Épisode précédent : Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Carnet de voyage en Turquie – 11 août) : Patara et Xanthos, les grandes cités lyciennes
Bulletin météo de la journée (dimanche) :
- 10h00 : 41.1°C / humidité : 61% / vent 9 km/h
- 14h00 : 42.2°C / humidité : 61% / vent 17 km/h
- 22h00 : 38.3°C / humidité : 72% / vent 9 km/h
C’est le jour du départ pour Antalya. dernière expédition pour retourner sur la route, direction la Cappadoce. Cette fois-ci, je ne prends pas l’avion, mais le car et j’avoue que je suis un peu angoissé. De toute façon, dès lors que je ne connais pas, je suis angoissé, il y a toujours quelque chose qui m’inquiète et qui me tord le ventre au point que je comprends mieux pourquoi je me sens parfois aussi épuisé lorsque je voyage. Bien loin de ne pas profiter, je suis toujours à l’affût, de peur de manquer quelque chose, de me dire que je ne pourrai jamais vivre le choses qu’une seule fois et que si je rate, c’est fichu. Les sens en éveil, je m’épuise vite.
Je fais ma valise et je vais prendre mon dernier petit déjeuner en compagnie des Allemands. Avec du recul, je n’étais pas très heureux d’être dans cet hôtel, même si je n’y ai passé que très peu de temps au final et je me rends compte que tout ceci n’a pas d’importance, malgré le fait que la nuitée n’était pas donnée. Je pars sans regret et je file vers Kalkan et Kaş, direction l’est pour retrouver Antalya. Je dois rendre la voiture au loueur et retourner ensuite à la gare routière (Otogar) et pour cela, j’ai pas mal de temps, rien ne presse, le car part à 21:00 et je dois rendre la voiture à 19:30. Une heure et demie pour rejoindre la gare routière, c’est plutôt confortable.
Je me perds avec la voiture dans Kalkan, dans les petites rues pentues et pavées qui descendent vers la mer sans arriver à la moindre plage ; il n’y a que des impasses et je me finis par me retrouver dans une rue que je n’arrive pas à remonter tellement elle monte. La voiture patine et ne veut plus avancer… Je sors et je regarde les pneus ; ils sont lisses ! Je fulmine contre le loueur, son tacot et ses pneus merdiques. J’ouvre le coffre, sors ma valise et redescends la rue en marche arrière. Ensuite je prends mon élan en faisant chauffer le moteur et je réussis à remonter la portion la plus dangereuse. Le moment le plus sympa, c’est quand je dois remonter la valise sur les pavés, sur une pente que même à pied j’ai du mal à gravir et en plein soleil… Une bonne suée dès le matin et je repars de Kalkan un peu en colère. Je m’arrête à Kaş pour le déjeuner, à l’heure du muezzin, dont le chant s’intensifie ou s’étouffe avec les rafales de vent. La mer (Akdeniz) est déchaînée, dans un mauvais jour ; le vent n’est pas en reste. Je trouve quand-même Kaş plus vivante que Patara, qui semble comme en léthargie, sur le point de s’éteindre. Un hôtel sur les hauteurs est complètement abandonné, c’est dire à quel point les beaux jours sont derrière.
Je passe dire au revoir à Sarpi qui semble un peu émue, mais nous nous remettrons et je vais déjeuner sur la place principale à la terrasse ombragée d’un restaurant dont l’épithète est, en toute humilité… fast-food… Très vite, je vais me rendre compte que la nourriture est tout sauf rapide parce qu’en fait celui qui tient cette turne n’a rien sur place. Je lui commande une assiette de frites et du menemen, et un Fanta. Je le vois poser son carnet derrière le comptoir et il s’évade, me laissant tout seul sur la place sous le ficus géant. Il revient un quart d’heure plus tard avec un sac de courses du supermarché, avec des patates, des œufs, des tomates et une grande bouteille de Fanta. Il prépare tout à la demande… et a dû se préparer une gigantesque assiette de menemen qu’on partage finalement à deux et qu’il mange derrière le comptoir. A la fin du repas, je lui file un billet et il part faire la monnaie au café d’à côté… Tout dans l’improvisation. Je trouve ça un peu agaçant au début et finalement, j’en rigole.
