Par­fois, il est ques­tion de Dieu, par­fois non

Par­fois, il est ques­tion de Dieu, par­fois non

Par­fois,
il est ques­tion de Dieu

Par­fois non…

Le hasard n’existe pas, m’a-t-on déjà dit plu­sieurs fois. Il n’existe pas, n’existent que des cor­res­pon­dances. Le monde entier ne peut être que le fait du hasard, d’un chaos sans ordre régi par des lois pré-éta­blies, pas plus qu’il ne peut être fait d’une déter­mi­na­tion ori­gi­nelle qui pré­ten­drait que tout est pré­vu, orga­ni­sé, et donc se pré­vau­drait d’un com­men­ce­ment et d’une fin qui sont déter­mi­nables par avance, mêmes si les cri­tères qui le consti­tuent sont émi­nem­ment complexes.

Seule­ment des cor­res­pon­dances. C’est ain­si qu’au fil de mes lec­tures, je récolte les fils d’une seule et même bobine, et même si par­fois je suis le seul à éta­blir des rap­ports, le prin­ci­pal c’est que, pour moi, cela garde sa cohérence.

Pho­to © Fusion of horizons

Eglise de la Theo­to­kos Pam­ma­ka­ris­tos (Θεοτόκος ἡ Παμμακάριστος, — Très sainte mère de Dieu, en turc : Fethiye Camii – mos­quée de la conquête)

Ευλογήσατε τον Κυρίον

by Greek Byzan­tine Choir | Mathi­ma­ta Mais­to­ros Koukouzele

Par­mi toutes les célé­bri­tés que le Pera Palas peut s’e­nor­gueillir d’a­voir héber­gées, deux figurent émergent, par leur renom­mée autant que par la marque qu’elles ont lais­sées à l’hô­tel, cha­cune nim­bée de mys­tère. La pre­mière est bien sûr Mus­ta­fa Kemal Atatürk, fon­da­teur de la Tur­quie moderne. Il avait ses habi­tudes à la chambre 101, lorsque, avant la guerre d’in­dé­pen­dance, au moment où la Tur­quie était occu­pée, il se sen­tait plus pro­té­gé dans la foule d’un hôtel que chez lui. Sa chambre, aujourd’­hui bap­ti­sée « Musée Atatürk », est ouverte aux visi­teurs et per­met d’ad­mi­rer trente-sept de ses objets per­son­nels, par­mi les­quels du linge, des lunettes de soleil, des pan­toufles et un tapis de prière en soie bro­dé de fil d’or, d’o­ri­gine indienne, offert par un maha­rad­jah de pas­sage. A la mort d’A­tatürk, le tapis atti­ra toutes les atten­tions, non seule­ment parce qu’il consti­tuait un objet de qua­li­té, mais parce que sa com­po­si­tion appa­rais­sait comme une pré­dic­tion. Sur le tapis est tis­sée une montre, dont l’heure indique neuf heures sept. Or, le 10 novembre 1938, au palais Dol­ma­bah­çe, Atatürk est mort à neuf heures cinq. Il y a plus : le tapis repré­sente dix chry­san­thèmes. Et voi­là que deux autres indices appa­raissent. « Chry­san­thème », en turc, se dit kasım­patı , et kasım veut dire « novembre »… Il y en avait dix… et Atatürk est mort le 10 novembre. A neuf heures cinq plu­tôt que neuf heures sept. Com­ment expli­quer ce mys­tère ? A mon sens, (il ne s’a­git là que de simples hypo­thèses), de deux choses l’une : soit le tout consti­tue un extra­or­di­naire ensemble de coïn­ci­dences, ce qui peut arri­ver, soit le maha­rad­jah aurait dû com­man­der son tapis en Suisse (ou dans le Jura fran­çais, soyons ouverts) et l’heure aurait été exacte.

