n’ai jamais aimé ça, je me l’étais confirmé en nageant dans les eaux transparentes de la baie de Kekova, dans le sud de la Turquie. Ces conneries ne sont pas pour moi… Je préfère regarder l’horizon qui s’ouvre devant moi. Quelques bateaux de pêcheurs de calamars sont amarrés sur les bas-fonds.
La prochaine étape est une île sur laquelle le bateau fait escale, Ko Mae Ko. On trouve ici une curiosité géographique puisqu’après avoir gravi quelques chemins bien raides pendant une bonne demi-heure, entourés de roches volcaniques coupantes comme des rasoirs, on arrive face à un lac d’eau de mer, d’une couleur d’émeraude étincelante, le Thale Nai. Perché bien au-dessus du niveau de la mer, c’est à n’y rien comprendre. Comment cette eau salée a pu se retrouver encerclée ainsi et surtout à une telle hauteur ? Entourée d’escarpements de calcaire, on ne peut pas y descendre, on ne peut que s’approcher de la surface éclatante de l’eau dans laquelle on peut voir des petits poissons sans couleur s’ébattre. Là encore, le mystère en entier. Comment sont-ils arrivés jusqu’ici ?… De l’autre côté, on a une vue impressionnante sur l’archipel qui s’étend aux pieds de l’île. En redescendant du lac, je prends le temps de me baigner dans une petite crique à l’eau calme, où je peux voir mes pieds toucher le sol, ce qui est à peu près la seule chose rassurante pour moi… Je me vautre dans cette eau d’une chaleur incroyable où de tout petits poissons viennent s’enquérir de ma présence.
Le bateau repart tranquillement sur une mer d’huile, protégée par la proximité des autres îles. Il s’arrête à bonne distance de la côte et les garçons de bord nous donnent des sacs étanches pour mettre nos affaires… je ne comprends pas trop ce qui se passe et je commence à avoir peur qu’on nous invite à rejoindre l’île à la nage… En réalité, des bateaux à moteur, les fameux long-tail boats (เรือหางยาว, Ruea Hang Yao), viennent nous chercher pour accoster. Le tirant d’eau n’est pas suffisant pour que le gros bateau puisse s’approcher. Le problème, c’est que les long-tail boats n’arrivent pas non plus à s’approcher de la plage, et c’est là que je comprends l’intérêt des sacs étanches. Il faut plonger dans l’eau jusqu’à la tête pour arriver sur l’île… Un peu sportif et surprenant, mais ça ne manque pas de charme. Me voici enfin sur la dernière île, la plus grande, Ko Wua Ta Lap.
Mon genou me fait souffrir et l’invitation à monter au sommet de l’île pour aller admirer l’archipel n’est plus de mise, mais ce que je vais découvrir ici aura largement compensé le spectacle promis. En effet, au pied de la montagne, à quelques mètres au-dessus de moi, vivent des petits singes arboricoles absolument pas farouches. Ce sont des « Dusky leaf monkey » ou Langur (Trachypithecus obscurus, Semnopithèque obscur) qui se déplacent en famille. Je reste à les admirer pendant de longues minutes, m’amusant de leurs cabrioles et facéties, pendus par les pieds, ou mordillant leur queue…
La journée touche à sa fin. Pendant que le reste de la troupe est partie trekker dans les hauteurs, je m’allonge à l’ombre des palmiers, dans un calme originel et je profite pendant de longues minutes d’une plage déserte cachée du soleil, le temps de reposer ma peau de la morsure du soleil et de profiter d’une eau plus chaude que tout ce que j’ai connu jusqu’ici. Le ressac des vagues me donne l’impression d’une Bretagne transplantée sous les cocotiers, sous des franges d’épiphytes sauvages et de fougères ruisselantes d’eau. Ce sont des moments rares, où le temps n’a plus d’importance, où l’on se retrouve seul avec l’impression que le monde est à nos pieds. Ma peau me brûle terriblement mais mon esprit est empli d’une sérénité que seul l’éloignement de tout permet. Il est des bouts du monde qui ne se laissent apprivoiser à moins d’avoir laissé tomber quelque chose en chemin.
