Jour­nal

Du neu­vième mois

le neu­vième mois

Ceci n’est pas une his­toire comme une autre. C’est l’his­toire d’une expé­rience nou­velle pour moi, un nou­veau para­digme, une plon­gée à moi­tié immer­sive dans quelque chose que je connais déjà et dont je ne n’ai jamais eu l’ex­pé­rience intime. Neu­vième mois du calen­dier de l’hé­gire, Rama­dan (رَمَضَان) est le mois sacré par excel­lence pour les Musulmans.

Same­di 1er mars

Nous sommes le pre­mier jour du mois de mars et c’est un peu par hasard que je me retrouve à jeû­ner, n’ayant pas vrai­ment anti­ci­pé que ça arri­vait là, ce same­di matin. Ce n’est pas vrai­ment comme Noël, parce qu’on sait que ça arrive for­cé­ment tous les vingt-cinq décembre. Là, c’est for­cé­ment un peu dif­fé­rent. Alors je me lève à 5h30 pour déjeu­ner (et là, je me rends compte que toute la puis­sance de l’é­ty­mo­lo­gie tient à peu de chose), pour boire un café fort, quelques tranches de pomme et d’o­range, et des tranches de pain que j’ai tar­ti­né de beurre et de confi­ture d’o­range. Pour un peu, j’a­vais presque l’im­pres­sion de prendre un petit-déjeu­ner anglais, il ne man­quait plus que le par­fum d’un Earl Grey corsé.

Je me suis recou­ché rapi­de­ment. Non pas parce que j’é­tais fati­gué ou que je vou­lais dor­mir, mais ma pre­mière angoisse était sim­ple­ment de me poser la ques­tion de savoir com­ment j’al­lais pou­voir tenir toute la jour­née sans man­ger alors qu’en réa­li­té, c’est quelque chose que j’ai déjà éprou­vé plu­sieurs fois, et jus­qu’à preuve du contraire, je n’en suis pas mort. Au final, je n’ai pu dor­mir que trois heures de plus, après quoi j’ai fini par tuer la temps en lisant à la lumière du soleil qui trans­per­çait la pièce à coup de rayons au tra­vers des volets. Aucune urgence, aucune précipitation.

Je suis sor­ti dans l’air frais de cette belle jour­née enso­leillée pour aller faire quelques courses. L’im­pres­sion d’une cer­taine effer­ves­cence se dif­fu­sait un peu par­tout, comme un jour de fête, ou plu­tôt de pré­pa­ra­tion de fête. Dehors, des odeurs de pois cas­sé en train de mijo­ter, d’é­pices, odeurs de légumes mijo­tés et de piments frits à l’huile. Au final, vu le temps que j’ai pas­sé à faire les courses, je n’ai même pas eu le temps de pen­ser à ce qui se pas­sait dans mon esto­mac. Et sin­cè­re­ment, je n’ai même pas eu de ten­ta­tion, ou même de coup de barre qui m’au­rait impo­sé de devoir dor­mir un peu. A part le ventre qui gar­gouille, rien de bien ter­rible au final.

Pho­to de Brooke Lark sur Uns­plash

Sài Gòn

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Sài Gòn

Saï­gon n’existe pas. Saï­gon n’existe plus. Hồ Chí Minh-Ville… Lorsque j’é­tais enfant, le nom de Saï­gon me don­nait des envies de voyage, avait la saveur de l’exo­tisme véhi­cu­lée par des années d’ha­bi­tudes ser­viles, l’In­do­chine était fran­çaise. Je ne savais même pas dans quel pays ça se trou­vait… Je suis né alors que la ville n’é­tait pas encore tom­bée. The fal­ling… 1975. Dans les années 80, j’a­vais enten­du par­ler des boat people sans savoir ce que c’é­tait. Je me sou­viens de mon grand-père par­lant avec une cer­taine hargne d’un de ses voi­sins qui s’é­tait enga­gé dans l’ar­mée pour aller com­battre pen­dant la guerre d’In­do­chine. A côté de ça, d’autres noms ; Java, Suma­tra, Bor­néo, Sin­ga­pour… ça sen­tait bon l’exo­tisme de carte pos­tale, un ima­gi­naire mys­té­rieux, la grande Asie secrète, avec des lam­pions en papier rouge, des odeurs d’en­cens dont les volutes bleu­tées s’é­le­vait vers les pales du ven­ti­la­teur d’un tri­pot fré­quen­té par des hommes por­tant che­mise à col mon­tant en soie noire, une fine natte dans le dos et une mous­tache aus­si fine qu’un trait de crayon, l’air vrai­ment très très mystérieux…

On est un peu idiot quand on est jeune. L’im­por­tant c’est que ça ne se dif­fuse pas trop dans le temps.

Je ne suis jamais allé à Saï­gon, ni à Hồ Chí Minh-Ville, et je n’i­rai peut-être jamais. La nos­tal­gie des jours heu­reux n’est pas pour moi. Cher­cher les traces d’un pas­sé glo­rieux qui n’é­tait glo­rieux que pour ceux qui en pro­fi­taient, dont les grands hôtels avec pignon sur rue sont les témoins muets et silen­cieux, ce n’est pas pour moi.

