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Suvar­nabhu­mi (Les oubliés du pays doré #1)

Suvar­nabhu­mi (Les oubliés du pays doré #1)

Suvar­nabhu­mi

Les oubliés du pays doré #1

Suvar­nabhu­mi dans l’oubli

I

L’aé­ro­port de Bang­kok porte ce nom : Suvar­nabhu­mi. Quinze mil­lions de pas­sa­gers par an pro­noncent ce mot sans le com­prendre. Ils tra­versent le hall cli­ma­ti­sé, traînent leurs valises à rou­lettes sur le marbre gris, achètent du whis­ky détaxé. Per­sonne ne sait qu’ils foulent la Terre de l’Or.

Suvarṇabhū­mi en sans­krit. Suvar­na : l’or. Bhu­mi : la terre.

Le 28 sep­tembre 2006, le roi Bhu­mi­bol a inau­gu­ré ce ter­mi­nal. Il avait quatre-vingts ans. Il por­tait une veste claire et par­lait peu. Der­rière lui, les pan­neaux de verre réflé­chis­saient les nuages de la mous­son. On avait choi­si ce nom pour rap­pe­ler une géo­gra­phie ancienne, celle des textes boud­dhistes et des chro­niques chinoises.

Mais où se trouve exac­te­ment Suvarnabhumi ?

II

Dans les textes palis du canon boud­dhiste, Suvan­nabhu­mi appa­raît comme une des­ti­na­tion. Les mar­chands y vont. Les mis­sion­naires aus­si. C’est une terre riche, au-delà des mers, quelque part vers l’est ou vers le sud.

Au troi­sième siècle avant notre ère, l’empereur Asho­ka envoie deux moines, Sona et Utta­ra, pour y prê­cher le dhar­ma. Ils embarquent depuis le port de Tam­ra­lip­ti, dans le golfe du Ben­gale. Les textes ne disent pas com­bien de temps dure la traversée.

Les chro­niques bir­manes pré­tendent que Suvan­nabhu­mi désigne la Bir­ma­nie. Les Thaï­lan­dais affirment qu’il s’a­git de la Thaï­lande. Les Cam­bod­giens, les Malai­siens, les Indo­né­siens reven­diquent aus­si ce nom. Cha­cun veut être la Terre de l’Or.

Cette guerre de légi­ti­mi­té dure depuis des siècles. En 1863, lors du pre­mier congrès des orien­ta­listes à Paris, un débat violent oppose les savants bri­tan­niques et fran­çais sur la loca­li­sa­tion de Suvar­nabhu­mi. Les Bri­tan­niques, qui contrôlent la Bir­ma­nie, défendent la thèse bir­mane. Les Fran­çais, pré­sents en Indo­chine, penchent pour le Cam­bodge ou le sud du Vietnam.

Per­sonne ne trouve d’ac­cord. Le congrès se ter­mine dans la confusion.

III

Je suis arri­vé à Bang­kok en juillet. La cha­leur était consi­dé­rable. Dans ma chambre d’hô­tel de Sukhum­vit, le cli­ma­ti­seur pro­dui­sait un bruit de fri­go amé­ri­cain. J’a­vais empor­té une édi­tion anno­tée du Milin­da­pan­ha, les Ques­tions du roi Milin­da, dia­logue entre un roi grec de Bac­triane et un moine boud­dhiste, vers 150 avant J.-C.

Le roi Milin­da demande : « Où se trouve Suvannabhumi ? »

Le moine Naga­se­na répond : « Là où pousse le san­tal doré, là où les rivières char­rient des paillettes. »

En réa­li­té, ça n’a rien d’une réponse géo­gra­phique. C’est une énigme. Et je ne sais pas pour­quoi, mais en me lan­çant dans cette quête, je me suis vite dit que j’allais glis­ser sur la réa­li­té, en ne ren­con­trant que des mys­tères de ce genre.

Par la fenêtre, je voyais le Sky­train glis­ser sur ses rails aériens. Des pan­neaux publi­ci­taires géants van­taient des smart­phones, des cos­mé­tiques coréens, des appar­te­ments de luxe. Bang­kok s’é­ti­rait jus­qu’à l’ho­ri­zon, grise et verte sous le ciel blanc de juillet.

IV

Dans la biblio­thèque de l’u­ni­ver­si­té Chu­la­long­korn, j’ai consul­té les tra­duc­tions des annales chi­noises de la dynas­tie Han. Un texte du pre­mier siècle men­tionne un royaume nom­mé Jin­lin, le Bord de l’Or. Il se situe quelque part dans la pénin­sule malaise.

Les géo­graphes grecs, eux, parlent de la Cher­so­nèse d’Or. Pto­lé­mée la place sur ses cartes. C’est une pénin­sule qui s’é­tire vers le sud, bor­dée d’îles, fer­tile en épices et en métaux précieux.

Toutes ces géo­gra­phies se super­posent sans coïn­ci­der. La recherche de Suvar­nabhu­mi com­mence à res­sem­bler à un palimpseste.

La biblio­thèque était presque vide. Un étu­diant dor­mait sur une table, la tête posée sur un manuel d’in­gé­nie­rie. Une biblio­thé­caire ran­geait des ouvrages en silence. Par les hautes fenêtres entraient des rec­tangles de lumière poussiéreuse.

J’ai pho­to­co­pié plu­sieurs pages. Les carac­tères chi­nois anciens res­sem­blaient à des idéo­grammes mys­té­rieux. Je ne com­pre­nais que les notes en anglais du tra­duc­teur, un sino­logue belge mort en 1987. Un monde pous­sié­reux et érudit…

V

À l’é­poque d’A­sho­ka, les marins indiens navi­guaient vers l’est en sui­vant la mous­son. Ils par­taient en novembre, pous­sés par les vents du nord-est, et reve­naient en juin avec les vents du sud-ouest. Le voyage durait des mois.

Ils trans­por­taient des tis­sus, du fer, des perles de verre. Ils rame­naient de l’or, de l’é­tain, des résines aro­ma­tiques, des plumes de paon.

Dans les ports de la côte est de l’Inde, on racon­tait des his­toires sur ces terres loin­taines. Des villes pros­pères. Des rois puis­sants. Des mines d’or inépuisables.

Suvar­nabhu­mi était peut-être moins un lieu que la pro­messe de richesses inestimables.

Les bateaux uti­li­sés étaient des boutres à voile, construits sans clous, les planches cou­sues avec des fibres de coco. Ils trans­por­taient cin­quante à cent per­sonnes. Les tem­pêtes en englou­tis­saient la moi­tié. Les pirates l’autre moitié.

Ceux qui reve­naient racon­taient des mer­veilles, mais aus­si des moments d’horreur.

VI

Le phi­lo­logue fran­çais Georges Coe­dès a pas­sé sa vie à étu­dier les ins­crip­tions de l’A­sie du Sud-Est. Il a déchif­fré des stèles khmères, des tablettes bir­manes, des chro­niques java­naises. Dans son bureau de l’É­cole fran­çaise d’Ex­trême-Orient à Hanoi, puis à Paris, il a recons­ti­tué l’his­toire de cette région que les Indiens appe­laient Suvarnabhumi.

Il pen­sait que ce nom dési­gnait l’en­semble de la pénin­sule indo­chi­noise et de l’ar­chi­pel malais. Une vaste zone d’in­fluence indienne, india­ni­sée par le com­merce et le boud­dhisme, mais jamais colonisée.

Coe­dès est mort en 1969. Il n’a jamais vu l’aé­ro­port de Bangkok.

J’ai lu ses mémoires un soir dans un res­tau­rant de Silom. Autour de moi, des tou­ristes euro­péens com­man­daient du pad thaï en consul­tant leurs télé­phones. Coe­dès racon­tait ses années à Hanoi, dans les années 1920, quand il par­cou­rait le Cam­bodge à dos d’é­lé­phant pour rele­ver des ins­crip­tions sur des temples per­dus dans la jungle.

Il écri­vait : « Chaque stèle est un frag­ment d’un puzzle dont nous ne ver­rons jamais l’i­mage complète. »

VII

Dans le dis­trict de Nakhon Pathom, à cin­quante kilo­mètres à l’ouest de Bang­kok, on a décou­vert des ves­tiges d’une ancienne cité. Des perles de verre, des sceaux, des frag­ments de pote­rie indienne. Les archéo­logues datent ces objets du troi­sième siècle avant notre ère.