Le bateau retourne à pleins gaz vers Ko Phangan, après m’être contorsionné pour remonter sur le long-tail boat, mettant mon genou à rude épreuve. Au début de la course, je m’amuse de voir les vagues traverser le pont et les bordées frappées par les creux que nous prenons de côté. Mais le Golfe de Thaïlande n’a d’idyllique que le nom. C’est en réalité un enfer capricieux qu’il faut traverser avec l’estomac bien accroché. Dans une belle lumière de fin de journée, le bateau laisse entendre des craquements effrayants de bois pourri. En attardant un peu mon regard sur la structure du bastingage, je m’aperçois qu’il y a des fissures partout et c’est finalement la cabine entière qui semble accrochée à un fil au-dessus de nos têtes. La traversée n’en finit pas. Certains sont malades et le parquet de bois brut finit maculé de vomissures. A l’arrière, je me rends compte que deux des garçons de bord ont ouvert la cale où se trouve le moteur et écopent avec une belle ardeur l’eau qui s’infiltre partout. Je manque de tourner de l’œil en me disant que si le moteur finit noyé, nous allons devoir rester là une bonne partie de la nuit avant qu’on vienne nous chercher. Mais dans l’équipage, personne ne semble inquiet.
Je suis finalement rentré entier à Ko Phangan, mais on ne m’y reprendra pas. La mer n’est pas un jeu et embarquer sur un bateau comme celui-ci est tout simplement irraisonnable. J’en ris maintenant, mais je n’ai jamais été aussi angoissé sur la mer. A croire que c’est à prix-là qu’on accède au paradis… ou à l’enfer…
S’il est un personnage emblématique de Bali, c’est bien le barong. Représenté sous la forme d’un personnage monstrueux, portant un masque de lion et habité par deux personnes, une portant le masque, l’autre portant le corps, il est le Banaspati rajah, le seigneur de la forêt et son origine remonte avant l’arrivée de l’hindouisme sur l’île de Bali, au temps où les cultes animistes étaient bien ancrés. Le spectacle lui-même comporte plusieurs tableaux, dont un legong, et une place importante est laissée à la danse du keris, arme sacrée qu’on connaît plus volontiers sous le nom de kriss malais, et dont la lame est chargée d’une puissance sacrée censée protéger son détenteur. La symbolique très forte du spectacle de barong est centrée sur la lutte entre le bien et le mal, métaphoriquement habitée par Barong d’un côté, et la sorcière Rangda de l’autre. Dans les spectacles non destinés aux touristes, la danse occasionne la transe des protagonistes.
Le masque de Barong est lui-même chargé d’une puissance spirituelle très forte et on le trouve généralement protégé à l’intérieur de l’enceinte des temples, à un emplacement bien précis, sous un toit de chaume pour le protéger de la pluie. Celui du Pura Taman Kemuda Saraswati est visible lorsqu’on visite le temple.
J’ai assisté à ce spectacle dans la cour d’un petit temple donnant sur un carrefour, un soir où je me suis fait accompagner par un des garçons de l’hôtel sur son scooter. Immanquablement, la vie au-dehors du temple continue. Pendant près d’une heure et demie, les danseurs enchaînent les tableaux à l’entrée du Pura Penataran Kloncing, dans une atmosphère chargée de spiritualité.
J’ai été particulièrement impressionné par la beauté de ces femmes balinaises dont l’expertise dans la danse est flagrante ; il n’y a qu’à voir leur corps convulsés, raides et graciles, leurs mains prendre des postures expressives ne serait-ce qu’en bougeant un seul doigt, leur regard changer d’expression d’une seconde sur l’autre, leurs pieds se tordre dans un ballet millimétré. L’une d’elles occupant le rôle d’un prince était particulièrement belle et troublante.
Retour sur cette soirée magique, en images, sons et vidéo. La vidéo dure 14’55’‘, les enregistrements audio couvrent la totalité du spectacle, soit exactement 81’39’’. Avec le spectacle de legong au Palais d’Ubud, ce sont les deux spectacles que j’ai intégralement enregistrés.