Dic­tion­naire amou­reux d’Is­tan­bul, Metin Ardi­ti
Plon, Gras­set, 2022

J’ai cette sale habi­tude de tou­jours lire plu­sieurs livres en même temps, de lire tout ce qui me passe sous la main, de sur­jouer mon propre uni­vers, et dans cet autre livre que je suis en train de lire, Pour­quoi Byzance ?, du grand médié­viste fran­çais, spé­cia­liste du monde byzan­tin, Michel Kaplan, je trouve ce texte qui fait appel à l’ac­tua­li­té avec une force frap­pante (le livre a été publié en 2016). Je n’ai gar­dé qu’une petite par­tie de cette longue démons­tra­tion qui démontre que l’his­toire de la Rus­sie est émaillée de l’é­mer­gence d’au­to­crates, qui, tous autant qu’ils sont, que ce soit Ivan IV le Ter­rible, Pierre le Grand, Nico­las II, ou même Pou­tine, repré­sentent tous les héri­tiers d’un pou­voir byzan­tin qui a lais­sé des traces aus­si bien dans les manières de s’im­po­ser et de gou­ver­ner que dans cette pos­ture en tant que repré­sen­tant de Dieu sur terre. Le mot Tsar, ou Czar, celui qui est lieu­te­nant de Dieu sur terre, vient direc­te­ment du latin par l’in­ter­mé­diaire du grec, du mot César, qui a éga­le­ment don­né le terme alle­mand Kai­ser. Sa démons­tra­tion est édi­fiante, mais cette révé­la­tion l’est encore plus et sonne aujourd’­hui pré­ci­sé­ment comme un revers de l’his­toire qui devrait… rendre à César…

Au début du XIè siècle, les rela­tions poli­tiques et com­mer­ciales se dis­tendent entre Constan­ti­nople et Kiev, car le com­merce de Constan­ti­nople se tourne de plus en plus vers l’Oc­ci­dent. Mais les rela­tions intel­lec­tuelles et sur­tout reli­gieuses res­tent intenses entre Kiev et Constan­ti­nople. Jus­qu’au milieu du XIè siècle, les titu­laires de la métro­pole de Kiev, créée peu après le bap­tême col­lec­tif, sont envoyés de Constan­ti­nople ; par la suite, ils sont de plus en plus sou­vent russes, mais l’Em­pe­reur byzan­tin gar­dait la pos­si­bi­li­té de pour­voir le poste. La Rus­sie est donc née à Kiev et fai­sait alors non pas par­tie de l’Em­pire byzan­tin, qui ne pré­ten­dait pas contrô­ler la prin­ci­pau­té, mais de l’oikou­mène byzan­tin, cette com­mu­nau­té à voca­tion uni­ver­selle qui était l’un des fon­de­ments idéo­lo­giques de la puis­sance byzan­tine. La cathé­drale de Kiev, dont la déno­mi­na­tion de Sainte-Sophie ne doit évi­dem­ment rien au hasard, fut construite à par­tir de 1037 sur un plan byzan­tin amé­na­gé (cinq nefs et treize cou­poles) ; elle est déco­rée de mosaïques byzan­tines, fabri­quées à Constan­ti­nople et mon­tées sur place. Elle échap­pa de peu à la des­truc­tion que lui pro­met­tait Sta­line, qui céda à l’ins­tante demande de Romain Rol­land de conser­ver ce chef‑d’œuvre, témoi­gnage de la pre­mière splen­deur russe. […]
Quant aux rela­tions de l’Église russe actuelle avec Vla­di­mir Vla­di­mi­ro­vitch Pou­tine, cha­cun juge­ra et l’His­toire ensuite ; mais il semble bien que la même idéo­lo­gie de l’au­to­cra­tie soit à l’œuvre. En matière d’ab­so­lu­tisme et d’ar­bi­traire, Basile II appa­raît en com­pa­rai­son comme un amateur.

Michel Kaplan, Pour­quoi Byzance ?
Gal­li­mard, 2016

Et pour en ter­mi­ner avec Dieu (tiens, ça me rap­pelle quelque chose), je viens de lire cet article de Télé­ra­ma sur un repor­ter de guerre dont j’aime le style, Omar Ouah­mane, qu’on entend fré­quem­ment sur les radios de Radio France :

Je suis 100% athée ! Une fois qu’on a réglé la ques­tion de Dieu, on peut se concen­trer sur les hommes. J’ai vu trop de guerre, trop de sang. Com­ment croire que Dieu existe ? Il est par­ti en RTT ? Moi, je ne fais pas le même pari que Pas­cal. Ça doit être mon côté prise de risque.