C’é­tait peut-être un comp­toir com­mer­cial. Les mar­chands indiens s’y arrê­taient avant de conti­nuer vers le sud, vers la Malai­sie actuelle, où se trou­vaient les mines d’étain.

Cer­tains pensent que c’é­tait Suvar­nabhu­mi. D’autres en doutent.

Les fouilles ont été diri­gées dans les années 1960 par un archéo­logue thaï for­mé à Oxford, Sri­sa­kra Val­lib­ho­ta­ma. Il a pas­sé dix ans à creu­ser métho­di­que­ment le site. Il a trou­vé des fon­da­tions de bâti­ments, des canaux d’ir­ri­ga­tion, des fours à poterie.

Mais aucune ins­crip­tion. Aucun texte. Rien qui puisse confir­mer le nom ancien de ce lieu.

Val­lib­ho­ta­ma est mort en 2002, convain­cu qu’il avait décou­vert Suvar­nabhu­mi. Ses col­lègues res­tent sceptiques.

VIII

Le mot suvar­na vient du sans­krit su (bon) et var­na (cou­leur). L’or est la bonne cou­leur, la cou­leur par­faite. Dans les textes védiques, l’or sym­bo­lise la lumière, l’im­mor­ta­li­té, la vérité.

Quand les Indiens par­laient de Suvar­nabhu­mi, ils ne pen­saient peut-être pas seule­ment à des gise­ments auri­fères. Ils pen­saient à une terre de pros­pé­ri­té, de sagesse, d’ac­com­plis­se­ment spirituel.

Une terre où le dhar­ma pou­vait s’épanouir.

Dans les Jata­kas, les contes des vies anté­rieures du Boud­dha, Suvar­nabhu­mi appa­raît plu­sieurs fois. Dans l’une de ces his­toires, le Bod­hi­satt­va naît comme fils de mar­chand. Il orga­nise une expé­di­tion mari­time vers Suvar­nabhu­mi pour y cher­cher des richesses. Mais une fois arri­vé, il découvre que la vraie richesse n’est pas l’or, mais l’en­sei­gne­ment du dharma.

C’est une para­bole, bien sûr. Mais elle révèle quelque chose : Suvar­nabhu­mi était autant une méta­phore qu’une destination.

IX

J’ai pris le train pour Nakhon Pathom. Dans le wagon de troi­sième classe, un ven­ti­la­teur bras­sait l’air chaud. À côté de moi, un moine en robe safran lisait un maga­zine de football.

À la gare, j’ai pris un tuk-tuk jus­qu’au Phra Pathom Che­di, le grand stu­pa doré qui domine la ville. C’est le plus haut stu­pa du monde : cent vingt mètres. Construit au dix-neu­vième siècle sur les ruines d’un sanc­tuaire ancien.

Autour du stu­pa, des fidèles dépo­saient des fleurs de lotus. Une femme âgée fai­sait brû­ler de l’en­cens. L’o­deur sucrée se mêlait à celle de la pluie qui com­men­çait à tomber.

J’ai fait le tour du monu­ment dans le sens des aiguilles d’une montre, comme le veut la tra­di­tion. Des bas-reliefs racon­taient la vie du Boud­dha. Des mar­chands de fleurs ven­daient des guir­landes de jas­min. Un groupe d’é­co­liers en uni­forme écou­tait leur pro­fes­seur expli­quer l’his­toire du lieu.

Le pro­fes­seur disait : « C’est ici que les pre­miers mis­sion­naires boud­dhistes sont arri­vés. C’est ici que com­mence l’his­toire de notre pays. »

Peut-être. Peut-être pas.

X

Les chro­niques bir­manes racontent l’his­toire de deux frères mar­chands, Tapus­sa et Bhal­li­ka, qui ren­con­trèrent le Boud­dha sous l’arbre de la Bod­hi, peu après son éveil. Le Boud­dha leur offrit huit che­veux de sa tête. Les deux frères retour­nèrent dans leur pays natal, Suvan­nabhu­mi, et construi­sirent un stu­pa pour y enchâs­ser ces reliques.

Ce stu­pa serait la pagode Shwe­da­gon à Rangoon.

Mais une autre légende dit que les deux frères étaient ori­gi­naires de Nakhon Pathom, et que le Phra Pathom Che­di conserve ces reliques.

Les mythes migrent comme les mots.

J’ai visi­té la pagode Shwe­da­gon en 2003, avant la der­nière période sombre de la junte bir­mane. C’é­tait un matin de février. La pagode brillait sous le soleil, recou­verte de plu­sieurs tonnes de feuilles d’or. Des mil­liers de fidèles tour­naient autour de la base, pieds nus sur les dalles chaudes.

Un vieux guide m’a­vait racon­té la légende de Tapus­sa et Bhal­li­ka. Il par­lait un anglais approxi­ma­tif mais chan­tant. Il disait : « Les deux frères viennent d’i­ci. Ran­goon, c’est Suvannabhumi. »

À Bang­kok, on m’a­vait dit exac­te­ment la même chose.

On aurait pu croire que ça reve­nait au même que l’éternel com­bat entre Nor­mands et Bre­tons pour savoir où se situait le Mont Saint-Michel.

XI

Dans les années 1920, le lin­guiste fin­lan­dais Yrjö Hirn a étu­dié la dif­fu­sion du boud­dhisme en Asie du Sud-Est. Il a com­pa­ré les ver­sions palie, bir­mane, thaïe et cin­gha­laise des textes canoniques.

Il a remar­qué que le nom Suvan­nabhu­mi appa­raît dans tous ces textes, mais avec des signi­fi­ca­tions légè­re­ment dif­fé­rentes. Pour cer­tains, c’est un royaume pré­cis. Pour d’autres, c’est une région. Pour d’autres encore, c’est un concept : la fron­tière orien­tale du monde bouddhiste.

Hirn en a conclu que Suvan­nabhu­mi était une construc­tion lit­té­raire autant que géographique.

Son étude, publiée en 1927 à Hel­sin­ki, n’a jamais été tra­duite en fran­çais. Je l’ai lue dans une édi­tion en anglais, anno­tée au crayon par un pré­cé­dent lec­teur. Dans la marge de la page 47, quel­qu’un avait écrit : « Ou peut-être sim­ple­ment l’Indonésie ? »

L’In­do­né­sie. Encore une hypo­thèse. On n’est plus à une hypo­thèse près.

Plus je cherche, plus j’ai l’impression que la véri­té s’éloigne.

XII

Les Por­tu­gais sont arri­vés en Asie du Sud-Est au sei­zième siècle. Ils cher­chaient des épices et de l’or. Ils ont fon­dé des comp­toirs à Malac­ca, à Goa, à Macao.

Dans leurs chro­niques, ils men­tionnent par­fois un royaume légen­daire qu’ils appellent Ter­ra do Ouro. Terre de l’Or. Ils ne savent pas exac­te­ment où elle se trouve, mais ils en ont enten­du par­ler par les mar­chands arabes et persans.

C’est le même mythe, tra­duit en portugais.

Tomé Pires, apo­thi­caire et chro­ni­queur por­tu­gais, écrit en 1515 : « Au-delà de Malac­ca, vers l’est, se trouve une terre où l’or pousse dans les arbres. Les indi­gènes l’ap­pellent Suvar­nabhu­mi. Mais nous n’a­vons jamais trou­vé cette terre. »

Les Por­tu­gais ont cher­ché pen­dant cent ans. Ils ont explo­ré Suma­tra, Java, Bor­néo, les Phi­lip­pines. Ils ont trou­vé de l’or, certes. Des mines, des rivières auri­fères, des royaumes riches. Mais jamais assez. Jamais la légen­daire Terre de l’Or.

Fina­le­ment, ils ont ces­sé de chercher.

XIII

Au Musée natio­nal de Bang­kok, on peut voir une carte gra­vée sur une plaque de cuivre, datée du dix-hui­tième siècle. Elle repré­sente le royaume de Siam et ses voi­sins. Au sud, vers la Malai­sie, une ins­crip­tion en carac­tères thaïs indique : « Suvar­nabhu­mi, l’an­cienne terre. »

Le car­to­graphe savait que ce nom dési­gnait un pas­sé révo­lu. Une géo­gra­phie mythique.