Je l’ai déjà dit plusieurs fois, Ko Phangan est une petite île du Golfe de Thaïlande, isolée du reste du monde bruyant. Petite île donc, mais peu praticable à pied. Il vaut mieux ici se déplacer en taxi ou à scooter. Tous les ans, des conducteurs imprudents perdent la vie sur cette île, d’ailleurs réputée pour cela, parce que les routes y sont étroites, mal entretenues, les conducteurs souvent alcoolisés et la présence policière nulle, parce que beaucoup de personnes ne font pas attention, doublent n’importe comment. Je crois que le pire, c’est de se trouver nez-à-nez avec un occidental qui a, l’espace de quelques instants, oublié qu’on roule à gauche en Thaïlande. Mais ne parlons pas de ce qui pourrait arriver ou de ce qui n’est pas arrivé, mais bien plutôt de l’expérience intéressante que procure le scooter sur cette petite île avec ses montées et descentes vertigineuses, ses routes parfois sans aucun revêtement, les branches de palmiers qui tombent sur la route et les chiens qui vous regardent d’un air débonnaire tandis que vous les klaxonnez pour qu’ils se poussent. C’est certainement le meilleur moyen de prendre le temps de voir l’île comme on le souhaite, de s’arrêter là et quand on veut, sans être dépendant des caprices d’un taxi qui roule souvent trop vite.
Je me suis donc amusé à prendre cette petite vidéo, depuis le centre de l’île jusqu’à l’hôtel, avec une bande originale pour le moins locale puisque chantée par Luk Phrae Urai Phon (cliquez pour voir la vidéo originale, à tous les sens du terme), une vraie star Thaï.
Mettez votre casque, chaussez vos lunettes pour éviter les bestioles et c’est parti pour cinq minutes de course folle sur les route thaïlandaises !!
Accoler / Detterrir, une autre manière de dire atterrir et décoller. Parce que peu importe le sens dans lequel on le dit. C’est vrai après tout, si on regarde d’un peu près l’étymologie des deux mots, voilà ce qu’on peut se dire ; le sens de décoller signifie à la fois, pour un avion, quitter le sol, mais aussi séparer deux choses qui sont collées, jointes, solidaires. Ainsi, on peut très bien imaginer le remplacer par le mot detterrir, qui, comme son cousin atterrir signifie rejoindre la terre, pourrait signifier quitter la terre…
Peu importent les mots. Lors de mon dernier voyage en Turquie en mai 2013, un mois de mai d’une densité incroyable, où j’ai rencontré des personnes avec qui je suis toujours en contact aujourd’hui, je me suis amusé à filmer chacun des décollages et atterrissages de ce voyage.
Je suis parti le 1er mai de Paris pour rejoindre Istanbul. Atterrir à Istanbul Atatürk a quelque chose de magique. La piste est relativement courte et commence presque au bord de la mer. Passer au-dessus de la Mer de Marmara avec une beau soleil qui se réfléchit sur cette mer aux accents antiques est comme un rêve éveillé. On atterrit toujours à Istanbul en étant un peu chahuté, il faut s’y attendre. C’est comme ça. Peu importe les circonstances, j’ai une petite chanson dans la tête lorsque j’arrive, quelque chose comme le chant d’une femme, une lamentation douce et triste.
Le même jour, à quelques heures d’intervalle, j’ai repris un vol interne pour rejoindre Kayseri. Lorsqu’on décolle d’Istanbul et qu’on se dirige vers l’est, l’avion fait une grande boucle autour de la la pointe du sérail et nous donne une vue impressionnante sur la ville antique. Kayseri est un peu la capitale de la Cappadoce, beaucoup plus grande que Nevşehir. L’atterrissage se fait dans une ambiance humide, de gros nuages épais et lourds tournant autour de l’Erciyes dağı (Mont Argée). Des avions militaires, des C‑160 Transall visiblement, les 20 qui sont encore en service dans le monde, sont parqués sur le côté droit de la piste.
Le 6 mai, je repars du même aéroport, Kayseri Erkilet Havalimanı. Le temps est beaucoup plus clément, le soleil se blottit sur les contreforts de la montagne culminant à presque 4000 mètres. En ce mois de mai, alors que la température frise les 25°C, le sommet est encore couronné de neige immaculée. Une nouvelle fois, j’atterris à Istanbul et encore une fois, je suis du côté droit de l’avion ; de là où je suis, je ne vois pas la pointe du sérail, mais la partie ouest de la grande agglomération.