Télé­ra­ma n°3772 du 27 avril 2022

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Citi­zen­four. Quelques jours avec Edward Snowden

Citi­zen­four. Quelques jours avec Edward Snowden

Citi­zen­four

Quelques jours avec Edward Snowden

La sur­veillance de masse

C’est un matin comme les autres, enso­leillé et froid, en plein cœur de l’au­tomne. Il fait 6°C dehors et les jours pro­chains pro­mettent d’être plus froids encore et plu­vieux ; ceci me crie à la figure la pro­messe de moments pas­sés dans la cha­leur de mon inté­rieur. J’é­cluse mes livres. La pile de livres à lire s’é­tire en hau­teur comme les gale­ries tou­jours plus hautes d’une ter­mi­tière, construc­tion fac­tice dont je finis par deman­der si tout cela va s’ar­rê­ter un jour. Une de mes der­nières acqui­si­tions ; Mémoires vives, par un cer­tain Edward Snow­den. Rien que le fait d’é­crire ces mots sur une page web, mal­gré sa faible dif­fu­sion, signi­fie d’en­trée de jeu que je suis impli­qué dans un sys­tème de sur­veillance dont je n’ai même pas idée. Snow­den, je ne m’y étais jamais vrai­ment inté­res­sé, je savais à peine qui c’é­tait, un Amé­ri­cain pas tout à fait tran­quille, bla­fard, un infor­ma­ti­cien à lunettes qui, parce qu’il avait une cou­ver­ture média­tique hal­lu­ci­nante, devait for­cé­ment avoir fait quelque chose de mal… Quelques lignes, la repro­duc­tion de quelques phrases tirées du jour­nal intime de Lind­say Mil­ls, sa com­pagne, éta­lées dans les pages du maga­zine Socie­ty, m’ont don­né envie de lire ce livre sur un sujet pour lequel je n’a­vais a prio­ri aucun espèce d’at­ti­rance, et sur­tout, qui n’a jamais véri­ta­ble­ment titillé ma méfiance.

Quelques jours m’ont suf­fi à lire ce livre d’une grande pure­té. Les mots de Snow­den résonnent encore alors que je viens de poser le livre, dont j’ai englou­ti le conte­nu comme un enfant bou­li­mique. Je regarde dehors, le soleil qui glisse sur les feuilles dorées de l’eu­ca­lyp­tus, et je me demande ce qui a bien pu se pas­ser pour qu’on en arrive là et pour, au final, qu’on se soit lais­sé faire. Il n’est pas ques­tion d’être para­noïaque, mais sim­ple­ment conscient que notre vie élec­tro­nique ne nous appar­tient pas. Elle ne nous a en fait jamais appartenu.

Snow­den qui a vécu les pré­mices d’In­ter­net se pose la ques­tion de savoir ce qui a fait que cet outil libre qu’é­tait le réseau mon­dial a pu tom­ber entre les mains de la NSA et des autres organes éta­tiques de sur­veillance dans le monde. Toutes les traces que nous y avons lais­sées existent pour tou­jours, impos­sibles à récu­pé­rer, impos­sibles à effa­cer. Les trois ins­truc­tions lire, écrire, exé­cu­ter, excluent de fac­to une qua­trième qu’on pense exis­ter éga­le­ment : effa­cer. En infor­ma­tique, rien n’est jamais effa­cé, et même si votre ordi­na­teur tente de vous en convaincre en vous deman­dant de confir­mer plu­sieurs fois que vous êtes en train de tirer un trait sur ce que vous venez de créer, il n’en est rien. Effa­cer ses traces est pra­ti­que­ment impos­sible, cela signi­fie peut-être que l’on est en train de dis­pa­raître soi-même.

Mais ça n’au­rait fait que rendre encore plus des­truc­teurs cer­tains pré­ceptes qui gou­vernent la vie sur Inter­net, à savoir que per­sonne n’a le droit de com­mettre une erreur et que si jamais cela arrive, il en sera tenu res­pon­sable jus­qu’à la fin de ses jours. Or, je n’a­vais pas envie de vivre dans un monde où tous devraient faire sem­blant d’être par­fait, car ce serait un endroit où ni mes amis ni moi n’au­rions notre place. Effa­cer ces com­men­taires reve­nait à effa­cer ce que j’é­tais, d’où je venais, et jus­qu’où j’é­tais allé. Renier ce que j’a­vais été autre­fois m’au­rait conduit à ôter toute valeur à ce que j’é­tais devenu.