J’ai pas­sé une après-midi dans ce musée. Les salles étaient fraîches, presque vides. Un gar­dien som­no­lait sur une chaise. Dans une vitrine, des sta­tuettes de bronze repré­sen­tant des divi­ni­tés hin­doues côtoyaient des boud­dhas en grès.

La carte était expo­sée dans une salle consa­crée aux rela­tions entre Siam et l’Inde. À côté, on pou­vait voir des tis­sus indiens du dix-sep­tième siècle, des pièces de mon­naie mogholes, des manus­crits en sanskrit.

L’é­ti­quette de la carte disait : « Cette repré­sen­ta­tion montre com­ment les car­to­graphes sia­mois conce­vaient leur pays comme l’hé­ri­tier de Suvarnabhumi. »

Héri­tier. Pas Suvar­nabhu­mi elle-même. Juste son héritier.

XIV

Pen­dant la Seconde Guerre mon­diale, les Japo­nais ont occu­pé la Thaï­lande. Ils ont construit des aéro­dromes, des routes, des ponts. Après la guerre, ces infra­struc­tures sont restées.

Dans les années 1960, le gou­ver­ne­ment thaï­lan­dais a déci­dé de moder­ni­ser le pays. On a construit des bar­rages, des usines, des hôtels pour tou­ristes. Bang­kok s’est trans­for­mée en métropole.

L’an­cien aéro­port, Don Mueang, était deve­nu trop petit. On a pla­ni­fié un nou­vel aéro­port dans les marais à l’est de la ville.

Il fal­lait lui don­ner un nom.

Les archi­tectes vou­laient un nom moderne : « Bang­kok Inter­na­tio­nal » ou « Thai­land Gate­way ». Les mili­taires sug­gé­raient le nom d’un roi. Les moines consul­tés pro­po­saient un nom bouddhiste.

Fina­le­ment, c’est le roi Bhu­mi­bol, Rama IX, qui a tran­ché. Suvar­nabhu­mi. L’an­cienne Terre de l’Or.

XV

Le roi Bhu­mi­bol était un monarque éru­dit. Il jouait du saxo­phone, com­po­sait des chan­sons de jazz, s’in­té­res­sait à la pho­to­gra­phie et à l’hy­drau­lique. Il avait étu­dié les textes anciens et par­lait fran­çais presque couramment.

C’est lui qui a pro­po­sé le nom Suvarnabhumi.

Il vou­lait relier le pré­sent au pas­sé. Faire de cet aéro­port moderne, avec ses pistes de trois mille mètres et ses ter­mi­naux de verre, le pro­lon­ge­ment d’une his­toire millénaire.

Dans son dis­cours d’i­nau­gu­ra­tion, il a dit : « Nous construi­sons l’a­ve­nir en nous sou­ve­nant du passé. »

Les jour­naux thaï­lan­dais ont célé­bré ce choix. Les intel­lec­tuels ont écrit des articles élo­gieux. Quelques voix dis­si­dentes ont fait remar­quer que per­sonne ne savait vrai­ment où se trou­vait Suvar­nabhu­mi, ni même si elle avait existé.

Ces voix ont été igno­rées et l’aéroport porte ce nom que les tou­ristes assi­milent à Bangkok.

XVI

J’ai ren­con­tré le pro­fes­seur Sunait Chu­tin­ta­ra­nond, his­to­rien à l’u­ni­ver­si­té Tham­ma­sat. Dans son bureau encom­bré de livres, il m’a expli­qué que Suvar­nabhu­mi n’a jamais été un lieu unique.

« C’é­tait un réseau, m’a-t-il dit. Des ports, des royaumes, des routes com­mer­ciales. Une zone d’é­changes cultu­rels entre l’Inde et l’A­sie du Sud-Est. Le nom dési­gnait cet espace fluide, cette civi­li­sa­tion mar­chande et boud­dhiste qui s’é­ten­dait sur des mil­liers de kilomètres. »

Il a ajou­té : « Les Euro­péens cher­chaient des fron­tières pré­cises. Mais les Asia­tiques pen­saient en termes de centres et de péri­phé­ries. Suvar­nabhu­mi était un centre mobile. »

Nous avons bu du thé gla­cé en par­lant des anciennes routes mari­times. Le pro­fes­seur Sunait me mon­trait des cartes, des repro­duc­tions d’ins­crip­tions, des sché­mas de la cir­cu­la­tion des mar­chan­dises au pre­mier millénaire.

« Regar­dez, disait-il en poin­tant du doigt. De l’Inde vers Suma­tra. De Suma­tra vers Java. De Java vers le Cam­bodge. Et retour. Suvar­nabhu­mi, c’é­tait tout ça. Un monde connecté. »

En mon for inté­rieur, je me disais « de la même manière que l’aéroport est un hub vers l’Asie du sud-est. »

XVII

Dans les années 1990, pen­dant les tra­vaux de construc­tion de l’aé­ro­port, les archéo­logues ont décou­vert des traces d’oc­cu­pa­tion humaine très anciennes. Des tes­sons de pote­rie, des outils de pierre, des osse­ments d’animaux.

Le site avait été habi­té depuis le néo­li­thique. Les hommes vivaient ici depuis six mille ans.

Ils ne savaient pas qu’ils habi­taient la Terre de l’Or.

Les tra­vaux ont été retar­dés de six mois pour per­mettre les fouilles. Les ingé­nieurs pes­taient. Les poli­ti­ciens s’im­pa­tien­taient. Les archéo­logues conti­nuaient à creuser.

Ils ont trou­vé les restes d’un vil­lage de l’âge du bronze. Des sépul­tures. Des bra­ce­lets de bronze. Des haches polies. Mais rien qui prouve que ce lieu s’ap­pe­lait Suvarnabhumi.

Les fouilles ont fina­le­ment ces­sé. Les bull­do­zers sont reve­nus. Les pistes ont été bétonnées.

XVIII

Aujourd’­hui, l’aé­ro­port de Suvar­nabhu­mi est l’un des plus fré­quen­tés d’A­sie. Les avions décollent toutes les deux minutes. Dans le hall des arri­vées, des chauf­feurs de taxi attendent avec des pan­cartes. Des familles se retrouvent. Des hommes d’af­faires consultent leurs téléphones.

Le mot Suvar­nabhu­mi s’af­fiche par­tout : sur les enseignes, les uni­formes du per­son­nel, les écrans d’in­for­ma­tion. Mais per­sonne ne le pro­nonce correctement.

La plu­part des voya­geurs l’ap­pellent sim­ple­ment « Bang­kok Airport ».

J’ai inter­ro­gé quelques pas­sa­gers dans le hall des départs. Une Amé­ri­caine en route pour Bali. Un Japo­nais qui ren­trait à Tokyo. Un couple d’Al­le­mands qui par­taient en vacances à Phuket.

« Savez-vous ce que signi­fie Suvarnabhumi ? »

Ils ne savaient pas. Ils s’en fichaient un peu. Ils vou­laient juste attra­per leur vol.

L’A­mé­ri­caine a dit : « C’est un joli nom. Ça sonne exotique. »

XIX

Patrick Leigh Fer­mor, le voya­geur bri­tan­nique, écri­vait que les noms de lieux sont des sédi­ments d’his­toire. Chaque syl­labe conserve la trace d’une civi­li­sa­tion disparue.

Suvar­nabhu­mi contient le sans­krit, le pali, les rêves des mar­chands indiens, les cartes des géo­graphes grecs, les chro­niques des moines bir­mans, les ambi­tions des rois thaïs.

C’est un mot-palimp­seste. Un mot-navigation.

J’ai pen­sé à Leigh Fer­mor en par­cou­rant les cou­loirs de l’aé­ro­port. Lui qui avait tra­ver­sé l’Eu­rope à pied dans les années 1930, de Rot­ter­dam à Constan­ti­nople, dor­mant chez les pay­sans et les nobles, notant tout dans ses carnets.

Il aurait aimé cette his­toire de Suvar­nabhu­mi. Cette géo­gra­phie impos­sible. Cette terre qui existe et n’existe pas.

XX

Dans un café de l’aé­ro­port, j’ai relu mes notes. Des pho­to­co­pies, des réfé­rences biblio­gra­phiques, des frag­ments de conver­sa­tions. J’es­sayais de recons­ti­tuer le puzzle.

