Le réveillon de Noël est l’oc­ca­sion rêvée pour sor­tir ses plus beaux atours de leur gangue de plas­tique à la vague odeur de naph­ta­line pour aller diner en ville.
Vous avez cer­tai­ne­ment déjà reçu votre car­ton d’in­vi­ta­tion pour aller réveillon­ner rue du Fau­bourg Saint-Hono­ré chez une cou­sine éloi­gnée qui a fait for­tune dans la vente de fou­lards de luxe, et comble d’or­gueil, elle a tenu à invi­ter toute la petite famille, et même la grande, dans son tri­plex de deux cents mètres car­rés. Le soir arri­vé, vous avez l’in­ten­tion de briller, de mon­trer une fois de plus que vous avez pro­gres­sé cette année encore et que vos cours de culture géné­rale par cor­res­pon­dance n’ont pas été vains.
Le grand soir arrive, et, les bras char­gés de sacs que le Père Noël a pris soin de rem­plir à votre place — les grands maga­sins à cette période-là de l’an­née sont bon­dés et vous ne vous y retrou­vez jamais — vous mon­tez l’es­ca­lier recou­vert d’une moel­leuse moquette rouge. Accueilli par l’hô­tesse accorte — diantre, ces années d’o­pu­lence l’ont des­ser­vie — vous pas­sez dans le salon et vous retrou­vez le cou­sin Mar­cel, qui lui, par contre, n’a pas chan­gé depuis la der­nière fois que vous l’a­vez vu — tou­jours aus­si mal coif­fé et l’ha­leine d’un boyard noyé dans le purin, le malo­tru tient abso­lu­ment à vous embras­ser comme il le fai­sait jadis lorsque vous alliez le visi­ter à Pâques dans son Ver­cors natal.
C’est bien joli toutes ces retrou­vailles, mais ça ne fait pas avan­cer le schmil­blick et pen­dant ce temps, la dinde rosit patiem­ment, enrou­lée dans son col­lier de mar­rons. Une cou­pette (ne dit-on pas une flûte ? — oui ce soir, vous avez déci­dé de ver­ser dans le raf­fi­ne­ment un tan­ti­net pédant) de Cham­pagne à la main, l’at­mo­sphère se détend dou­ce­ment — cer­taines per­sonnes qui sont ici revêtent le carac­tère de l’in­con­nu — les années sont pas­sées tel­le­ment vite et la vie dans la capi­tale vous a ren­du — disons les mots — un peu concon sur les bords.

Tout le monde le sait, avec la famille et les amis, mieux vaut évi­ter les dis­cus­sions diri­gées sur la poli­tique, la reli­gion et l’argent — on réser­ve­ra ces vastes notions pour les joutes ver­bales avec des incon­nus dans des bars mal fré­quen­tés — mais en revanche, rien n’empêche de par­ler de sexe et d’argent — bien que cela ne soit pas de mise un soir de Noël, vous n’a­vez pas été invi­té à une par­tie de poker entre potes de l’ar­mée, alors ran­gez cela. Ne reste plus que les tra­vaux de réfec­tion de la che­mi­née de l’oncle Lucien qui attend encore le maçon et les jéré­miades de Juliette qui ne s’en sort pas des défauts de concep­tion de sa cui­sine aménagée.
Tout ceci est d’une tris­tesse à mou­rir. Vous qui depuis votre ins­tal­la­tion dans les beaux quar­tiers ten­tez d’é­le­ver les débats aux­quels vous par­ti­ci­pez, vous voi­là dans l’embarras.

Ce que je vous pro­pose, ce sont quelques sujets de dis­cus­sion qui pour­ront fort bien ali­men­ter vos soi­rées, tels de suc­cu­lents rochers en cho­co­lat pen­dant une soi­rée chez l’ambassadeur(drice). Sans vou­loir fla­tu­ler plus haut que mon pos­té­rieur, voi­ci des idées — cadeaux — qui feront mouche à tous les coups.

Entre les cana­pés tar­ti­nés de foie gras bien ferme et la bou­teille de Sau­ternes qui des­cend bien trop vite à votre goût, osez la canaille­rie, ten­tez le Père Noël, ça marche à tous les coups.

Est-ce que le Père Noël ne serait pas fina­le­ment qu’une image patriar­cale déficitaire ??

Vous avez sur­pris tout le monde. Mar­cel et son haleine de chan­teur de l’Ar­mée Rouge vous regarde d’un air sus­pi­cieux et se demande si vous n’êtes pas deve­nu gay. Pour le coup, on entend les mâchoires ter­mi­ner leur tra­vail de mas­ti­ca­tion et vous atten­dez que tout le monde ait bien déglu­ti pour jau­ger les réactions.