Tokyo. Pho­to © B. Luca­va

Tokyo et les métadonnées

Snow­den est tour à tour un bon petit sol­dat, sous-trai­tant, membre externe d’un organe d’é­tat, employé d’une boîte d’in­for­ma­tique ayant pignon sur rue et dont vous pos­sé­dez peut-être un exem­plaire (Dell), com­mer­cial, admi­nis­tra­teur réseau. En réa­li­té, il est membre du contre-espion­nage, à la solde de l’État amé­ri­cain et vic­time à son insu d’une gigan­tesque machi­na­tion dont il est lui-même l’ar­chi­tecte. Il passe par toutes les strates qui lui per­mettent de com­prendre que la mis­sion qu’on lui a confiée n’est ni plus ni moins que par­ti­ci­per à la fabri­ca­tion d’un gigan­tesque sys­tème de sur­veillance glo­bale qui col­lecte toutes les traces élec­tro­niques à tra­vers Inter­net et dont n’im­porte qui pour­rait se ser­vir pour rendre n’im­porte qui d’autre cou­pable de n’im­porte quoi. Mais on n’est plus en train de par­ler du sys­tème ECHE­LON, on est bien au-delà. Pour bien com­prendre de ce dont il est ques­tion, il faut com­prendre que ce n’est pas tant le conte­nu des don­nées élec­tro­niques qui inté­ressent ceux qui ont déci­dé de mettre en place cette sur­veillance, mais les don­nées qui en per­mettent le trans­port ; les méta­don­nées… Snow­den se trouve alors à Tokyo et nous explique avec une clar­té biblique à quel point nous sommes vulnérables.

Je veux par­ler des infor­ma­tions qui ne sont pas dites ni écrites mais qui per­mettent néan­moins de révé­ler un contexte plus large et des modèles de com­por­te­ments. […] Ima­gi­nons que vous télé­pho­niez à quel­qu’un depuis votre por­table. Les méta­don­nées peuvent alors inclure la date et l’heure de votre conver­sa­tion, la durée de l’ap­pel, le numé­ro de l’é­met­teur, celui du récep­teur, et l’en­droit où l’un et l’autre se trouvent. Les méta­don­nées d’un e‑mail peuvent indi­quer le genre d’or­di­na­teur uti­li­sé, le nom de son pro­prié­taire, le lieu depuis lequel il a été envoyé, qui l’a reçu, quand il a été expé­dié et quand il a été reçu, qui l’a éven­tuel­le­ment lu en dehors de son auteur et de son des­ti­na­taire, etc. Les méta­don­nées peuvent per­mettre à celui qui vous sur­veille de connaître l’en­droit où vous avez pas­sé la nuit et à quelle heure vous vous êtes réveillé ce matin-là. Elles per­mettent de retra­cer ce que fut votre par­cours dans la jour­née, com­bien de temps vous avez pas­sé dans chaque endroit visi­té et avec qui vous avez été en contact. […] Vous ne contrô­lez pas, ou à peine, les méta­don­nées que vous géné­rez auto­ma­ti­que­ment. C’est une machine qui les fabrique sans vous deman­der votre par­ti­ci­pa­tion ni votre auto­ri­sa­tion, et c’est aus­si une machine qui les recueille, les archive et les ana­lyse. A la dif­fé­rence des êtres humains avec qui vous com­mu­ni­quez de votre plein gré, vos appa­reils ne cherchent pas à dis­si­mu­ler les infor­ma­tions pri­vées et n’u­ti­lisent pas de mots de passe par mesure de dis­cré­tion. Ils se contentent d’en­voyer un ping à l’an­tenne-relais la plus proche à l’aide de signaux qui ne mentent jamais.

TITAN­POINTE, le bun­ker de la NSA en plein cœur de New-York. Lire l’ar­ticle sur The Inter­cept

La TUR­BU­LENCE

Quelque chose me rend un peu ner­veux à la lec­ture de ces mots. Je n’ai pas à pro­pre­ment par­ler la sen­sa­tion d’être épié. Je ne suis pas plus inquiet que ça à l’i­dée que la web­cam de mon PC por­table puisse être contrô­lée à dis­tance par quel­qu’un qui vou­drait voir ce que je fais en écri­vant ces mots et en buvant mon café, parce qu’en réa­li­té, je ne pense pas être l’ob­jet des atten­tions par­ti­cu­lières des ser­vices de contre-espion­nage… Tou­te­fois, je me rends compte que ma vie est consi­gnée sur des ser­veurs à qui je n’ai pas don­né l’au­to­ri­sa­tion de sto­cker ces infor­ma­tions. En regar­dant “mes tra­jets” sur Google maps, je sais que tous mes tra­jets sont consi­gnés. Le GPS, même si je n’u­ti­lise pas d’i­ti­né­raire par­ti­cu­lier, est en capa­ci­té de me dire si je suis ren­tré chez moi par la rue Gabriel Péri ou la rue Pas­teur, à quelle heure je suis arri­vé sur les hau­teurs de Magnan­ville ce jour où il pleu­vait des cordes et si la pho­to de ce cham­pi­gnon dont je ne connais même pas le nom a bien été prise près de l’é­tang Godard dans la forêt de Mont­mo­ren­cy. Des don­nées ano­dines, mais qui sont archi­vées. Depuis long­temps. Tout un pan de ma vie sto­cké sur des ordi­na­teurs dont je ne connais pas l’emplacement. Tout ceci com­mence à me faire peur. Pour­tant, je n’ai pas la sen­sa­tion d’être un cri­mi­nel mais savoir que je suis sur­veillé à mon insu me laisse pen­ser que je pour­rais poten­tiel­le­ment l’être alors que je n’en ai pas spé­cia­le­ment envie…