Suvar­nabhu­mi appa­raît pour la pre­mière fois dans les textes boud­dhistes palis, vers le troi­sième siècle avant notre ère. Les chro­niques chi­noises la men­tionnent au pre­mier siècle. Les géo­graphes grecs parlent de la Cher­so­nèse d’Or vers la même époque.

Puis le nom dis­pa­raît. Pen­dant mille ans, plus per­sonne ne parle de Suvarnabhumi.

Il réap­pa­raît au trei­zième siècle dans les chro­niques bir­manes. Puis au dix-hui­tième siècle dans les cartes sia­moises. Puis au ving­tième siècle dans les débats des orientalistes.

Et enfin, en 2006, sur les murs d’un aéro­port ultramoderne.

Le mot a sur­vé­cu aux civi­li­sa­tions qui l’ont créé.

XXI

J’ai essayé d’i­ma­gi­ner les moines Sona et Utta­ra, envoyés par Asho­ka au troi­sième siècle avant notre ère. Ils embarquent à Tam­ra­lip­ti avec quelques rou­leaux de manus­crits, des vête­ments de rechange, des bols pour mendier.

Ils ne savent pas com­bien de temps dure­ra le voyage. Ils ne savent pas à quoi res­semble Suvar­nabhu­mi. Ils ont juste enten­du dire que c’est une terre pros­père où le dhar­ma n’a pas encore été prêché.

Pen­dant la tra­ver­sée, ils récitent des sutras. Ils méditent. Ils regardent l’horizon.

Après des semaines en mer, ils aper­çoivent une côte. Des forêts. Des mon­tagnes. Des vil­lages de pêcheurs.

Est-ce Suvar­nabhu­mi ?

Peut-être. Ils décident que oui. Ils débarquent. Ils com­mencent à prêcher.

XXII

Le phi­lo­logue bri­tan­nique William Jones, fon­da­teur de la Socié­té asia­tique de Cal­cut­ta au dix-hui­tième siècle, a été le pre­mier Euro­péen à étu­dier sérieu­se­ment le sans­krit. Il a décou­vert les liens entre le sans­krit, le grec, le latin, les langues ger­ma­niques et celtiques.

Il a aus­si étu­dié les textes boud­dhistes. Dans une lettre à un col­lègue datée de 1789, il écrit : « J’ai trou­vé men­tion d’un pays nom­mé Suvar­nabhu­mi. D’a­près mes cal­culs, il devrait se situer sur la côte ouest de la Bir­ma­nie, près de l’ac­tuel Ran­goon. Mais je ne peux en être certain. »

Jones est mort en 1794, à l’âge de qua­rante-sept ans, sans avoir réso­lu cette énigme.

Deux siècles plus tard, nous ne sommes guère plus avancés.

XXIII

Dans le temple Wat Pho à Bang­kok, il existe une fresque du dix-neu­vième siècle repré­sen­tant une carte cos­mo­lo­gique boud­dhiste. Au centre, le mont Meru, axe du monde. Autour, les quatre conti­nents. Au sud-est, une terre dorée : Suvannabhumi.

Ce n’est pas une carte géo­gra­phique. C’est une carte spirituelle.

J’ai pas­sé une heure à étu­dier cette fresque. Un moine âgé m’a expli­qué que dans la cos­mo­lo­gie boud­dhiste, les lieux ne sont pas défi­nis par leurs coor­don­nées mais par leur fonc­tion spirituelle.

« Suvar­nabhu­mi, m’a-t-il dit, c’est l’en­droit où le dhar­ma peut fleu­rir. Où les gens sont récep­tifs à l’en­sei­gne­ment. Cela peut être n’im­porte où. Cela peut être partout. »

« Donc Suvar­nabhu­mi pour­rait être ici ? À Bangkok ? »

« Pour­quoi pas ? »

XXIV

L’his­to­rien de l’art fran­çais Louis Finot, suc­ces­seur de Georges Coe­dès à l’É­cole fran­çaise d’Ex­trême-Orient, a écrit en 1925 : « La quête de Suvar­nabhu­mi res­semble à la quête du royaume du Prêtre Jean. C’est une géo­gra­phie du désir. »

Le royaume du Prêtre Jean. Cette légende médié­vale euro­péenne qui par­lait d’un royaume chré­tien fabu­leux quelque part en Asie ou en Afrique. Les croi­sés l’ont cher­ché. Les explo­ra­teurs por­tu­gais aus­si. Ils ne l’ont jamais trouvé.

Parce qu’il n’exis­tait pas.

Suvar­nabhu­mi serait-elle du même ordre ? Une pro­jec­tion de nos espoirs sur une carte vide ?

Finot ajoute : « Mais ce qui est fas­ci­nant, c’est que cette pro­jec­tion a eu des effets réels. Des moines sont par­tis. Des routes com­mer­ciales se sont créées. Des royaumes se sont india­ni­sés. Le mythe a pro­duit de l’histoire. »

XXV

Un soir, dans un bar de Bang Rak, j’ai ren­con­tré un archéo­logue aus­tra­lien qui tra­vaillait sur un site près de la fron­tière bir­mane. Il s’ap­pe­lait Peter. Il buvait de la bière Chang dans une théière et fumait des ciga­rettes indonésiennes.

« Suvar­nabhu­mi, m’a-t-il dit, c’est une obses­sion régio­nale. Chaque pays veut prou­ver que c’é­tait chez lui. Les Bir­mans, les Thaïs, les Cam­bod­giens. Même les Malai­siens et les Indo­né­siens s’y mettent. »

« Et vous, vous en pen­sez quoi ? »

« Je pense que c’é­tait pro­ba­ble­ment plu­sieurs endroits dif­fé­rents à dif­fé­rentes époques. Un réseau de ports. Pas un royaume unique. »

Il a écra­sé sa ciga­rette dans le cendrier.

« Mais hon­nê­te­ment, on ne sau­ra jamais. Les preuves archéo­lo­giques sont trop frag­men­taires. Les textes anciens sont trop vagues. C’est comme cher­cher l’Atlantide. »

XXVI

Dans les archives colo­niales bri­tan­niques à Londres, conser­vées à la Bri­tish Libra­ry, il existe un rap­port daté de 1826. Un offi­cier de la Com­pa­gnie des Indes orien­tales, le capi­taine Fre­de­rick Mar­ryat, raconte une expé­di­tion dans le del­ta de l’Ir­ra­wad­dy en Birmanie.

Il écrit : « Les indi­gènes nous ont par­lé d’une ancienne cité englou­tie quelque part dans le del­ta. Ils l’ap­pellent Suvan­nabhu­mi. Selon la légende, elle a été détruite par un raz-de-marée il y a mille ans. »

Mar­ryat a cher­ché cette cité. Il a inter­ro­gé les pêcheurs, explo­ré les îles du del­ta, son­dé les fonds marins. Il n’a rien trouvé.

« Je com­mence à croire, conclut-il, que Suvan­nabhu­mi est une pure invention. »

XXVII

Je suis repar­ti de Bang­kok par un vol de nuit. L’a­vion a rou­lé len­te­ment sur le tar­mac. Par le hublot, je voyais les lumières de l’aé­ro­port, les balises orange, les pro­jec­teurs des hangars.

Puis nous avons décol­lé. L’ap­pa­reil a pris de l’al­ti­tude au-des­sus des marais, au-des­sus des rizières, au-des­sus de la ville illuminée.

En bas, quelque part, se trou­vait peut-être Suvarnabhumi.

Peut-être que Suvar­nabhu­mi est jus­te­ment un nom qui refuse la fixi­té. Une géo­gra­phie nomade. Un signi­fiant sans signi­fié stable.

Les lin­guistes appellent ça un « shif­ter », un embrayeur. Un mot dont le réfé­rent change selon le contexte, selon celui qui parle, selon l’époque.

Suvar­nabhu­mi est un shif­ter géographique.

XXX

L’é­cri­vain argen­tin Jorge Luis Borges a écrit une nou­velle inti­tu­lée « Tlön, Uqbar, Orbis Ter­tius ». Elle raconte la décou­verte pro­gres­sive d’un monde ima­gi­naire, Tlön, inven­té par une socié­té secrète. Au fil du temps, ce monde fic­tif com­mence à conta­mi­ner la réa­li­té. Des objets de Tlön appa­raissent dans notre monde.

