Qu’est-ce qui se passe à Budapest ? J’ai longtemps confondu Budapest et Bucarest, sans vraiment chercher à savoir quelle ville se trouvait où et une fois que je savais que Bucarest était en Roumanie, c’était devenu simple de savoir que l’autre se trouvait en Hongrie, mais même ça, c’était vague. La Hongrie… on l’entend bien dans Empire austro-hongrois (je dis bien Empire, celui des Habsbourg, qui fut dirigé par François-Joseph Ier alors Empereur d’Autriche), mais ça ne renseigne pas sur l’endroit où ça se trouve sur la carte et je n’ai jamais réussi à bien visualiser la disposition des pays de l’est de l’Europe. Aujourd’hui encore, j’ai du mal et je suis parti là-bas sans vraiment savoir ce qui m’attendait.
Si arriver en Turquie sans connaître la langue peut paraître compliqué, cela ne m’a pas paru handicapant, mais étrangement, lorsque je suis arrivé à Budapest, à l’aéroport international de Budapest-Ferenc Liszt (j’ai tout de même mis deux jours à me rendre compte que Ferenc Liszt n’était autre que le musicien et compositeur que nous connaissons sous le nom de Franz Liszt), je me retrouvé dans un autre monde où j’avais l’impression d’être complètement perdu, où mes repères se délitaient et où la langue me paraissait à mille lieues de ce que je connaissais jusque là.… Attraper un taxi me demande un effort surhumain après avoir fait la queue pendant une demi-heure au distributeur de billets. Les billets qui en sortent sont colorés et représentent pour la plupart des gens à grosses moustaches et barbes dont le profil m’est totalement inconnu. Pourtant, celui qui se trouve sur le billet de 200 ft (forints) est un Français, c’est Charles Ier Robert d’Anjou (Róbert Károly), fils de Charles Martel et roi de Hongrie. La monnaie, le forint, n’a pas de subdivision depuis 1999 et pour retrouver le prix en euro, il faut faire une savante conversion en divisant par 300… Du coup, tout paraît cher mais dès lors que vous avez fait la conversion, vous vous retrouvez avec des prix tellement dérisoires que c’en est presque inquiétant.
Le taxi file à toute vitesse depuis l’aéroport et passe par une banlieue sans charme, aux maisons basses et aux jardinets sales et pas entretenus. La première image que j’ai de la capitale lorsque j’entre dans son cœur, c’est une bâtisse ancienne et sombre sur laquelle on peut voir un grand logo Unicum, une croix dorée sur fond rouge, flotter sur son frontispice. J’apprendrai plus tard que c’est un alcool fort que les Hongrois consomment… pour se remettre d’une gueule de bois… Les Hongrois ont malheureusement le triste record du nombre de maladies et de morts liées à l’alcool en Europe. Ils ont aussi le triste record du peuple qui mange le moins de légumes dans le même espace.
Le taxi déboule comme un taré dans les rues larges de la ville et m’emmène à l’hôtel qui se situe sur Erzsébet körút, un boulevard situé dans le quartier d’Erzsébetváros, connu comme étant le quartier juif de la capitale. Le boulevard est coupé en deux par un tramway de couleur jaune hors d’âge qui se déplace dans un crissement de fer insoutenable en déchirant les tympans.
L’immeuble est immense et est composé de deux bâtisses en pierre de style néo-Renaissance, séparé par une verrière donnant sur une cour intérieure. Quand le taxi me dépose, ma valise se fait kidnapper par un chasseur en livrée bleu ciel qui m’accompagne jusqu’à l’accueil où on me remet une carte et me guide ensuite jusqu’à ma chambre. Je n’ai même pas le temps d’admirer les marbres et les tapis épais que je suis déjà dans ma chambre. De toute ma vie, c’est la première fois que je donne un pourboire à une chasseur dans un hôtel… Il faut dire que l’hôtel dans lequel je suis arrivé a bradé ses prix pour la période et je me retrouve avec une population que je n’ai pas vraiment l’habitude de côtoyer dans ce qui apparaît comme étant un des hôtels les plus luxueux de la capitale, le Corinthia Hotel.