Il est temps pour moi de partir. Je dois avouer que je suis assez partagé, excité par le fait de rejoindre la Cappadoce et triste de quitter ce coin qu’il me semble ne pas avoir complètement exploité. Inévitablement, je me pose la question de savoir si je reviendrai un jour et je crois que la réponse s’impose. J’ai tout le temps de penser à ça dans les prochaines années. Je passe en voiture devant une partie du site archéologique de Cyaneae (Kyaneai) mais je n’en trouve pas l’entrée. Le guide touristique dit que le chemin de terre qui y mène est peu praticable et vu ce qui vient de m’arriver à Kalkan, je ne suis pas prêt à me perdre corps et bien dans la montagne lycienne alors que demain matin je dois être en Cappadoce. Encore un raté…
La route défile, j’avale les kilomètres qui me séparent d’Antalya et j’ai l’impression de retourner vers la civilisation, je me sens moins perdu et je ne sais pas si c’est pour mon bien. Demre : une sorte de mer intérieure qui fait comme un lac en bord de mer, d’un beau bleu calme alors que derrière la mer est agitée, lardée de crêtes blanches… Finike : un vent à décorner les bœufs. Toutes sortes de choses volent en travers de la route et le vent fait plier les arbres qui semblent coutumiers de ce temps infernal. La route entre les deux villes est superbe, j’adore ces paysages de pierrailles que je traverse dans une voiture secouée dans tous les sens par un vent capricieux. Kumluca : ville surréaliste avec ses grandes rues bordées de palmiers, désertée. Avant d’arriver sur Antalya, je me questionne pour savoir quel site je vais visiter. Olympos, Aspendos ou le Mont Chimère (Chimaera) ? Quoi qu’il en soit, dans un cas comme dans l’autre, je ne verrai pas deux d’entre eux. Ma préférence va quand-même au Mont Chimère à cause de ses fumerolles naturelles. Les deux autres sites présentent chacun un théâtre et celui d’Aspendos a la particularité d’être en excellent état. J’hésite beaucoup sur la route et j’ai presque envie de pleurer lorsque je dépasse la panneau de signalisation… Je file vers Çıralı, site connu pour abriter sur sa plage un espace de nidification pour les tortues.
La petite ville est très touristique, parce que située au bord de la mer ; les rues sont très étroites. L’heure tourne, j’ai déjà passé plus de temps sur la route que je n’aurais dû. J’arrive en bas du site où je me gare en vitesse. Je paie mon entrée au gardien qui est en train de ronfler à la table de camping qui lui sert de bureau et je lui demande combien de temps il faut pour aller jusqu’au site. Il me dit qu’en vingt minutes c’est faisable. J’en mettrai seulement quinze malgré des marches immenses et des mollets meurtris par cette montée infernale dans un air chaud qui brûle les poumons. Arrivé sur place, c’est l’enchantement. Sur un terrain pentu de la taille d’un terrain de football, de la pierre à flanc de colline, un terrain accidenté, aplani, raboté, meurtri par les passages, et de manière aléatoire, des vasques desquelles sortent des fumerolles d’une trentaine de centimètres de haut qu’on appelle les chimères. La chaleur qui s’en dégage est disproportionnée par rapport à la taille de la flamme et s’en approcher est un supplice quand dehors il fait déjà 40°C. Selon la légende, c’est de ce site, du Mont Chimère (Yanartaş en turc, littéralement : pierre en feu) que serait né le mythe de la Chimère et selon certaines sources, l’émission en continu de ces flammes remonterait à plus de 2500 ans ! C’est en réalité une fissuration du sol duquel s’échappe une mélange gazeux composé à 87% de méthane, ce qui en fait un site unique au monde par la structuration de l’émission (voir le chapitre sur la distribution, sur Wikipedia). Ce phénomène unique est gravement menacé par le tourisme car certains essayent d’étouffer les flammes en obstruant les fissures et compromettent ainsi la longévité des flammes. On dit que le lieu servait de repère nocturne pour les marins, mais le sujet prête à caution, car il est peu probable que ces petites flammèches soient visibles très loin sur la côte, même si le versant du Mont Chimère est situé face à la mer.
Rien d’étonnant à ce qu’on trouve ici les restes d’un temple dédié au dieu des enfers Héphaïstos, et rien d’étonnant non plus à ce qu’à proximité de cet endroit, on trouve les vestiges une église byzantine qui ne devait avoir d’autres fonctions que de conjurer la haute teneur en paganisme des lieux… Partout on trouve les vestiges éparpillés d’arches et de linteaux dont on a peine à imaginer dans quel sens ils se trouvaient, où ils étaient posés, et surtout la forme de ce qui se trouvait là. J’ai une heure de retard sur mon planning, alors je redescends ce lieu dont j’aurais plus pu m’imprégner si je n’avais autant de retard. Je décide d’appeler le loueur de voiture pour lui dire que j’aurais un peu de retard ; c’est la première fois que j’utilise mon portable ici. Je lui dit que j’aurai une demi-heure de retard. Lorsqu’il me demande où je suis, il me dit que je serai là dans une heure. Il m’avait proposé de lui ramener la voiture à l’Otogar lorsque j’ai pris la voiture, mais fièrement je lui ai dit que je la lui ramènerai à l’aéroport, en ne réfléchissant absolument pas à ce que je faisais. Ce qui fait que je passe devant l’Otogar avec la voiture, traverse toute la ville pour rejoindre l’aéroport qui se trouve à l’autre extrémité de l’agglomération pour reprendre un taxi qui m’emmène… à l’Otogar. Je m’arrache les cheveux de ma connerie et j’arrive à l’Otogar trois minutes avant que le car ne parte, même pas le temps de pisser un coup… car évidemment, pas de toilettes dans le car.