Le 11 mai, l’avion décolle d’Atatürk, dans une lumière de fin de journée. Le vol dure presque quatre heures et donne l’impression de courir après le soleil qui se couche. Lorsque j’atterris à Charles de Gaulle, la nuit vient à peine de tomber sous un ciel de plomb aux couleurs violacées. Les lumières des villes alentours et de cette immense ville qu’est l’aéroport de Roissy, les couleurs criardes des champs de colza, tout ceci annonce le retour à la réalité.
Les vols en avion m’angoissent toujours, je me sens toujours un peu fébrile lorsque le commandant de bord annonce au micro que les hôtesses doivent se préparer au décollage, que les réacteurs vrombissent sur le tarmac. Les rails de glissements des volets s’allongent pour laisser tomber les volets qui vont permettre à l’avion de décoller du sol et finissent par retourner à leur emplacement lorsque nous serons à une altitude suffisante. A l’atterrissage, les mêmes volets ressortent pour offrir une plus grande portance et agrandir la surface de la voilure. Une fois à terre, les spoilers se dressent pour plaquer l’avion au sol et lui permettre de freiner lorsque les inverseurs de poussée prennent le relais pour soulager le système de freinage. J’aime pourtant regarder les ailes bouger au gré des bourrasques, se plier et trembler sous les différences de pression. En quelques mots, j’aime me faire un peu peur, jamais vraiment rassuré de m’envoler, et pourtant toujours content de prendre l’air, parce qu’au bout du vol, c’est une autre réalité qui s’ouvre.
Voici un petit montage vidéo de ces atterrissages et décollages pendant le mois de mai 2013, accompagné de la musique envoûtante de Mercan Dede avec un titre superbe, Nar‑i Can, sur l’album Nar (Doublemoon, 2002).
Haad Chaloklum. Petite station balnéaire tout au nord de Ko Phangan, dernier point sur la route ouest de l’île. Pour continuer à l’est, trois possibilités ; il faut revenir sur Thong Sala par la route, c’est-à-dire tout au sud, ou alors prendre un taxi-boat pour rejoindre les plages plus à l’est. Dernière solution, traverser la barrière montagneuse qui découpe l’île en deux sur sa partie la plus septentrionale, quitte à affronter une forêt inhospitalière et dense que, partout, on vous déconseille fortement de pénétrer. C’est dire si Chaloklum fait figure de bout du monde. Un bout du monde battu par le vent chargé d’eau qui se déverse en trombes sur cette petite anse où les pêcheurs de calamars ont élu domicile pour leur activité.
Sur la côte, on vous prévient gentiment que vous êtes dans une zone soumise aux tsunamis et qu’en cas de problèmes, un système de sirène vous alerte et vous enjoint de rejoindre à toute vitesse les hauteurs. Le décor est planté. On est ici soumis au danger de la mer, de la nature toute puissante dans un décor de rêve, à l’ombre des cocotiers et sur le sable fin, dans une eau qui frise les 30°C.
Chaloklum, c’est deux ou trois rues bordées de commerces tenus dans des cabanes en tôle ondulée, des épiceries qui ne disent pas leur nom, des baraques de pêcheurs, quelques petits restaurants qui ne paient pas de mine et au milieu de tout ce petit monde, un temple, le Wat Chaloklum. Impressionné par les lieux de ce petit endroit sans prétention, je n’ai même pas osé entrer ; certainement parce que j’étais trempé comme une soupe, rincé par une averse qui semblait ne jamais vouloir s’arrêter. C’est aussi la première fois que je suis confronté de plein fouet à cette religion que je connais mal et qui adore, en plus d’un Bouddha omniprésent, des milliers d’êtres spirituels aux qualités pas toutes recommandables.
La mer a cette tristesse des lendemains de jours d’excès, lorsque la pluie revient ; la plage garde les stigmates d’une nuit trop agitée, à la limite de la nausée. Une simple balançoire accrochée à un palmier penché au-dessus du sable semble attendre qu’on joue avec elle, comme une petite fille abandonnée. L’agitation de la houle empêche visiblement les bateaux de sortir, alors que tout semblait si animé lorsque je suis passé ici avant de rejoindre l’hôtel. Pourtant ici, le sol sèche vite après la pluie, mais l’agitation de la mer trahit que la nature est bien plus perverse qu’une simple ondée, qu’elle est bien plus pernicieuse qu’il n’y paraît.