En lisant cette nou­velle dans l’a­vion, j’ai pen­sé à Suvarnabhumi.

Un lieu ima­gi­naire qui pro­duit des effets réels. Des moines qui tra­versent l’o­céan. Des royaumes qui se créent. Des archéo­logues qui creusent. Un aéro­port qui se construit.

Le mythe devient géo­gra­phie. La géo­gra­phie devient mythe.

XXXI

Dans le Ramaya­na, l’é­po­pée indienne, le héros Rama part à la recherche de son épouse Sita, enle­vée par le démon Rava­na. Sa quête le mène jus­qu’à Lan­ka, l’île du Sri Lan­ka. Mais dans cer­taines ver­sions du texte, Rama conti­nue plus loin vers l’est. Vers Suvarnabhumi.

Ces ver­sions sont rares, sou­vent consi­dé­rées comme apo­cryphes. Mais elles existent.

Un pro­fes­seur de sans­krit de l’u­ni­ver­si­té de Madras, que j’ai contac­té par email, m’a envoyé la tra­duc­tion d’un pas­sage : « Et Rama mar­cha vers la Terre Dorée, où les arbres pro­duisent des fruits d’or et où les rivières char­rient des gemmes. »

C’est tout. Trois lignes. Puis l’his­toire revient au Sri Lanka.

Comme si le texte lui-même ne savait que faire de Suvarnabhumi.

XXXII

J’ai pen­sé aux explo­ra­teurs qui ont cher­ché d’autres lieux légen­daires. L’El­do­ra­do en Amé­rique du Sud. Les Sept Cités de Cibo­la au Mexique. Le royaume de Shan­gri-La dans l’Himalaya.

Tous ces lieux ont une chose en com­mun : ils pro­mettent l’a­bon­dance, la sagesse, l’im­mor­ta­li­té. Ils sont tou­jours ailleurs. Tou­jours plus loin.

Les conquis­ta­dors espa­gnols ont mas­sa­cré des popu­la­tions entières en cher­chant l’El­do­ra­do. Les explo­ra­teurs bri­tan­niques ont péri dans la neige en cher­chant Shangri-La.

Heu­reu­se­ment, la quête de Suvar­nabhu­mi a été plus paci­fique. Des moines, des phi­lo­logues, des archéo­logues. Pas de mas­sacres. Juste des malentendus.

XXXIII

L’hô­tesse de l’air est pas­sée avec le cha­riot des bois­sons. J’ai com­man­dé une bière gla­cée. Par le hublot, on ne voyait plus que le noir de la nuit et, par­fois, les lumières d’une ville lointaine.

J’ai fer­mé mon car­net. À quoi bon conti­nuer à cher­cher ? Suvar­nabhu­mi res­te­rait une énigme. Et peut-être était-ce mieux ainsi.

Cer­taines ques­tions n’ont pas besoin de réponse. Elles semblent plus riches dans leur indétermination.

XXXIV

Le phi­lo­sophe fran­çais Gas­ton Bache­lard écri­vait sur « la poé­tique de l’es­pace ». Il disait que cer­tains lieux existent d’a­bord dans l’i­ma­gi­na­tion avant d’exis­ter dans la réa­li­té. La mai­son natale, le gre­nier, la cave. Ce sont des espaces psy­chiques autant que physiques.

Suvar­nabhu­mi serait un espace psy­chique à l’é­chelle d’un conti­nent. L’O­rient rêvé par l’Inde. La terre pro­mise des mar­chands et des moines.

Et main­te­nant, un aéro­port. Un non-lieu, comme dirait l’an­thro­po­logue Marc Augé. Un espace de tran­sit, sans iden­ti­té propre, inter­chan­geable avec tous les autres aéro­ports du monde. Après tout, un aéro­port n’est-il pas par défi­ni­tion une zone inter­na­tio­nale, sans iden­ti­té, sans

L’i­ro­nie est totale : la Terre de l’Or est deve­nue un hall d’aéroport.

XXXV

J’ai repen­sé à ma conver­sa­tion avec le pro­fes­seur Sunait. Il m’a­vait dit : « Les Asia­tiques pen­saient en termes de centres et de périphéries. »

C’est vrai. Dans la cos­mo­lo­gie boud­dhiste et hin­doue, le monde n’a pas de fron­tières fixes. Il y a des centres de pou­voir spi­ri­tuel – le mont Meru, Bodh­gaya, Ang­kor. Et autour de ces centres, des zones d’in­fluence qui s’es­tompent graduellement.

Suvar­nabhu­mi serait une de ces zones. Pas un royaume avec des fron­tières, mais une auréole de civi­li­sa­tion. Une sphère d’in­fluence culturelle.

Les Euro­péens, avec leurs cartes et leurs trai­tés, n’ont jamais com­pris cela. Ils vou­laient des lignes pré­cises. Des lati­tudes et des longitudes.

Mais Suvar­nabhu­mi résiste à la car­to­gra­phie occi­den­tale. Et elle résiste très fort.

XXX­VI

Dans les années 1950, l’U­NES­CO a lan­cé un pro­jet pour car­to­gra­phier les anciennes routes com­mer­ciales d’A­sie. Des équipes d’ar­chéo­logues, d’his­to­riens et de géo­graphes ont par­cou­ru l’Inde, l’A­sie du Sud-Est, la Chine.

Ils ont tra­cé les routes de la soie, les routes mari­times, les routes des épices. Ils ont iden­ti­fié les ports anciens, les cara­van­sé­rails, les relais commerciaux.

Sur leurs cartes, Suvar­nabhu­mi appa­raît comme une zone floue, colo­rée en jaune pâle, s’é­ten­dant du sud de la Bir­ma­nie jus­qu’à Java. Une légende pré­cise : « Zone d’in­fluence indienne, Ier-VIe siècle de notre ère. Iden­ti­fi­ca­tion incertaine. »

Zone d’in­fluence. Iden­ti­fi­ca­tion incertaine.

C’est peut-être la meilleure définition.

XXX­VII

J’ai relu le dis­cours d’i­nau­gu­ra­tion du roi Bhu­mi­bol. Il disait : « Nous construi­sons l’a­ve­nir en nous sou­ve­nant du passé. »

Mais quel pas­sé exac­te­ment ? Un pas­sé his­to­rique ou un pas­sé mytho­lo­gique ? Un pas­sé réel ou un pas­sé désiré ?

Le roi était un homme intel­li­gent. Il savait cer­tai­ne­ment que la loca­li­sa­tion de Suvar­nabhu­mi était débat­tue. Il avait lu les tra­vaux de Coe­dès, les études des archéologues.

Peut-être que pour lui, la véri­té his­to­rique impor­tait peu. Ce qui comp­tait, c’é­tait le geste sym­bo­lique. Relier la Thaï­lande moderne à une tra­di­tion ancienne. Ins­crire le pays dans une his­toire millénaire.

C’est ce que font tous les natio­na­lismes : ils inventent des généalogies.

XXX­VIII

L’a­vion com­men­çait sa des­cente. On aper­ce­vait les lumières de Paris dans la nuit. La Seine, les bou­le­vards, la tour Eif­fel illu­mi­née. Ou peut-être que je n’avais envie de voir que ça.

J’ai ran­gé mon car­net dans mon sac. Dans quelques minutes, je serais de retour en Europe. Loin de l’A­sie, loin de Suvarnabhumi.

Mais je savais que je conti­nue­rais à pen­ser à cette énigme. Elle me hanterait.

C’est le propre des grandes questions.

XXXIX

Quelques mois après mon retour, j’ai reçu un email du pro­fes­seur Sunait. Il m’en­voyait un article récent publié dans le Jour­nal of Sou­theast Asian Stu­dies. Une équipe d’ar­chéo­logues japo­nais avait décou­vert un nou­veau site dans le sud de la Thaï­lande, près de Nakhon Si Thammarat.

Ils avaient trou­vé des frag­ments de tablettes en or gra­vées de textes en pali. L’une de ces tablettes men­tion­nait « Suvannabhumi ».

Le pro­fes­seur Sunait écri­vait : « Enfin une preuve concrète ! »

J’ai lu l’ar­ticle. C’é­tait inté­res­sant, certes. Mais une tablette ne résout rien. Elle prouve seule­ment que quel­qu’un, au dixième siècle, uti­li­sait ce nom pour dési­gner cette région.

