Le temps très lent des toutes petites choses #3
Commençons la journée avec un bon mot… Et par cette citation presque féministe de George Bernard Shaw : « Ne dites jamais à une femme que vous êtes indigne d’elle ; faites-lui la surprise… ». Si elle avait été tournée un peu plus abruptement, on aurait pu la croire d’Oscar Wilde, mais certainement pas de cette manière. Je ne sais pas pourquoi mais elle me fait hurler de rire, comme si cela faisait écho à quelque chose de connu.
Dans ces journées au rythme ralenti, où le soleil est de la partie, je passe mon temps à ne rien faire, à humer l’air et à regarder les bourdons s’ébattre l’air pataud dans les branches enchevêtrées des lavandes dont les premières pousses vert tendre commencent à sortir. Je fais des siestes de sultan (pas la peine de regarder dans un dictionnaire la date de première utilisation de cette locution, on en est au premier jour), affalé sur mon lit, les rideaux tirés, juste de quoi laisser un soleil filtré comme le premier moût du cidre, allongé sur le ventre et les mains sous l’oreiller que je place au pied du lit ; c’est ma position traditionnelle pour une sieste effrénée. Caché derrière mes doubles vitrages renforcés, je n’entends qu’à peine les sillons des avions atterrissant à quelques kilomètres de là, mais entre deux, rien d’autre qu’un silence lourd et profond qui me permet sans difficulté de sombrer dans un sommeil digne d’une nuit en modèle réduit. L’art consommé de la sieste n’est pas à prendre à la légère. J’ai l’impression qu’il y a des années que je ne me suis pas permis ce luxe qui n’apporte rien, ne coûte pas cher et permet de se vautrer dans une sorte d’oisiveté assez crasse, somme toute. Le sourire béat de satisfaction heureuse du crétin satisfait s’affiche alors sur mon visage tandis que je tombe de l’autre côté du miroir, quelque chose d’un peu benêt, mais c’est sans conséquence sur le reste.
Quant à la lecture, j’y vais doucement, heureux de mon rythme et ne souhaitant pas gâcher les mots. Je lis le matin surtout, avec une grande tasse de thé, tout en regardant les rayons du soleil souligner le vert frais des feuilles à peine sorties des rosiers et du cerisier, en me disant que rien, décidément ne pourra faire que cette journée se passe plus mal que lorsqu’elle a commencé — le genre de pensée qui n’a aucune intérêt mais qui a tout de même l’avantage de me faire partir dans de très bonnes dispositions. J’apprends qu’il fait moins chaud à Istanbul qu’ici, ce qui n’est pas sans me rajouter un peu de baume au cœur.
Pendant quatre ans j’ai lu — comme disait sa logeuse à Maxime Gorki — « à m’en faire péter les mirettes ». Ensuite, comme le même Gorki, je suis allé « chercher mes universités sur les routes », qui n’ont pas été avares de pédagogues en haillons, ni de leçons de sable et de neige. Quoi qu’il en soit, j’ai toujours considéré la quête du savoir comme un contrat de confiance entre un aîné qui en sait très long, et un cadet qui en veut beaucoup.
Nicolas Bouvier, Histoires d’une image
Éditions Zoé, 2001
Les motifs. J’ai repris mon carnet de dessin et je me suis racheté de la peinture, des pinceaux à manche long et j’ai ressorti des stylos, feutres et crayons, mon compas et mon réglet. Il est temps de se replonger dans la complexité des motifs arabes qui, en plus de constituer un art à part entière, participent d’une science dont il faut connaître les règles strictes. J’ai appris d’une part que les motifs sont l’expression d’une géométrie divine, que le tout est contenu dans le tout, que le motif participe de l’harmonie universelle, et d’autre part, que l’abstraction furtive dans laquelle se cachent les motifs ne sont qu’une autre voix pour dire l’étendue de l’universalité du monde.
Photo d’en-tête © François Decaillet
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