L’ex­pé­rience du sacré

Pho­to © Tho­mas Berg

Der­nier tableau pour Zweig avec ce pas­sage de toute beau­té, lorsque la femme qui raconte son his­toire se laisse ber­cer d’illu­sions sur le jeune homme qu’elle a l’in­ten­tion de sau­ver. Un regard amou­reux, tendre, mais biai­sé. Nécessairement.

Il répé­ta ces paroles en trem­blant : avec force et net­te­té elles réson­nèrent dans le vide abso­lu du lieu. Puis il y eut un moment de silence, si grand que l’on pou­vait entendre au-dehors le léger bruis­se­ment des arbres et des feuilles où le vent pas­sait. Et sou­dain, il se pros­ter­na comme un péni­tent et il pro­non­ça, avec une extase toute nou­velle pour moi, en langue polo­naise, très vite et sans inter­rup­tion, des paroles que je ne com­pre­nais pas. Mais ce devait être une prière exta­tique, une action de grâce, un acte de contri­tion, car cette confes­sion tem­pé­tueuse cour­bait sa tête hum­ble­ment par-des­sus l’ap­pui du prie-Dieu ; tou­jours plus pas­sion­nés se répé­taient les sons étran­gers, et c’é­tait tou­jours avec plus de véhé­mence qu’une même parole jaillis­sait de sa bouche avec une indi­cible fer­veur. Jamais aupa­ra­vant et jamais depuis lors, je n’ai enten­du prier de la sorte dans aucune église du monde. Ses mains étrei­gnaient ner­veu­se­ment le prie-Dieu en bois, tout son corps était secoué par un oura­gan inté­rieur, qui par­fois le sou­le­vait brus­que­ment et par­fois l’ac­ca­blait dans une pros­ter­na­tion pro­fonde. Il ne voyait ni ne sen­tait plus rien : tout en lui sem­blait se pas­ser dans un autre monde, dans un pur­ga­toire de la méta­mor­phose ou dans un élan vers la sphère du sacré.

Ste­fan Zweig, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme
1927, Leip­zig
(titre ori­gi­nal : Vie­rundz­wan­zig Stun­den aus dem Leben einer Frau, in Ver­wir­rung der Gefühle. Drei Novel­len)

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