Mais ce quel­qu’un savait-il vrai­ment où se trou­vait la Suvar­nabhu­mi ori­gi­nelle ? Ou répé­tait-il sim­ple­ment une tradition ?

La décou­verte posait plus de ques­tions qu’elle n’en résolvait.

XL

Dans un livre de pho­to­gra­phies de l’aé­ro­port de Suvar­nabhu­mi, publié pour le dixième anni­ver­saire de son ouver­ture, j’ai trou­vé une image frappante.

C’est une pho­to prise du ciel, au cré­pus­cule. On voit le ter­mi­nal, les pistes, les avions ali­gnés. Et tout autour, à perte de vue, des rizières, des vil­lages, des canaux.

L’ul­tra­mo­derne et l’an­ces­tral. Côte à côte.

La légende de la pho­to disait : « Suvar­nabhu­mi : entre tra­di­tion et modernité. »

For­mule conve­nue. Mais vraie, au fond.

XLI

Le roman­cier W.G. Sebald écri­vait que le pas­sé n’est jamais vrai­ment pas­sé. Il sur­vit sous forme de traces, de ruines, de mots. Il per­siste dans le pré­sent comme une ombre.

Suvar­nabhu­mi est une ombre du pas­sé pro­je­tée sur le présent.

Une ombre qui ne cor­res­pond à aucun objet pré­cis. Une ombre sans corps.

XLII

J’ai revu le moine que j’a­vais ren­con­tré au temple Wat Pho. Il don­nait une confé­rence à la Mai­son de l’A­sie à Paris. Il par­lait de la cos­mo­lo­gie bouddhiste.

Après la confé­rence, je suis allé le saluer. Il m’a reconnu.

« Alors, vous avez trou­vé Suvar­nabhu­mi ? » m’a-t-il deman­dé en souriant.

« Non. Vous aviez rai­son. C’est par­tout et nulle part. »

« Exac­te­ment. C’est un lieu inté­rieur. Un état d’esprit. »

Nous avons bu du thé dans un café près de la Seine. Il regar­dait le fleuve couler.

« Vous savez, m’a-t-il dit, dans le boud­dhisme, on dit que le dhar­ma n’a pas de lieu fixe. Il se mani­feste où il peut se mani­fes­ter. Suvar­nabhu­mi, c’est pareil. C’est là où le dhar­ma fleurit. »

« Donc ça pour­rait être ici ? À Paris ? »

Il a ri.

« Pour­quoi pas ? Si vous pra­ti­quez le dhar­ma ici, alors oui, c’est Suvarnabhumi. »

XLIII

Fina­le­ment, j’ai com­pris quelque chose d’es­sen­tiel : la quête de Suvar­nabhu­mi n’a jamais été une quête géo­gra­phique. C’é­tait une quête spirituelle.

Les moines Sona et Utta­ra ne cher­chaient pas un lieu. Ils cher­chaient un ter­rain fer­tile pour l’en­sei­gne­ment du Bouddha.

Les mar­chands ne cher­chaient pas de l’or. Ils cher­chaient la prospérité.

Les archéo­logues ne cherchent pas des ruines. Ils cherchent du sens.

Et moi ? Qu’est-ce que je cher­chais en par­cou­rant la Thaï­lande, en consul­tant des textes anciens, en inter­ro­geant des savants ?

Je cher­chais peut-être la même chose que tous les autres : une connexion avec quelque chose de plus grand, de plus ancien, de plus vrai.

XLIV

Il existe un concept en japo­nais : ma. C’est l’in­ter­valle, l’es­pace entre les choses. Le silence entre les notes de musique. Le vide entre deux objets.

Le ma n’est pas rien. C’est un espace char­gé de sens.

Suvar­nabhu­mi est peut-être un ma géo­gra­phique. L’es­pace entre l’Inde et la Chine. Entre l’his­toire et le mythe. Entre le réel et l’imaginaire.

Un espace char­gé de possibilités.

XLV

Der­nière scène : je suis retour­né à l’aé­ro­port de Bang­kok un an plus tard, pour un tran­sit vers le Cam­bodge. J’a­vais quelques heures d’escale.

J’ai mar­ché dans les cou­loirs. Je regar­dais les pan­neaux : Suvar­nabhu­mi Air­port. Par­tout ce nom.

J’ai ache­té un café dans un Star­bucks. Je me suis assis près d’une baie vitrée. Dehors, les avions rou­laient sur le tar­mac. Le ciel était gris, char­gé de pluie.

Une annonce a reten­ti dans les haut-par­leurs, d’a­bord en thaï, puis en anglais : « Wel­come to Suvar­nabhu­mi Airport. »

Bien­ve­nue dans la Terre de l’Or.

Des mil­liers de pas­sa­gers pas­saient devant moi. Chi­nois, Euro­péens, Aus­tra­liens, Indiens. Ils venaient de par­tout. Ils allaient partout.

Aucun d’eux ne savait qu’il tra­ver­sait une légende.

Et peut-être était-ce bien ainsi.

Peut-être que les mythes sont plus puis­sants quand on ne les remarque pas. Quand ils imprègnent notre quo­ti­dien sans qu’on y pense.

Suvar­nabhu­mi était deve­nue invi­sible. Dis­soute dans les gestes ordi­naires du voyage. Les pas­se­ports tam­pon­nés, les bagages récu­pé­rés, les taxis hélas.

La Terre de l’Or, trans­for­mée en salle d’attente.

XLVI

En repre­nant l’a­vion, j’ai pen­sé une der­nière fois à cette histoire.

Suvar­nabhu­mi com­mence comme un rêve indien au troi­sième siècle avant notre ère. Elle tra­verse les siècles comme une rumeur, un espoir, une pro­messe. Elle appa­raît dans les textes, sur les cartes, dans les légendes.

Elle ne meurt jamais vrai­ment. Elle se trans­forme, se déplace, se réinvente.

Et en 2006, elle renaît comme nom d’aéroport.

C’est une belle tra­jec­toire, au fond. Du mythe à la moder­ni­té. De l’or spi­ri­tuel à l’or économique.

Le capi­ta­lisme a récu­pé­ré le dharma.

Ou peut-être est-ce l’in­verse : le dhar­ma a infil­tré le capitalisme.

Je ne sais pas.

XLVII

Patrick Deville écrit à la fin de Peste & Cho­lé­ra : « On ne com­prend jamais vrai­ment une his­toire. On la raconte, c’est tout. »

C’est vrai.

Je n’ai pas com­pris Suvar­nabhu­mi. J’ai juste racon­té ce que j’en ai vu, lu, entendu.

Des frag­ments. Des indices. Des hypothèses.

Suvar­nabhu­mi reste une énigme.

Et c’est par­fait ainsi.

Les meilleures his­toires sont celles qui n’ont pas de fin. Suvar­nabhu­mi n’a jamais exis­té ailleurs que dans les mots, dans les textes, dans l’i­ma­gi­na­tion des voyageurs.

La Terre de l’Or. Une uto­pie géo­gra­phique. Un lieu qui recule à mesure qu’on s’en approche.

Comme tous les lieux pré­cieux, elle n’est acces­sible que par la pensée.

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SG‑3, le puits qui vou­lait per­cer la Terre

SG‑3, le puits qui vou­lait per­cer la Terre

SG‑3

Le puits qui vou­lait
per­cer la Terre

Il y a dans le Grand Nord russe un endroit où l’on a ten­té de com­mettre un geste insen­sé : creu­ser la Terre non pas pour en extraire du pétrole ou des dia­mants, mais sim­ple­ment pour voir jusqu’où elle consen­ti­rait à se lais­ser trans­per­cer. L’endroit s’appelle la pénin­sule de Kola, une éten­due déso­lée balayée par des vents qui sentent l’océan et l’infini, avec ses forêts maigres et ses sols qui craquent sous le gel. C’est là que fut entre­pris le pro­jet SG‑3, que les géo­logues appellent aujourd’hui encore, avec un mélange de res­pect et d’incrédulité, le forage super­pro­fond de Kola.

