Trois œuvres de Jirō Taniguchi

C’est assez étrange de se dire qu’en lisant pas mal de livres et sur­tout arri­vé à 35 ans, on en arrive à lire des man­gas. Il faut dire que ceux-ci, que j’ai décou­vert il y a quelques semaines sont d’un genre tout par­ti­cu­lier, à la fois ins­pi­ré par l’es­prit d’Osa­mu Tezu­ka (手塚 治), la finesse du trait de la Ligne Claire et la sim­pli­ci­té de la ryth­mique des films de Yasu­jirō Ozu (小津 安二郎).
Le des­sin de
Jirō Tani­gu­chi est d’une pure­té qu’on pour­ra trou­ver par­fois trop rigide pour ce type d’œuvre car il est d’une incroyable pré­ci­sion et plu­tôt que de recher­cher l’o­ri­gi­na­li­té de ses per­son­nages, ceux-ci ont sou­vent les mêmes traits et ne montrent guère leurs émo­tions, c’est la quête de réa­lisme d’un Japon tel qu’il existe que l’au­teur cherche à faire pas­ser, sans excès de folk­lore, ni de fan­tai­sie d’ailleurs.
Les livres de Tani­gu­chi sont des his­toires simples de gens simples, cer­tai­ne­ment auto­bio­gra­phiques, qui n’hé­sitent pas à flir­ter avec l’es­prit du réa­lisme fan­tas­tique d’un Dino Buz­za­ti inquié­té par la mort et la nos­tal­gie de l’adolescence.

Quar­tier lointain

Œuvre en deux tomes, Quar­tier loin­tain raconte l’his­toire d’un homme allant sur ses cin­quante ans. Sala­ry-man terne et fati­gué, déçu par la vie et la sienne tout par­ti­cu­liè­re­ment, il n’en attend plus rien et n’a plus rien à appor­ter à sa femme qu’il délaisse et ses enfants qui ne voient pas vrai­ment en lui un père pré­sent. Un matin, tan­dis qu’il part en dépla­ce­ment pro­fes­sion­nel, il se rend compte qu’il n’est pas dans le bon train. La gare où il des­cen­dra n’est autre que celle de la ville où il a gran­di et puis­qu’il est là, il se dit qu’il va se rendre sur la tombe de sa mère. Un moment de fai­blesse, de fatigue, il s’en­dort et se réveille au même endroit, mais dans le pas­sé, et dans la peau de celui qu’il était à 14 ans, exac­te­ment à l’é­poque à laquelle son père les a aban­don­né, lui et sa mère. Il se demande s’il n’est pas reve­nu dans le pas­sé pour faire en sorte que cela n’ar­rive fina­le­ment pas, ou tout au moins ten­ter de com­prendre ce qu’il s’est pas­sé. Les scènes où le nar­ra­teur se retrouve dans sa famille dis­lo­quée des années en arrière sont ter­ri­ble­ment poignantes.

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Le jour­nal de mon père

Un homme apprend la mort de son père qu’il n’a pas vu depuis 15 ans et se rend dans son vil­lage natal. Il ren­contre là toute la famille de son père avec qui il n’a plus eu de contact depuis bien long­temps non plus, notam­ment son oncle qu  l’a aidé à tra­ver­ser une période dif­fi­cile de sa vie, le divorce de ses parents. En l’oc­cur­rence, sa mère est par­tie, l’a­ban­don­nant avec son père et c’est toute la vie de celui-ci qui refait sur­face, un homme simple mais bon qui n’a jamais vrai­ment su dire les choses et que son fils redé­couvre avec regrets. Une œuvre triste, émou­vante sans être lar­moyante, d’une par­faite inten­si­té, réglée au mil­li­mètre près.

le journal de mon père taniguchi

L’homme qui marche

Ce livre est une pure mer­veille qui se passe qua­si­ment de dia­logues. L’homme qui marche est sim­ple­ment le récit d’un homme qui redé­couvre joyeu­se­ment le bon­heur de mar­cher dans la ville, d’ai­der des enfants à décro­cher leur avion en papier d’un arbre, de patau­ger dans les flaques d’eau, de se joindre à la marche tran­quille d’un vieil homme qui fait sa pro­me­nade quo­ti­dienne sans par­ler, de s’al­lon­ger sous un ceri­sier en fleur ou sim­ple­ment de s’ex­ta­sier sur les lumières de la nuit. Une pro­me­nade en ville, un livre sur le bon­heur d’être en vie.

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Ces trois livres sont dis­po­nibles aux édi­tions Casterman.

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Larmes du Caucase

Ryui­chi­ro Utsu­mi est un pres­qu’in­con­nu — il l’est en tout cas pour moi  — et il s’en est fal­lu de peu que je passe à côté. Si je l’ai trou­vé, c’est que son nom était acco­lé à celui d’un des­si­na­teur dont je me suis enti­ché, Jirō Tani­gu­chi. Lui au des­sin, Utsu­mi au scé­na­rio, c’est un mélange exquis, même si la force tra­gique de Tani­gu­chi s’en trouve ren­for­cée par des his­toires d’une sublime clarté.
Les bandes-des­si­nées, et a for­tio­ri les man­ga, sont un genre par­ti­cu­lier qui, si l’on y regarde de près, per­met de trai­ter des sujets graves, ou plus sim­ple­ment des his­toires où inter­cèdent des tra­gé­dies per­son­nelles fon­dues dans le non-dit. Même si on n’est plus dans le roman ou la nou­velle et que les visages et les corps ne sont pas dans le champ de l’i­ma­gi­na­tion, on est comme hap­pés par ce des­sin réa­liste et cette finesse dans les temps, les courts et les longs comme des notes de musiques par­fai­te­ment maî­tri­sées. On est loin de Dra­gon­ball Z, et sous les traits de plumes fins de Tani­gu­chi, L’Orme du Cau­case prend une dimen­sion ter­ri­fiante tel­le­ment ces his­toires prennent vie sous nos yeux avec une inten­si­té qui, per­son­nel­le­ment, n’est pas loin de me faire fré­mir autant que dans le roman.