Pour bien com­prendre les risques encou­rus, per­sonne mieux que Snow­den peut nous expli­quer ce qui se passe exac­te­ment et pour cela, il nous explique com­ment fonc­tionne TUR­BU­LENCE, une arme de confis­ca­tion massive.

Ima­gi­nez-vous assis devant un ordi­na­teur, alors que vous êtes en train de vous rendre sur un site web. Vous ouvrez votre navi­ga­teur, tapez un URL, et appuyez sur la touche “entrée”. L’URL est une requête, et cette requête est envoyée vers son ser­veur de des­ti­na­tion. Mais quelque part, au cours de son voyage, avant que la requête ne par­vienne à son ser­veur, elle devra pas­ser à tra­vers TUR­BU­LENCE, l’une des armes la plus puis­santes de la NSA.

Plus spé­ci­fi­que­ment, votre requête pas­se­ra par plu­sieurs ser­veurs noirs empi­lés les uns sur les autres, d’à peu près la taille d’une biblio­thèque à quatre rayon­nages. Ces ser­veurs sont ins­tal­lés dans des salles spé­ciales au sein de bâti­ments appar­te­nant aux plus grands opé­ra­teurs télé­coms pri­vés dans des pays alliés, ain­si que dans des ambas­sades  et des bases mili­taires américaines. […]

Si TUR­MOIL décide que votre navi­ga­tion est sus­pecte, il trans­met l’in­fo à TUR­BINE, qui redi­rige votre requête vers les ser­veurs de la NSA ; là-bas des algo­rithmes décident quel pro­gramme — quel logi­ciel mal­veillant, ou mal­ware — de l’a­gence va être uti­li­sé contre vous. […] Les pro­grammes choi­sis sont ren­voyés à TUR­BINE qui les injecte dans le tra­fic et vous les refile en même temps que le site web que vous cher­chiez à visi­ter. Et voi­là le résul­tat : vous avez eu le conte­nu que vous vou­liez, avec la sur­veillance dont vous ne vou­liez pas, le tout en moins de 686 mil­li­se­condes. Et com­plè­te­ment à votre insu.

Une fois que les pro­grammes sont sur votre ordi­na­teur, la NSA n’a plus seule­ment accès à vos méta­don­nées mais éga­le­ment à toutes vos don­nées. Désor­mais votre vie numé­rique lui appar­tient entièrement.

Bon. Pas vrai­ment ras­su­rant tout ça. Cela me pose la ques­tion de savoir si je n’ai pas, tout au long de ma vie numé­rique, quelque peu décon­né, à cher­cher des infor­ma­tions sur tel homme poli­tique, tel dis­si­dent chi­nois, tel pré­sident de la répu­blique amé­ri­caine à la che­ve­lure orange… Et du coup, existe-t-il dans mon ordi­na­teur un logi­ciel qui pirate toutes mes méta­don­nées pour en orga­ni­ser la col­lecte dans un data­cen­ter d’A­ma­zon et per­mettre ain­si à un agent trai­tant de la NSA de savoir tout ce qui se passe dans ma mai­son… ? Je vais me refaire un café.