On est en 1970. La guerre froide bat son plein, les Amé­ri­cains et les Sovié­tiques se toisent comme deux enfants capri­cieux qui veulent cha­cun le plus gros jouet. Les pre­miers ont plan­té leur dra­peau sur la Lune, les seconds veulent à tout prix mon­trer qu’ils savent faire autre chose qu’envoyer des cos­mo­nautes dans une boîte de conserve orbi­tale. Alors pour­quoi ne pas retour­ner le pro­blème ? Puisqu’on nous empêche de grim­per plus haut, creu­sons plus bas. À défaut d’un pas de géant pour l’humanité, ce sera un trou gigan­tesque dans la croûte terrestre.

Au début, cela paraît presque enfan­tin : on enfonce un tube, on fait tour­ner une foreuse, et la terre s’écarte, docile. Mais très vite, le sol se rebelle. Plus on s’enfonce, plus la roche devient capri­cieuse, se frac­ture, se tord, s’échauffe. C’est comme si la pla­nète, cette vieille bête géo­lo­gique, refu­sait obs­ti­né­ment qu’on lui palpe les entrailles. Mais les ingé­nieurs sovié­tiques ne sont pas du genre à se lais­ser impres­sion­ner. Ils bri­colent, innovent, inventent des foreuses tou­jours plus solides, et chaque mètre gagné devient une vic­toire sur la matière.

Douze kilo­mètres plus tard, la vic­toire paraît déri­soire. On a foré pen­dant vingt-deux ans pour atteindre 12 262 mètres, un chiffre sec, mais qui a pour­tant le goût d’un exploit. Car per­sonne n’est jamais allé aus­si loin dans la croûte ter­restre. Et qu’y a‑t-on trou­vé ? Rien qui se vende au mar­ché noir. Pas d’or, pas de lave, pas de portes de l’enfer. Seule­ment des frag­ments de roches vieilles de deux mil­liards et demi d’années, des traces d’eau empri­son­nées depuis l’aube du monde, et, cerise sur le cer­cueil, des micro­fos­siles d’organismes marins réduits en pous­sière, qui rap­pellent qu’avant les pins rabou­gris et les vents gla­cés de la Kola, il y avait ici une mer chaude et bruis­sante de vie.

La décou­verte la plus trou­blante n’est pour­tant pas ce pas­sé fos­sile, mais la cha­leur. On pen­sait trou­ver 100 °C. On en trou­va près du double. 180 °C, un four natu­rel qui fit cla­quer les foreuses comme des allu­mettes. Les ingé­nieurs durent aban­don­ner, vain­cus par un enne­mi invi­sible et pour­tant banal : la cha­leur. La Terre, polie par tant d’assaillants, avait cette fois refer­mé son poing incan­des­cent sur leurs ambitions.

Aujourd’hui, le site du SG‑3 res­semble à une base lunaire oubliée. Des bâti­ments sovié­tiques ron­gés par la rouille, des vitres bri­sées, des esca­liers qui grincent. Et au milieu de tout cela, une simple plaque de métal ronde, sou­dée au sol, comme la trappe d’un sous-marin échoué. Des­sous, il y a un vide, un conduit étroit qui plonge dans 12 kilo­mètres d’obscurité, avant de s’interrompre bru­ta­le­ment. C’est un gouffre invi­sible, une absence maté­ria­li­sée. Un trou qui ne montre rien, mais qui dit tout.

Les rumeurs, elles, n’ont jamais ces­sé de cou­rir. Dans les années 90, cer­tains jour­naux sen­sa­tion­na­listes affir­mèrent que des micros avaient cap­té des cris remon­tant des pro­fon­deurs — les lamen­ta­tions d’âmes en peine, preuve que le SG‑3 avait per­fo­ré la voûte des enfers. On rit aujourd’hui de ces his­toires, mais elles disent bien quelque chose : ce trou, parce qu’il est absurde, appelle l’imaginaire. La science n’y a trou­vé que des pierres, l’homme y a pro­je­té ses fantasmes.

Alors à quoi bon, deman­de­ra-t-on ? À quoi bon creu­ser, si ce n’est pour se heur­ter à la cha­leur, à l’échec, à la déri­sion ? La réponse est simple : pour savoir. La curio­si­té est un vice char­mant, qui pousse l’humanité à se cogner par­tout. On veut voir der­rière la mon­tagne, au-delà des étoiles, et sous la peau de la Terre. Le SG‑3 n’a rien don­né de concret, mais il a offert cette leçon : nous avons tou­ché du doigt les limites de notre savoir. Nous savons désor­mais que nous ne savons pas — et qu’il fau­dra beau­coup d’ingéniosité, et peut-être un peu de folie sup­plé­men­taire, pour espé­rer aller plus loin.

Le SG‑3 est aujourd’hui un monu­ment déri­soire et magni­fique à la fois : un trou dans le sol, une cica­trice dans le gra­nit, mais aus­si un miroir ten­du à notre vani­té. Une ten­ta­tive de conver­sa­tion avec une Terre qui n’a pas envie de répondre. Une ques­tion lais­sée sans réponse, plan­tée dans le sol comme une aiguille inutile.

Et pour­tant, il est ras­su­rant de savoir qu’il existe encore des endroits où l’homme a buté, où la matière a dit non. Cela nous rap­pelle que la pla­nète, mal­gré nos satel­lites et nos cartes, garde ses secrets. Et qu’au fond, elle ne nous appar­tient pas.

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Wadi al-Salam, la cité des morts

Wadi al-Salam, la cité des morts

Wadi el Salam

La cité des morts

Il est des lieux où la vie et la mort cessent de s’opposer et se prennent par la main pour mar­cher ensemble, presque pai­si­ble­ment. À Najaf, au sud de l’Irak, s’étend Wadi al-Salam, وادي السلام, la « val­lée de la paix » — le plus vaste cime­tière du monde. Ses dimen­sions donnent le ver­tige : plu­sieurs kilo­mètres car­rés de tombes, de mau­so­lées et de gale­ries sou­ter­raines, comme une ville qui n’aurait jamais ces­sé de croître, mais dont les habi­tants ne parlent plus.

À pre­mière vue, on pour­rait croire à une mer de pierres et de briques, sans hori­zon. Mais si l’on s’y attarde, on découvre qu’il ne s’agit pas d’un désert miné­ral : ici, tout bruisse encore. Les vivants arpentent ces allées, y cir­culent en scoo­ter ou en camion­nette, viennent rendre visite aux leurs comme on vien­drait voir un voi­sin. Les enfants jouent par­fois à l’ombre des mau­so­lées, et les mar­chands ambu­lants vendent du thé aux familles endeuillées. C’est un lieu où le silence s’accorde au quo­ti­dien, sans solen­ni­té for­cée, comme si la mort fai­sait par­tie du décor.

Il faut dire que Wadi al-Salam n’est pas seule­ment un cime­tière : c’est un lieu de pèle­ri­nage. Repo­ser ici, à quelques pas du sanc­tuaire de l’imam Ali, gendre du Pro­phète, est consi­dé­ré comme une béné­dic­tion, une garan­tie d’intercession. Depuis des siècles, des cara­vanes entières amènent des corps depuis tout l’Irak, l’Iran ou plus loin encore, pour que la pous­sière des morts se mêle à cette terre sacrée. On raconte que chaque tombe, chaque recoin, est habi­té par une his­toire qui se lie à celle du chiisme, comme si la théo­lo­gie avait pris racine dans la glaise.

Et pour­tant, mal­gré la den­si­té des pierres et des âmes, Wadi al-Salam res­pire. Ses ruelles étroites, ses dômes blan­chis par le soleil, ses portes de fer peintes à la main com­posent un tableau d’une étrange dou­ceur. On y croise des pleurs, bien sûr, mais aus­si des conver­sa­tions banales, des éclats de voix, des gestes de la vie la plus ordi­naire. La mort, ici, n’est pas une fron­tière infran­chis­sable : elle devient voi­sine, fami­lière, presque apprivoisée.

Wadi al-Salam n’a rien de lugubre. C’est une cité des morts habi­tée par les vivants, une biblio­thèque de briques où chaque tombe est un livre fer­mé, mais que les visi­teurs conti­nuent de feuille­ter du regard. Ce qui pour­rait sem­bler acca­blant devient une leçon de sim­pli­ci­té : accep­ter que le pas­sage soit inévi­table, mais que l’attachement per­siste, entre deux mondes qui se répondent.