L’hôtel date de 1896 et a connu des heures plus ou moins heureuses, mais c’est ici qu’étaient formés les rejetons de l’école hôtelière pour tout le pays. La chambre est spacieuse avec un lit immense et un bureau, un petit salon et une télé qui me souhaite personnellement la bienvenue en me priant dans ma langue de passer un bon séjour…
L’heure à se remplir l’estomac. Dans une petite rue de derrière (Kertész utca) je trouve un bouiboui qui sert à l’étage où on peut à peine se tenir debout, des falafels que je trempe dans la houmous et du tabouleh arrosé d’un coca national. Bienvenue au Hummus Bar de Budapest. En m’enfonçant dans la ville, la première chose que je constate, c’est que tout est tracé au cordeau, rien n’est laissé au hasard de petites rues qui pourraient montrer le visage de petites maisons d’un type particulier. Non, tout n’est que bâtisses quasi-haussmanniennes, boulevard larges, trottoirs larges, façades vides. J’en parlerai plus tard, mais ce qui est frappant ici, c’est ce curieux mélange de néo-gothique, de ce style purement hongrois qu’on appelle “Sécession” et de froideur communiste… Incomparable et assez déroutant. Je fais connaissance avec qu’on appelle là-bas le trolley, un hybride bus-tramway, un bus électrique qui est relié au réseau des fils électriques aériens et ne peut donc en aucun cas dévier de sa trajectoire.
Sur Király utca, une rue qui descend vers le centre-ville, bordée de magasins tous fermés, je trouve une belle église baroque, peinte en jaune, de ce style caractéristique qu’on trouve dans ce qui reste de l’empire austro-hongrois. C’est une église catholique, Avilai Nagy Szent Teréz Plébániatemplom, l’église Sainte Thérèse d’Ávila. Si tous les magasins sont fermés, c’est que c’est le week-end de Pâques et je fais la moue en me rendant compte que si tout est fermé le samedi de ce week-end, il y a peu de chances pour rencontrer quoi que ce soit d’ouvert pendant le reste du week-end…
Je continue de descendre, je tombe sur des cours intérieures qui disent tout le drame de ce pays qui a vécu sous le joug communiste après avoir fricoté avec l’Allemagne nazie qui ne s’est pas gênée pour l’envahir après-coup. Évidemment, on ne peut résumer l’histoire d’un pays à ces quelques faits, tout est beaucoup plus compliqué, imbriqué avec la grandeur de l’Autriche-Hongrie et les aspirations de ces peuples mélangés, écrasés par le cours de l’histoire, frustrés et humiliés. J’arrive devant ce qui ressemble à une synagogue dans la rue Rumbach Sebestyén. La bâtiment de style mauresque est désaffecté ; par un petit trou de la porte je constate que l’intérieur en octogone est baignée d’une lumière presque irréelle venant du dôme, mais plus rien ne vit, tout est à l’arrêt. J’apprendrai plus tard que la Rumbach zsinagóga n’est plus active depuis 1959 et que c’est le grand architecte Otto Wagner qui l’a dessinée, à une époque où les Juifs avaient encore le droit aux honneurs…
Dans cette même rue, à quelques pas de là, je trouve un bâtiment étrange du côté duquel sortent des fils électriques qui crépitent. Il y a quelque chose de fascinant dans ce qui ressemblent à un immense poste électrique posé là en plein milieu de la ville dense. En face se trouve un bâtiment dans cet étrange style Sécession, ou Sécession viennoise, un courant artistique très proche de l’Art Nouveau au début du XXème siècle, je reste quelques instants fasciné par cet immeuble aux formes étranges pour lesquelles j’ai du mal à avoir de l’affection et je constate qu’un type me regarde de travers. Il porte un Panama et des tongs, un pantalon à fleur élimé et sale et une chemise entr’ouverte sur sa poitrine grasse. Ses cheveux blonds filasse et ébouriffés sont longs, ses yeux sont bleus et son regard éteint par l’alcool avait dû être autrefois vif et intelligent. Il s’adresse à moi en anglais pour me dire que c’est un bâtiment de style Sécession… je le remercie, mais loin d’être rassuré par le bonhomme qui pue l’alcool fort, je ne compte pas poursuivre. Il me demande d’où je viens, je lui dis Paris et là, le visage sombre de l’homme qui me fait penser à Klaus Kinski s’éclaire et il se met à me parler de Sarkozy (il dit Char-kossi) dont j’ai oublié qu’il était d’origine hongroise et me dit que c’est un mauvais homme, qu’il fait honte à ses origines, qu’il est heureux qu’il ait été battu par Hollande… Je lui souris. Derrière le voile d’hébétude que jette sur son visage une trop grande et trop habituelle consommation d’alcool, je vois le signe d’une belle intelligence, mais aussi d’une certaine souffrance. Nous discutons quelques instants et il me dit qu’il connait un peu la France, que son père est parti vivre à Paris pendant l’ère communiste et je sens quelque chose de profondément triste dans son histoire, ses yeux se brouillent, ses mots s’emberlificotent et il tombe dans une espèce de torpeur honteuse, et puis s’éloigne en me souhaitant un bon séjour… en français.