Dis­clo­sure

Snow­den n’est pas qu’un geek aso­cial qui aurait fait fui­ter des infor­ma­tions pour se tailler tran­quille­ment une car­rière de sta­ture inter­na­tio­nale mise en lumière par quelques jour­na­listes un peu aven­tu­reux… On ne le sait peut-être pas, mais les révé­la­tions dont il est l’au­teur ont eu pour effet de faire condam­ner la NSA qui a outre­pas­sé ses droits et d’en­ca­drer les pro­cé­dures de sur­veillance. Aujourd’­hui, Edward Snow­den vit en exil à Mos­cou, après avoir vécu quelques temps à Hong-Kong d’où il a pu faire ses révé­la­tions dans une chambre d’hô­tel aveugle, le teint bla­fard et les vête­ments frois­sés, entou­ré de quelques repor­ters qui ont déci­dé de por­ter sa parole au grand public. Il paie chè­re­ment ses révé­la­tions, les auto­ri­tés amé­ri­caines au cul et la peur au ventre. La France vient de refu­ser de lui don­ner asile, cer­tai­ne­ment par peur de frois­ser un pré­sident amé­ri­cain qui le consi­dère tou­jours comme un cri­mi­nel. Si on peut consta­ter aujourd’­hui que les lan­ceurs d’a­lerte ne béné­fi­cient d’au­cune pro­tec­tion et que leur vie dépend d’é­tats qui sou­haitent plus ou moins offrir l’a­sile, Snow­den donne l’exemple, car il n’a pas hési­té à oser sacri­fier sa vie, celle de ses parents et de sa com­pagne, pour une cause qu’il jugeait juste et dont la révé­la­tion a eu des effets. Il n’en reste pas moins que cela pointe autre chose… dont il faut tou­jours être conscient.

Si, à un moment ou à un autre au cours de votre lec­ture de ce livre, vous vous êtes arrê­té un ins­tant sur un terme en dési­rant le cla­ri­fier ou l’ap­pro­fon­dir, et vous l’a­vez tapé dans votre moteur de recherche — et si ce terme est d’une manière ou d’une autre sus­pect, comme XKEYS­CORE, par exemple — alors féli­ci­ta­tions : vous êtes dans le sys­tème, vic­time de votre propre curio­si­té.
Même si vous n’a­vez fait aucune recherche sur Inter­net, tout gou­ver­ne­ment un peu curieux pour­rait aisé­ment décou­vrir que vous avez lu ce livre. Ou du moins que vous le pos­sé­dez, que vous l’ayez télé­char­gé illé­ga­le­ment ou que vous ayez ache­té un exem­plaire papier en ligne, ou encore que vous en ayez fait l’ac­qui­si­tion dans une librai­rie en dur, en payant par carte.

Autant dire qu’en écri­vant ce billet, avec toutes les requêtes que j’ai lan­cées dans mon navi­ga­teur — même si j’ai uti­li­sé le navi­ga­teur TOR et le moteur de recherche Duck­Duck­Go — pour me ren­sei­gner sur les opé­ra­tions secrètes ren­sei­gnées dans ce livre, les sigles, les noms des per­sonnes impli­quées, jour­na­listes, avo­cats, les lieux où se trouvent les bases de la NSA et les articles de presse consa­crés à l’af­faire, je suis déjà qua­si­ment cer­tain d’être au cœur d’un cer­tain type de sur­veillance. Ain­si que vous, qui êtes en train de blê­mir en lisant ce billet… Il est déjà trop tard.

A l’ins­tant même où j’é­cris ces mots, je reçois un mail de Google qui m’in­forme que, parce que j’ai deman­dé à ce que ce soit confi­gu­ré de telle sorte, je reçois ma time­line d’oc­tobre, c’est-à-dire le rap­port cir­cons­tan­cié de mes dépla­ce­ment le mois der­nier. Ain­si j’ai fait 746 kilo­mètres en trans­ports (beau­coup plus je pense en réa­li­té), je me suis ren­du à Vin­cennes (au zoo, avec mon fils) et à Chen­ne­vières-sur-Marne. J’ai enre­gis­tré 49 lieux dans 23 villes, etc. Le mail vient de Mou­tain View, Cali­for­nie. A moi de déci­der de quelle sur­veillance j’ai envie…

Le livre d’Ed­ward Snow­den, Mémoires vives, vient de paraître au Seuil (sep­tembre 2019), tra­duit de l’an­glais par Etienne Ménan­teau et Auré­lien Blanchard.

Le film de Lau­ra Poi­tras, Citi­zen­four, troi­sième volet de sa fresque post-11 sep­tembre (avec My coun­try, my coun­try et The oath), tour­né en 2014, est dis­po­nible dans son inté­gra­li­té sur Archive.org, en ver­sion ori­gi­nale non sous-titrée.

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