Sous le soleil brû­lant de Najaf, la val­lée de la paix porte bien son nom : un lieu où les pierres parlent encore, où la mémoire ne s’enterre jamais tout à fait, et où la mort, loin d’être une fin, s’installe comme une voi­sine dis­crète dans la grande mai­son de l’existence.

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Komo­re­bi : juste le soleil au tra­vers du feuillage

Komo­re­bi : juste le soleil au tra­vers du feuillage

Komo­re­bi

juste le soleil
au tra­vers du feuillage

Il existe des mots qui ne devraient jamais être tra­duits. Le japo­nais a ce talent d’enfiler des perles lin­guis­tiques pour dire l’indicible. Komo­re­bi en fait par­tie : la lumière du soleil qui filtre à tra­vers les feuilles. Trois syl­labes pour sai­sir ce moment fugace où le vent, en bou­geant les branches, joue au pro­jec­tion­niste avec le ciel.

Je me sou­viens d’une marche un peu molle, un après-midi où la cha­leur écra­sait la ville. Je m’étais réfu­gié sous une ran­gée d’arbres et sou­dain, sur le sol, se mirent à dan­ser ces taches mou­vantes de lumière. Rien d’extraordinaire en appa­rence — juste le soleil qui se frayait un che­min au tra­vers du feuillage. Mais dans l’instant, tout sem­bla ralen­tir. J’eus la convic­tion que si le monde devait se dire en une seule image, ce serait celle-là : une clar­té inter­mit­tente, ni tout à fait ombre ni tout à fait soleil.

Les Japo­nais en ont fait un mot ; nous, pauvres Euro­péens, nous par­lons de « rayons de soleil dans les arbres », avec la lour­deur d’un inven­taire. Eux y voient une expé­rience esthé­tique, un rap­pel dis­cret que la beau­té n’est pas seule­ment dans les œuvres mais dans les inter­stices, dans ce qui échappe.

Le komo­re­bi est une péda­go­gie lente : il enseigne qu’il faut par­fois lever la tête, s’arrêter sous un arbre et accep­ter que le monde vous couvre de motifs mou­vants comme une tapis­se­rie que le vent aurait déci­dé de repeindre à chaque seconde.

Le mot komo­re­bi (木漏れ日) désigne un phé­no­mène très pré­cis mais pro­fon­dé­ment poétique :

木 (ko) = arbre
漏れ (more) = fuite, pas­sage, filtre
日 (bi) = soleil, lumière du jour

C’est ce jeu de clair-obs­cur qu’on observe quand, sous une futaie, le vent bouge dou­ce­ment le feuillage et laisse pas­ser des taches de lumière mou­vantes sur le sol, comme un motif vivant pro­je­té par la nature.

En japo­nais, ce mot est char­gé d’une nuance que nous n’avons pas vrai­ment en fran­çais : il n’évoque pas seule­ment la lumière, mais aus­si la sen­sa­tion qu’elle pro­duit, ce mélange de beau­té, de dou­ceur et d’éphémère. Le komo­re­bi est moins une obser­va­tion phy­sique qu’une expé­rience esthé­tique et sen­so­rielle, une manière d’habiter le monde avec attention.

Et si je devais rete­nir une morale de ce petit théâtre de lumière, ce serait celle-ci : le soleil ne cherche pas à tout éclai­rer, il s’amuse à par­ta­ger. Une part pour les feuilles, une part pour la terre, et entre les deux, pour nous autres, voya­geurs dis­traits, un spec­tacle gratuit.

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Mille ans entre les murs : la Badia Fio­ren­ti­na en silence

Mille ans entre les murs : la Badia Fio­ren­ti­na en silence

La Badia
Fio­ren­ti­na en silence

Mille ans entre les murs

Il faut par­fois pous­ser une porte entrou­verte pour entrer dans le cœur secret d’une ville. À Flo­rence, der­rière un porche dis­cret de la Via del Pro­con­so­lo, se tient depuis plus d’un mil­lé­naire la Badia Fio­ren­ti­na. Fon­dée en 978 par Willa, mar­quise de Tos­cane, cette abbaye est l’un de ces lieux où l’Histoire s’accumule comme des couches de pein­ture, chaque époque y ajou­tant sa touche sans jamais effa­cer com­plè­te­ment la précédente.

Au départ, c’était une com­mu­nau­té béné­dic­tine. Les moines copiaient, reliaient, enlu­mi­naient : on n’y enten­dait pas seule­ment les psaumes, mais aus­si le grat­te­ment des plumes sur le par­che­min, ce bruit ténu qui bâtis­sait les biblio­thèques. On y priait et l’on y écri­vait avec la même fer­veur. Le monde exté­rieur pou­vait s’agiter, ici il res­tait conte­nu dans le velin.

Dante, qui gran­dit dans le voi­si­nage, dut entendre, enfant, les cloches de la Badia. Peut-être même y vit-il pour la pre­mière fois Béa­trice, cette appa­ri­tion qui allait bou­le­ver­ser sa vie et sa poé­sie. Ain­si la légende se mêle à la pierre, et l’on se prend à rêver que la Divine Comé­die doit quelque chose à ce cloître silencieux.

Les siècles remo­de­lèrent l’abbaye : au XIIIᵉ siècle, Arnol­fo di Cam­bio la dota d’une nou­velle nef gothique et d’un cam­pa­nile élan­cé qui mar­qua long­temps l’horizon de Flo­rence. Plus tard, le baroque vint lui gref­fer ses dorures, ses stucs et son chœur tour­né vers l’Arno, comme si chaque époque avait vou­lu y ins­crire son style, quitte à en brouiller un peu la voix initiale.

Le cloître des Oran­gers, construit au XVe siècle, res­pire encore l’ombre fraîche des récits de saint Benoît. On y entre comme dans une paren­thèse, un lieu où même la lumière semble se dépla­cer à pas feu­trés. À l’intérieur, on croise les traces d’artistes qui ont lais­sé, au détour d’une cha­pelle, des témoi­gnages silencieux.

Il y a d’abord le tom­beau d’Ugo, fils de Willa, sculp­té par Mino da Fie­sole : un monu­ment élé­gant, sévère et presque pudique, qui ne cherche pas à impres­sion­ner mais à durer. À deux pas, une œuvre bien plus vibrante : la Vierge appa­rais­sant à saint Ber­nard de Filip­pi­no Lip­pi, peinte à la fin du Quat­tro­cen­to. Saint Ber­nard, absor­bé dans ses écrits, se voit sou­dain inter­rom­pu par une appa­ri­tion mariale qui a l’air à la fois tendre et un peu intru­sive. Lip­pi, avec sa grâce habi­tuelle, a don­né à cette ren­contre une vita­li­té qui ne s’éteint pas, et l’on reste devant le tableau comme devant un sou­ve­nir qu’on n’arrive pas à dater.

On pour­rait citer encore les stalles en noyer du chœur, pati­nées par les siècles de prières, ou les fresques effa­cées qui laissent devi­ner des récits anciens — autant de fan­tômes peints qui s’accrochent aux murs. Chaque détail est une petite trou­vaille, mais rien ne se donne comme un musée : la Badia n’a pas besoin d’annoncer ses tré­sors, ils se révèlent sim­ple­ment à qui prend le temps de les regarder.

Puis vint Napo­léon, qui sup­pri­ma les ordres reli­gieux et vida les cloîtres de leurs habi­tants. La Badia aurait pu alors dis­pa­raître dans l’oubli. Mais elle sur­vé­cut, comme tou­jours, en chan­geant de peau. Aujourd’hui, c’est la com­mu­nau­té de Jéru­sa­lem qui y vit, et les offices chan­tés emplissent encore la nef, offrant à qui s’y attarde un moment suspendu.

Il y a dans cette église une constance qui m’émeut : elle a tra­ver­sé guerres, réno­va­tions, expro­pria­tions, chan­ge­ments de style, mais elle conti­nue à être ce qu’elle a tou­jours été — un refuge. On y entre sou­vent par hasard, mais on en sort chan­gé, comme si mille ans de prières s’étaient dépo­sés sur vos épaules en une fine pous­sière invisible.

La Badia Fio­ren­ti­na n’est pas une vedette de Flo­rence, et c’est peut-être ce qui fait son charme. Elle se tient là depuis plus de mille ans, dis­crète mais tenace, comme pour rap­pe­ler qu’il y a des pierres qui ne cherchent pas à briller mais à durer.

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