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Eli­za­beth Siddal

Le vam­pire de Highgate

La Flamme Pré­ra­phaé­lite : Eli­za­beth Siddal

Dans le Londres bru­meux du XIXe siècle, une étoile rousse allait enflam­mer l’i­ma­gi­na­tion des plus grands artistes de son époque. Eli­za­beth Sid­dal naquit le 25 juillet 1829, des­ti­née à deve­nir bien plus qu’un simple visage immor­ta­li­sé sur toile.

Sa pas­sion pour la poé­sie s’é­veilla de la façon la plus roman­tique qui soit : en décou­vrant par hasard des vers de Ten­ny­son sur un vul­gaire bout de papier jour­nal enve­lop­pant une motte de beurre. Cette ren­contre for­tuite avec la beau­té cachée dans le banal devien­drait la par­faite méta­phore de sa propre existence.

Le des­tin frap­pa à sa porte sous les traits de Wal­ter Howell Deve­rell. L’ar­tiste, hyp­no­ti­sé par la beau­té flam­boyante de cette ven­deuse de cha­peaux, s’empressa de par­ta­ger sa trou­vaille avec ses com­pa­gnons pré­ra­phaé­lites. À cette époque, Liz­zie s’é­pui­sait dans une bou­tique de modiste, ses doigts déli­cats tra­vaillant sans relâche dans des condi­tions érein­tantes. Contre l’a­vis d’une socié­té vic­to­rienne rigide, où poser comme modèle frô­lait le scan­dale, sa mère l’en­cou­ra­gea à sai­sir cette chance d’é­chap­per à sa condition.

Le mou­ve­ment pré­ra­phaé­lite, né en 1848 de l’i­ma­gi­na­tion rebelle de Mil­lais, Ros­set­ti et Hunt, cher­chait à res­sus­ci­ter l’art d’a­vant Raphaël, avec ses cou­leurs vibrantes et sa pure­té presque mys­tique. Liz­zie, avec sa longue che­ve­lure cui­vrée et son teint d’al­bâtre, incar­nait par­fai­te­ment leur idéal de beau­té éthé­rée et se des­ti­nait à deve­nir une stun­ner, un canon de beauté.

C’est en posant pour Ophe­lia de Mil­lais que Liz­zie connut simul­ta­né­ment la gloire et les pré­mices de sa déchéance. Immer­gée pen­dant des heures dans une bai­gnoire à peine tié­die par quelques lampes à huile, elle flot­tait, telle l’hé­roïne sha­kes­pea­rienne, entou­rée de fleurs. Lorsque les flammes vacillantes s’é­tei­gnirent, l’eau se trans­for­ma en piège gla­cial. La pneu­mo­nie qui s’en­sui­vit l’in­tro­dui­sit au lau­da­num, cette tein­ture d’o­pium qui devien­drait à la fois son récon­fort et son poison.

Le tableau de Mil­lais repré­sente Ophé­lie, la secrète amante d’Ham­let dont le père, Polo­nius, fut exé­cu­té par le héros sha­kes­pea­rien et dont la san­té men­tale vacilla après ce meurtre. Elle finit folle et noyée. Ce tableau sai­sis­sant qui pré­ci­pi­ta éga­le­ment Sid­dal vers la tombe est un arché­type de la femme à la fois idéale, idéa­li­sée et réi­fiée. Son corps lais­sé à l’a­ban­don, les lèvres mi-closes, les mains ouvertes vers le ciel, peut être vu comme l’ob­jet de désir à la fois idéal et sou­mis, puisque sans vie, sans résistance.

Dante Gabriel Ros­set­ti, jaloux de l’at­ten­tion que ses confrères por­taient à cette créa­ture fas­ci­nante, l’in­vi­ta dans son stu­dio. Sous son pin­ceau amou­reux, Liz­zie se méta­mor­pho­sa en icône de fémi­ni­té idéale – un mélange enivrant de beau­té, d’in­tel­li­gence et de spiritualité.