Sur le front de mer, des claies sont suspendues à un mètre du sol sur un terrain où rien ne pousse. Si je ne les avais pas vues la veille, je n’aurais jamais su ce qu’on y faisait ; ce sont en fait des cadres de bois sur lesquels on tend des filets de pêche tout fins et sur lesquels sèchent les calamars fraichement péchés et salés. Une odeur de mort flotte dans l’air. J’imagine parfaitement les pauvres petites bêtes sécher au soleil torride de Thaïlande, leurs sucs gouttant dans le sol meuble au fur et à mesure de leur lente dessiccation pour finir sur les marchés ambulants de Bangkok, fins comme des cartes à jouer translucides, croquants comme des chips de pomme de terre.
Assise sur le rebord en béton, une femme que la soixantaine a cueillie plus rapidement qu’elle ne l’avait imaginé, a laissé ses chaussures derrière elle pour regarder la mer clapoter sous les pontons, à l’ombre d’un jacquier imposant menaçant de laisser tomber ses énormes fruits aux milliers de petits piquants. Elle semble si triste et si sereine à la fois qu’elle attire inévitablement sur elle une ombre de sympathie.
Dans une petite épicerie au bord de la route, j’achète des petits citrons verts qu’on appelle ici manao (มะนาว, Citrus aurantiifolia), des feuilles de combava (มะกรูด, Citrus hystrix) et des cigarettes de tabac roulé qu’on appelle cheroots. On trouve de tout et de rien dans ce petit hangar surchargé d’étagères, de la casserole en fer blanc au paquet de mouchoirs, en passant par des fruits et légumes à l’aspect pas toujours reconnaissable.
Dans l’enceinte du temple, il commence à pleuvoir des trombes, l’averse bat son plein tandis que les montagnes environnantes s’entourent de nuages épais aussi statiques que des bouddhas endormis. Je trouve refuge sous un abri qui est en réalité une salle de massage en plein air. Un vieux bonhomme avec un balai à la main m’invite à me mettre à l’abri dans son antre autour de laquelle sont accrochés par des fils de fer des épiphytes logées dans des petits pots en aluminium, donnant au lieu un air aérien et tropical. Tout autour de l’enceinte du temple sont disposées des niches où reposent les souvenirs des ancêtres accompagnés le plus souvent d’une petite photo encadrée, faisant planer une onde de respectabilité sur les lieux, déjà empreints de la quiétude qui sied aux lieux de croyances. Un moine replet passe tranquillement sous son parapluie pour aller fermer les volets du temple avant de retourner tout aussi tranquillement de là où il est arrivé, passant à côté d’un kiosque où dorment de mauvais garçons moustachus accompagnées de chiens tout aussi mauvais qui semblent faire la révérence à l’homme habillé de safran. Le vieux du salon de massage me parle en me montrant la pluie, semblant me dire que ça ne s’arrête pas. Effectivement, ça ne s’arrête pas et je me décide enfin à retourner à l’épicerie où je trouverai un poncho plastique fabriqué au Vietnam.
Dans un des petits restaurants d’une autre rue, je m’attable pour déjeuner d’un tom kha kaï et d’un pad thaï préparés dans une cuisine de fortune à côté de la chambre du bébé, une chambre aveugle et chaotique. Le fils qui n’a pas cinq ans va acheter des fruits à l’épicerie d’en face, tandis que la petite fille, plus jeune encore, s’extasie devant un karaoké qui passe à la télé. A la fin du repas, le père me propose de me ramener à Haad Salad avec sa voiture pour un prix tout à fait modeste.
Le temps s’étire à Haad Chaloklum tandis que la plage attend sagement les ravages d’un tsunami. Il n’y a rien à faire ici à part regarder le temps passer et la pluie s’écraser en grosses gouttes sur les feuilles d’un beau vert tendre des bananiers. De temps en temps, on entend les noix de coco tomber dans un bruit sourd de toute leur hauteur dans l’herbe grasse où paissent des buffles gras. Même les chiens s’ennuient ferme, l’œil à moitié fermé pendant qu’ils dorment sur le bord de la route, et parfois même au beau milieu des carrefours. Il va falloir que j’apprenne à goûter de ce temps qui ne s’écoule pas d’une manière connue.