Un peu plus loin, je trouve peut-être la raison pour laquelle la synagogue Rumbach est fermée depuis aussi longtemps (hormis l’occupation communiste). Il y a une autre synagogue, beaucoup plus grande et construite dans le même style d’inspiration mauresque : la Dohány utcai Zsinagóga, la Grande Synagogue. Construite par un architecte chrétien, c’est la seconde synagogue du monde en taille, après le temple Emanu-El de New-York et donc la première en Europe. C’est un bâtiment majestueux surmonté de deux minarets que je n’aurais pas la chance (encore une fois, ça devient agaçant) de voir ouverte. Entre la rue et le bâtiment se trouve un jardinet où reposent des stèles rappelant l’histoire dramatique des 600.000 juifs hongrois déportés vers les camps de la mort.
Je continue ma route en allant descendant vers ce qui est un des fleuves les plus connus du monde, le Danube qu’on appelle ici Duna. J’arrive devant ce qui ressemble à une immense cathédrale, construite dans un style qu’on pourrait appeler néo-classique. C’est l’immense Basilique Saint-Étienne (Szent István Bazilika) dont je pensais qu’elle était dédiée au Saint-Étienne des Apôtres, le premier martyr de la chrétienté, mais pas du tout, c’est d’Étienne Ier de Hongrie dont il est question, le fondateur du royaume de Hongrie. L’intérieur de l’église est immense mais je ne pourrais pas y circuler car un mariage y est célébré et on ne voit qu’une toute partie de la nef. Il faut avouer que se marier à l’intérieur d’un tel bâtiment doit être une expérience assez grandiose, même si l’architecture me laisse assez froid. Mélange de baroque, de néo-classique et de néo-byzantin, elle ne fait pas sens dans l’histoire de l’art… Enfin, je m’approche du Danube et je peux enfin voir ce qui constitue le monument le plus important et le plus emblématique de la ville et pour ainsi dire du pays : le Magyar Országgyűlés, le Parlement Hongrois. Datant du début du XXème siècle, c’est un très beau bâtiment construit dans un style néogothique parfaitement confondant et c’est également le plus grand parlement d’Europe (dommage qu’il soit si mal occupé avec son extrême-droite raciste et antisémite qui refait surface, comme dans les années 30). La vision de ce bâtiment au pied du Danube a quelque chose d’assez impressionnant et majestueux.
Depuis le très grand Pont des Chaînes (Széchenyi Lánchíd), symbole s’il en est de la ville, je me rends compte d’une chose que j’avais oublié depuis longtemps. Cette ville de Budapest est en réalité la jonction de deux quartiers bien distincts, ou plutôt deux villes anciennes que le Pont des Chaînes relie pour ne plus former qu’une seule ville. L’une des villes s’appelle Pest, l’autre Buda. On aurait pu trouver plus compliqué mais non.
Si le Parlement est un véritable symbole de l’aventure politique de la Hongrie à la fin du XIXè siècle, le Pont des Chaînes est à lui seul le symbole du rassemblement des deux rives autour du Danube et de manière générale, un pont porte toujours en lui des valeurs fortes d’unification de ce qui est ou a été disjoint. Il a d’ailleurs été détruit pendant la Seconde Guerre Mondiale par les Allemands qui ont à peu près détruit tout ce qui enjambait le Danube. On peut voir sur cette photo datant de 1946 à quoi ressemblait Budapest au lendemain de la guerre. Ruine et désolation.