Leur liai­son pro­fes­sion­nelle se mua en pas­sion dévo­rante mais tumul­tueuse. Pen­dant près d’une décen­nie, ils res­tèrent fian­cés sans jamais concré­ti­ser leur union. Ros­set­ti, pri­son­nier des conven­tions sociales et crai­gnant le cour­roux de sa noble famille, repous­sait sans cesse l’é­chéance. Pen­dant qu’il suc­com­bait aux charmes d’autres femmes, Liz­zie som­brait chaque jour davan­tage dans les bras chi­miques du laudanum.

Mal­gré cette rela­tion ora­geuse, Liz­zie trans­cen­da son sta­tut de muse pour deve­nir créa­trice à part entière. Sous la tutelle de Ros­set­ti, elle déve­lop­pa un talent remar­quable pour la pein­ture et la poé­sie. Le célèbre cri­tique John Rus­kin la qua­li­fia de “génie”, saluant son accom­plis­se­ment unique en tant que seule femme expo­sée à l’ex­po­si­tion pré­ra­phaé­lite de 1857.

À Shef­field, où elle s’ins­tal­la pour pour­suivre son art, Liz­zie conti­nuait de créer, même alors que son corps fra­gile com­men­çait à l’abandonner.

En 1860, la san­té de Liz­zie décli­na pré­ci­pi­tam­ment. Appre­nant son état alar­mant, Ros­set­ti l’é­pou­sa enfin, mais la jeune femme était si affai­blie qu’elle dut être por­tée jus­qu’à l’au­tel. L’an­née sui­vante, une fausse couche la plon­gea dans les abîmes de la dépres­sion. Quelques mois plus tard, enceinte à nou­veau, elle com­mit l’irréparable.

Le 11 février 1862, Ros­set­ti décou­vrit le corps inani­mé de sa muse et épouse, une bou­teille vide de lau­da­num à ses côtés. Pour lui épar­gner l’hu­mi­lia­tion d’un enter­re­ment hors terre consa­crée – sort réser­vé aux sui­ci­dés – il fit dis­pa­raître toute preuve de son geste déses­pé­ré. Plu­tôt qu’un sui­cide, il faut plu­tôt ima­gi­ner que ce fut une over­dose acci­den­telle, que les mau­vaises langues auraient tôt fait de maquiller en suicide.

Dans un ultime acte d’a­mour déchi­rant, il pla­ça un recueil de ses propres poèmes manus­crits dans le cer­cueil de Liz­zie, enve­lop­pé dans sa belle che­ve­lure rousse. Sept ans plus tard, ron­gé par le remords et la folie nais­sante (et cer­tai­ne­ment aus­si par l’ap­pât du gain, car il connût à ce moment-là plu­sieurs revers de for­tune), il fit exhu­mer le pré­cieux recueil, cer­tai­ne­ment sous la pres­sion de Charles Augus­tus Howell, un ami assez peu scru­pu­leux qui fai­sait office d’agent artis­tique. La légende raconte que le corps de la belle rousse était mira­cu­leu­se­ment pré­ser­vé, sa flam­boyante che­ve­lure ayant conti­nué de croître jus­qu’à rem­plir le cer­cueil – comme si, même dans la mort, sa beau­té refu­sait de s’é­teindre. C’est du moins ce que fit croire Howell qui était seul pré­sent lors de l’ex­hu­ma­tion, Ros­set­ti étant trop ron­gé par le remors pour y assister.

Eli­za­beth Sid­dal, bien plus qu’une simple muse, reste l’in­car­na­tion de la flamme pré­ra­phaé­lite – brû­lante d’in­ten­si­té, consu­mée trop vite, mais dont l’é­clat conti­nue d’illu­mi­ner l’his­toire de l’art plus d’un siècle et demi après sa disparition.

Il est dit que le cime­tière de High­gate où elle est enter­rée serait han­té par le fan­tôme d’une grande femme rousse au regard éthéré.

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