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Dans cette œuvre intime, inti­miste, ce qui est explo­ré, ce sont ces étapes de la vie dans les­quelles on se trouve confron­té à des écueils, des évé­ne­ments insur­mon­tables, comme la perte d’un être cher et la sou­daine réa­li­té de l’ab­sence venant tout sub­mer­ger, ou la répé­ti­tion des trau­ma­tismes de l’enfance.
Ce qui frappe une fois que l’on a fer­mé l’al­bum, c’est cette sagesse qui résonne comme un chant inter­mi­nable, mais qui n’hé­site pas à explo­rer les tabous d’une socié­té aus­si rigide que celle du Japon.

Jirō Tani­gu­chi & Ryui­chi­ro Utsumi
L’orme du Cau­case (Keya­ki no ki), édi­tions Castermann

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Shige-chan, Non­Non­Bâ et les yôkai

Non­Non­Bâ est un man­ga qui puise ses racines dans une socié­té japo­naise qu’on connaît mal puisque l’ac­tion de cette œuvre mas­sive (400 pages) se déroule au cœur des années 30. L’au­teur de cette his­toire pro­vin­ciale dont l’ac­tion se situe à Tot­to­ri dans le sud du Japon, Shi­ge­ru Mizu­ki, est né en 1922 et le petit gar­çon qui en est le per­son­nage prin­ci­pal, Shige-chan (par­fois même Gégé) ne font qu’une seule et même personne.
Non­Non­Bâ (Mémé) une grand-mère très pauvre ven­dant quelques menus ser­vices de mai­son contre un peu d’argent, le gîte et le cou­vert et dont la fonc­tion pre­mière est de prier. Son acti­vi­té, c’est la prière ; les gens la rétri­buent pour qu’elle adresse des prières aux esprits ; ain­si, elle connaît par­ti­cu­liè­re­ment bien l’é­ven­tail des monstres et autres esprits (Yôkai(1)妖怪) innom­brables que peut comp­ter l’i­ma­gi­naire shintô.
Ce livre, plu­tôt que de racon­ter une his­toire avec un début et une fin, raconte plu­tôt deux épi­sodes de l’en­fance de l’au­teur autour de la ren­contre, de la sépa­ra­tion, de l’é­moi amou­reux et de l’a­mi­tié, mais aus­si du deuil. Côtoyer les esprits par le tru­che­ment de Non­Non­Bâ per­met de rendre la réa­li­té un peu moins dif­fi­cile, au milieu de ces esprits far­ceurs et facé­tieux, de cet uni­vers des choses qui existent, même si on ne les voit pas.

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On sent dans cette œuvre le souffle de la tra­di­tion orale, mais éga­le­ment des conven­tions sociales par­fois lourdes et héri­tées de périodes sombres qui ont plon­gé l’Ar­chi­pel dans l’obs­cu­ran­tisme depuis le Moyen-Âge, car c’est de là que viennent les yôkai, de ces temps recu­lés. On y entr’a­per­çoit éga­le­ment des sujets graves, comme les ven­deurs d’enfants.
Les per­son­nages, eux, sont plus qu’at­ta­chants. Shige-chan est un petit bon­homme sym­pa­thique qui se bat avec ses copains contre une bande rivale, et qui ne parle pas aux filles, parce que ça rend faible. Tou­te­fois, ses ami­tiés seront fémi­nines. L’é­cole, c’est pas vrai­ment son truc, et il pré­fère pas­ser son temps à des­si­ner, racon­ter des his­toires et peindre. Pour cela, il demande à Non­Non­Bâ de l’ai­der à voir cer­tains esprits pour pou­voir les des­si­ner. Il est entou­ré d’un père abso­lu­ment avant-gar­diste, irres­pon­sable et dépha­sé, qui n’hé­site pas à dire à son fils qui fait mine de vou­loir se tuer après une décep­tion amou­reuse Moi je suis pour lais­ser mes enfants faire ce qu’ils veulent… et à sa femme tu devrais plu­tôt le lais­ser faire… Et d’une mère qui semble com­bler le manque total de dis­cer­ne­ment de son époux. Tou­te­fois, elle n’au­ra de cesse de sou­te­nir le sou­hait de son fils de dessiner.
Une œuvre drôle et sen­sible, qui ne fait pas l’é­co­no­mie des rudesses de la vie et n’hé­site à tirer un trait sur une socié­té qui der­rière ses lour­deurs fait la part belle à l’imaginaire.

Notes:
1) désigne un « être vivant, forme d’exis­tence ou phé­no­mène aux­quels on peut appli­quer les qua­li­fi­ca­tifs extra­or­di­naire, mys­té­rieux, bizarre, étrange et sinistre ». Source Wiki­pe­dia.

Non­Non­Bâ sur du9.org
Tot­to­ri sur Google Maps

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