J’arrive devant un tunnel de l’autre côté de la rive, à Buda, sur une place portant un nom qui n’a rien de hongrois, Adam Clarke (ou plutôt Clark Ádám tér), au pied de ce qu’on appelle le Château de Buda. On y accède par un petit funiculaire, le Budavári Sikló, qui monte en quelques minutes la côte escarpée, moyen le plus rapide de se rendre sur cette colline où se trouve le passé et le présent. Une jolie place (Szent György tér) donnant vue sur le Danube est encerclée par deux bâtiments importants pour les habitants de Budapest puisque l’un d’eux est la résidence du Premier Ministre (le très sympathique Viktor Orbán, élu démocratiquement, faut-il le rappeler), le palais Sándor (Sándor palota). L’autre bâtiment est un ancien couvent de Carmélites reconverti en théâtre, le théâtre du Château (Várszínház). De l’autre côté se trouve le château de Buda (budavári Palota), l’ancienne demeure des rois de Hongrie dont il est question qu’une grande série de travaux lui permette de retrouver l’aspect qu’il avait avant la Seconde Guerre Mondiale. Les travaux n’ont pas encore commencé et vu le moral des Hongrois à l’heure actuelle, j’imagine qu’ils ont bien d’autres priorités. Actuellement, le château renferme la Galerie Nationale, la plus grande collection publique de beaux-arts au monde.
Lorsque je redescends de la colline, je longe les quais en partant vers le sud, tandis que le soleil décline. Je tombe en pâmoison devant un petit bâtiment devancé par une colonnade charmante sous laquelle je découvre de très belles peintures ornementales à fresque ; avec difficulté, j’arrive à comprendre que le bâtiment est un casino, apparemment rarement ouvert et au pied des colonnes dort une colonie de SDF qui a trouvé là un refuge à l’abri des intempéries et apparemment suffisamment en retrait pour qu’on ne les en déloge pas. Derrière un grand rond-point, je découvre un petit parc pas vraiment calme puisque je suis au croisement de plusieurs routes, au centre duquel est posée une statue colossale d’une femme que je ne connais pas et sous laquelle est inscrite la mention Erzsebèth Kyraliné qui ne m’en dit pas vraiment plus. Les dates de naissance et de mort ne m’en apprennent guère, alors je cherche dans mon guide qui pourrait être suffisamment important pour marquer ainsi la ville en donnant son nom également à l’avenue dans laquelle se trouve mon hôtel (qui n’est pas la porte à côté d’ailleurs). Je fais courir ce prénom dans ma bouche et je finis par trouver comme une révélation : Erzsebèth… Erzsebèth… Elisabeth… Sissi. C’est bien évidemment elle, la princesse hongroise, Élisabeth Amélie Eugénie de Wittelsbach, impératrice d’Autriche et reine de Hongrie, qui épousa son cousin, l’empereur François-Joseph Ier. Je fais un détour par cet endroit que je voulais voir et peut-être même visiter, les bains Rudas (Rudas Gyógyfürdő). Ce lieu a quelque chose de particulier et j’aimerais bien y entrer, alors j’apostrophe la rabatteuse qui harangue dans un anglais affreux ; elle me dit que les bains ferment dans 30 minutes mais qu’ils rouvrent à 22 heures pour toute la nuit… Je suis surpris, mais je me dis qu’après cette jour, ce serait une bonne façon de se détendre.
Je rentre à l’hôtel pour prendre de quoi me couvrir pour la nuit qui s’annonce fraîche et j’avise un restaurant non loin de là, Magdalena Merlo, un machin un peu cosy tenu par une jolie blonde tonique. Je suis servi par un grand haridelle qui a l’air de ne pas aimer son métier et qui n’a aucune considération pour les gens qu’il sert. Le menu que je prends est plus que copieux et chacun des plats est accompagné d’un verre de vin différent. Après un verre de Fütyülős Mézes Barack Pálinka glacé (alcool d’abricot au miel affichant un tirant d’alcool de 33%) je mange un goulash aux pommes de terre, une crêpe au ragoût d’aubergine et de mouton et un tiramisu gigantesque. Je ressors de là passablement gonflé de l’estomac et un peu alcoolisé… malheureusement je ne suis pas séduit par la cuisine de l’endroit, trop lourde, en trop grande quantité, mais je ne boude pas mon plaisir… Je rentre à l’hôtel, incapable de ressortir pour aller aux bains et je m’endors comme un gros bébé dans le lit immense de ma suite.
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Épisode suivant : Reflets du Danube: carnet de voyage à Budapest (jour 2)
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