Je pars sur l’ancienne Route de la Soie puisque je passe par Konya et Aksaray. Dans le car, je découvre une autre façon de voyager, un autre monde aussi, avec les Turcs, très près d’eux et je me rends compte que dans cette Turquie-là, les hommes et les femmes ne peuvent voyager l’un à côté de l’autre, à moins évidemment qu’ils ne soient mariés… Certificat de mariage à l’appui… Une jeune femme est assise de l’autre côté du couloir, à côté d’une dame plus âgée qui n’arrête pas de lui parler. Au début, ça l’amuse et je sens qu’au bout d’un quart d’heure elle regrette déjà… Moi je suis assis à côté d’un grand haridelle dégingandé qui râle parce que son écran de télévision (chaque siège en est doté) ne diffuse pas les chaînes nationales. Je comprends qu’en fait il attend avec impatience de pouvoir regarder le match de foot où joue Galatasaray. Il m’offre des bonbons que je refuse, mais me fait comprendre que c’est quand je veux. Quand Galatasaray gagne il exulte en sautant sur son siège et envoie une barque pleine de textos à je-ne-sais-qui.
Ce que disent les guides touristiques est vrai. Les chauffeurs se relaient à la conduite et nous avons trois personnes pour nous servir des boissons et s’occuper de nous. Les chauffeurs fument en conduisant et bavardent toute la nuit dans l’air climatisé. Il fait d’ailleurs tellement froid que j’ai du mal à dormir ; évidemment, je n’ai pas pensé à prendre quelque chose pour me couvrir. Moi qui ai déjà du mal à dormir autrement que couché, je suis malheureux comme les pierres, incapable de fermer l’œil de la nuit. Avant de prendre pour de bon la route, on fait quelques arrêts pour prendre les derniers passagers.
Le car s’arrête non loin de Konya sur une aire qui semble être une arrêt connu des chauffeurs de cars. Au début de mon voyage, je me suis dit que je me serai bien arrêté à Konya pour voire la tombe de Djalâl ad-Dîn Rûmî, mais rajouter une étape bousculait trop mes réservations et cela aurait grignoté sur autre chose. Ce sera pour une prochaine fois.
On y mange un morceau avant de repartir. Je mange un gözleme au fromage (peynir gözleme) payé 1TL avec un Coca et un café. Je suis crevé et déjà je n’ai qu’une seule envie, repartir, arriver, quitter cette route climatisée qui me ruine la santé et le moral. Le chauffeur est un bel homme aux cheveux poivre et sel, engoncé dans un pantalon qui lui serre le cul et une chemise ajustée mettant en valeur sa poitrine musculeuse, le tout impeccablement repassé ; il fait tourner son chapelet (tesbih) sans y penser, puis le passe autour du levier de vitesse.
Nous nous arrêtons à Aksaray où mon voisin descend après m’avoir serré la main. Dès la fin de son match de foot, il s’est endormi et je n’ai plus entendu parler de lui. Un des stewards qui ne doit pas avoir vingt ans me demande de me décaler vers la fenêtre et il s’assoit à côté de moi pour la fin du voyage. En fait, il voulait très certainement se reposer et tandis que j’essaie de savoir à quoi ressemblent les abords de la Cappadoce, je le retrouve endormi la bouche ouverte, la tête reposant sur mon épaule… Gros bébé.
Le jour se lève sur la Cappadoce, terre ingrate où la roche affleure et il semble que ne peuvent ramper que des pieds de courges. Des nomades dans les plaines se réveillent sous leurs tentes de feutre en plein milieu d’un champ. Il est franchement temps que j’arrive, je me sens exténué.
Nevşehir arrive en vue ; voici la Cappadoce qui se déroule sous la route avec le soleil en pleine face. J’ai quitté cette nuit une terre qui appartient à la Turquie moderne mais qui ne parle au travers de ses vestiges que le lycien et le grec de l’Antiquité, une langue perdue et lointaine qui n’est plus qu’un murmure dans les champs de pierre et les anciennes voies pavées menant aux théâtres perdus, dont le souvenir a depuis longtemps été dissipé dans les limbes.…
Localisation du Mont Chimère sur Google Maps.
Voir les 39 photos de cette journée sur Flickr.
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