Rien ne vient ? C’est nor­mal car en fait, ils se demandent si vous n’êtes pas saoul, mais vous n’en êtes qu’à deux coupes de Cham­pagne et votre esprit est encore aigui­sé. Afin de relan­cer le débat, vous expli­quez tout de même que vous ne connais­sez pas de femme dans l’en­tou­rage proche du Bon­homme Noël de par l’i­co­no­gra­phie clas­sique et que vous vous deman­dez si fina­le­ment il n’au­rait pas été vic­time d’une déchéance de ses droits paren­taux. Mon­trer une telle image à des enfants en plein épa­nouis­se­ment social n’est peut-être pas très habile dans le pro­ces­sus de leur éducation.
Tou­jours rien ?
N’embrayez sur­tout pas sur le petit Jésus et la crèche, on vous a déjà pré­ve­nu qu’a­bor­der la Reli­gion, même sous cet aspect, était pour le moins ris­qué. Tante Jac­que­line est très soupe-au-lait et menace déjà de quit­ter la table en san­glo­tant. Le Père Noël est une rémi­nis­cence païenne certes, mais ne lui rap­pe­lez-pas ce sou­ve­nir douloureux.
Par­tons sur autre chose. Nous avons fait le tour tout à l’heure des sujets à ne pas abor­der. Celui qui ne risque rien, c’est la phi­lo­so­phie. Voi­ci un domaine qui même s’il souffre de que­relles d’é­coles, risque faci­le­ment de recueillir l’u­na­ni­mi­té. Choi­sis­sez bien votre notion, car dites-vous que le des­tin de cette soi­rée faste est entre vos mains. Abor­der la méta­phy­sique ou le prin­cipe de non-contra­dic­tion serait lit­té­ra­le­ment sui­ci­daire et vous ris­que­riez d’en­tendre les douze coups de minuit depuis le trot­toir d’en face, sous une pluie bat­tante et glacée.
Pre­nez plu­tôt un thème passe-par­tout… Le désir. Décla­mez ain­si ces mots:

Nous ne sommes en quête du plai­sir que lorsque nous souf­frons de son absence. Or main­te­nant nous ne sommes plus dans le manque du plaisir.

Dites bien que vous n’en êtes pas l’au­teur, mais que c’est Épi­cure qui a com­mis cela. Et comme Mar­cel ne veut pas être en reste — mal­gré ses remon­tées gas­triques — , si tout se déroule selon vos plans, il décla­me­ra ces mots de Sartre, pour faire bonne mesure:

Le désir est une conduite d’envoûtement. Il s’agit, puisque je ne puis sai­sir l’Autre que dans sa fac­ti­ci­té objec­tive, de faire engluer sa liber­té dans cette fac­ti­ci­té : il faut faire qu’elle y soit blablabla…

Dans une telle assem­blée, il y a tou­jours quel­qu’un pour évo­quer, ou invo­quer Scho­pen­hauer, qui se trou­ve­ra fort aise de tout ce gali­ma­tias. Déci­dé­ment, Mar­cel n’est plus aus­si drôle que dans vos sou­ve­nirs d’en­fant et il se demande si Sartre, l’au­teur de cette asser­tion, n’é­tait pas le nom de famille de ce type qui était invi­té l’autre jour dans la méthode Cauet.
Je vous sens déses­pé­ré, au comble de la déprime, pous­sé dans vos der­niers retran­che­ments par la mau­vaise volon­té que votre famille met à appor­ter un peu de piquant à cette soi­rée scin­tillante. Votre coupe de Cham­pagne est vide et vous ne savez plus vers qui vous tour­ner, vous vous sen­tez chan­ce­lant car vous ne pou­vez plus rien faire et votre image de hâbleur vient d’en prendre un sacré coup der­rière les oreilles.

Heu­reu­se­ment, Mar­cel n’a rien per­du de son esprit fêtard et il a pen­sé — contrai­re­ment à vous, piètre noceur — à ame­ner avec lui l’arme fatale en toute cir­cons­tance : la bou­teille de Cham­pagne explo­sive qui libère trente kilos de confet­tis sur plus de 10m² — sur la notice est ins­crite la men­tion “net­toyer la pièce après usage”. Grâce à l’i­né­nar­rable usten­sile, Mar­cel sur­pris en fla­grant délit de fla­gor­ne­rie, l’am­biance revient au beau fixe et les visages reprennent leurs cou­leurs cra­moi­sies et disons-le fran­che­ment, vous pas­sez désor­mais pour celui qui sou­hai­tait de tout coeur plom­ber la soirée.

Une rumeur gronde au fond de la pièce, Mar­cel est aus­si pâle qu’une paire de fesses, se tient le ventre comme si quelque chose n’al­lait pas et finit par vomir le foie gras et les huîtres — cha­cun ira de son hypo­thèse hasar­deuse sur le conte­nu sto­ma­cal — sur le tapis afghan de la cou­sine éloi­gnée, au mépris de la ser­viette que lui ten­dait Jac­que­line, qui avait vu le coup venir et espé­rant opé­rer une sou­daine trans­mu­ta­tion du mor­ceau de tis­su en sac à vomi. Pen­dant que se déroule cette scène d’hor­reur, Rufy, le bichon fri­sé d’O­dette, a enta­mé la séance d’ou­ver­ture des cadeaux sans attendre le coup de feu. Quel cabot ce Rufy…

Sacré Mar­cel, quel boute-en-train ! Fina­le­ment, il aura eu rai­son de la famille et le ren­dez-vous pris pour l’an­née pro­chaine n’est plus désor­mais qu’une loin­taine chi­mère, à votre grand sou­la­ge­ment. Votre opus des œuvres com­plètes de Ste­ven­son dans la poche, vous quit­tez le somp­tueux appar­te­ment sous la pluie froide en vous disant que rien ne vaut une balade à Paris un soir d’hi­ver et que les cita­tions c’est bien joli, mais ça ne nour­rit pas son homme, ni même les réveillons…


Écrit le 21 décembre 2007 (ça date, comme on dit en Égypte…)