Khách sạn Metro­pole Hà Nội 

Grand hôtel sur une large ave­nue décou­pée à la Hauss­mann qui por­tait autre­fois le nom d’Hen­ri Rivière, héros de la conquête du « Ton­kin » ; ana­chro­nisme, ou plu­tôt dys­to­pie… Le Métro­pole a vu pas­ser, comme dans tous les hôtels des grandes villes, de grands noms, comme Aga­tha Chris­tie au Péra Hotel d’Is­tan­bul ou comme de nom­breuses per­son­na­li­tés à l’Hô­tel Conti­nen­tal de Saï­gon, rue Cati­nat, point de ren­dez-vous des cor­res­pon­dants et des jour­na­listes pen­dant la Guerre du Viet­nam.  Les maga­zines amé­ri­cains News­week et Time avaient cha­cun leur bureau de Saï­gon au deuxième étage de l’hô­tel. Le Metro­pole, lui, accueillit Somer­set Mau­gham, Char­lie Cha­plin et Pau­lette Godard qui y ont pas­sé leur nuit de noces, et même Gra­ham Greene, alors qu’il écri­vait… Un Amé­ri­cain bien tran­quille… ça fait un peu cli­ché, non ?

Havre de paix, point de chute des repor­ters de guerre, dont cer­tains ne revien­dront jamais, ces hôtels étaient des refuges luxueux au milieu de la tour­mente de la guerre, à tel point que dans l’es­prit de ceux qui y vivaient à demeure, c’é­tait un peu le temps béni des dieux, une paren­thèse tem­po­relle de laquelle ils sont sou­vent nos­tal­giques, comme le raconte très bien Jon Swain dans River of time, un livre gran­diose sur la guerre au Viet­nam et au Cam­bodge, deux guerres qu’il a couvertes :

Le front était proche de Phnom Penh ; si proche qu’à trente minutes de voi­ture, dans n’im­porte quelle direc­tion, un vaste pano­ra­ma de la guerre s’of­frait à nous. Les jour­na­listes pou­vaient prendre leur voi­ture, s’emplir les narines de la vilaine odeur de cor­dite et être de retour au Royal pour déjeu­ner au bord de la pis­cine. En fait, il fal­lait moins de temps pour rejoindre la ligne de front qu’il n’en fal­lait à un Lon­do­nien pour aller au bou­lot en voi­ture aux heures de pointe.
Jon Swain, River of time, Edi­tions des Equa­teurs, 2019

Nul autre que lui n’a eu la modes­tie et l’hon­nê­te­té de dire les hor­reurs de cette guerre, lui qui a été un des der­niers repor­ters à assis­ter à la prise de pou­voir au Cam­bodge par Pol Pot et les Khmers rouges, enfer­mé dans l’en­ceinte de l’am­bas­sade de France, avec Fran­çois Bizot qui en rap­por­te­ra le ter­rible témoi­gnage, Le por­tail, fai­sant réfé­rence au por­tail de l’am­bas­sade, der­nier rem­part avant la bar­ba­rie. Son récit est poi­gnant et ces lignes, que je trouve ter­ri­fiantes et qui font allu­sion à ce qu’en disait déjà Hen­ri Mou­hot aux alen­tours de 1860, cassent tota­le­ment le mythe des sages petits hommes jaunes du Sud-est asia­tique, que l’on s’i­ma­gine débon­naires et paisibles…

Très vite, le fleuve m’a sub­mer­gé. A ses côtés, j’ai appris des choses sur la vie et la mort que je n’au­rais jamais pu per­ce­voir en Europe. J’ai appris l’ex­ci­ta­tion de l’a­mour, tein­té de mélan­co­lie, si carac­té­ris­tique de ce coin d’A­sie. j’ai appris aus­si que le Mékong n’est pas aus­si inno­cent qu’il y paraît par­fois. Il est vrai qu’il est source de vie pour les terres d’In­do­chine, mais il a un autre visage qui, le moment venu, se dévoile : celui de la vio­lence et de la cor­rup­tion des pays qui le bordent.
Les terres d’In­do­chine n’ont jamais été ce coin pai­sible et recu­lé d’A­sie, peu­plé de pay­sans dociles et sou­riants que l’on dépeint com­mu­né­ment. Au contraire, c’est une terre de des­po­tisme, de sau­va­ge­rie pri­mi­tive et de souf­france. L’His­toire montre que la vio­lence autant que le plai­sir des sens sont inhé­rents au carac­tère indo­chi­nois, et par­ti­cu­liè­re­ment à celui des Cam­bod­giens. La vio­lence est ins­crite dans leur ADN. Les Cam­bod­giens “semblent seule­ment savoir com­ment détruire, pour ne jamais recons­truire ” a écrire Hen­ri Mou­hot, illustre explo­ra­teur fran­çais, mort du palu­disme en remon­tant le fleuve en 1861. A pro­pos du Mékong, il pour­sui­vait : “La vue de ce beau fleuve fit sur moi le même effet que la ren­contre d’un ami ; c’est que j’ai long­temps bu ses eaux ; c’est une vieille connais­sance ; il m’a long­temps ber­cé et tour­men­té. Aujourd’­hui, il coule majes­tueux, à pleins bords, entre de hautes mon­tagnes dont il a ron­gé la base pour creu­ser son lit ; ici, ses eaux sont boueuses et jau­nâtres comme l’Ar­no à Flo­rence, mais rapides comme un tor­rent ; c’est un spec­tacle vrai­ment gran­diose.“
Jon Swain, River of time, Edi­tions des Equa­teurs, 2019

L’In­do­chine n’a jamais existé…

Rue Cati­nat à Saï­gon en 1922, un petit air de rue pari­sienne… Pho­to © Mann­hai

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