Épisode précédent : Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Carnet de voyage en Turquie – 9 août) : Dans les gorges de Saklıkent (Kanyonu)
Bulletin météo de la journée (vendredi) :
- 10h00 : 38.7°C / humidité : 27% / vent 15 km/h
- 14h00 : 42.0°C / humidité : 23% / vent 11 km/h
- 22h00 : 40.0°C / humidité : 67% / vent 4 km/h
Réveillé ce matin par le chant des criquets dans l’atmosphère brûlante qui frappe au carreau. Mes nuits climatisés ressemblent à des cauchemars où j’oscille entre la nudité parfaite et l’engoncement dans les toiles blanc cassé, saucissonné comme une rosette de Lyon ou un foie gras cuit à cœur. Ils se sont répartis ente le jardin de la piscine et celui sur lequel donne la coursive, ce qui a le don de produire un son en stéréo passablement enivrant. Je dis criquet, mais je suis vraiment incapable de dire quel genre de coléoptère est capable de faire ce genre de bruit et je ne suis pas certain que si j’arrive à connaître le nom turc cela m’avance à grand chose.
Ce n’est pas parce que je suis en vacances que je ne lis pas. Je viens de finir le livre de Daniel Arasse, On n’y voit rien, que j’ai trouvé beaucoup moins fascinant qu’Histoires de peintures, beaucoup moins éclairant, plus égocentré et sur ma lancée je commence la lecture, dès le petit matin, de Les Croisades vues par les Arabes d’Amin Maalouf.
Je prends quelques notes sur la manière de tenir mes carnets, comment les ordonner, de les numéroter et de les indexer, de mettre des onglets, d’insérer du matériau à l’intérieur. Vœux pieux. Il me semble qu’en ce moment je mange beaucoup, peut-être l’effet de la chaleur, ou alors parce que les repas sont plus légers, ou alors parce que je ne ressens plus beaucoup la sensation de satiété.
Je déjeune au Patara Gözleme Evi, mais sur la carte est écrit Esra’s pancake house. C’est en fait un cabanon fait de plaques d’aggloméré sur lequel on été tendus des kilim, ces tapis de laine brodés (et non noués comme les tapis) où l’on sert des gözleme. Les Turcs traduisent assez peu efficacement gözleme par pancake, ce qui n’a absolument rien à voir. Le gözleme est plus une pâte à pain qu’à crêpe ou à pancake, sans levure et cuite sur une tôle bombée, le saj. On le cuit avec un peu de beurre ou d’œuf et on le remplit traditionnellement avant cuisson d’épinards et de fromage. Il est ensuite coupé en carrés afin de faciliter leur mise en bouche. On peut en trouver aussi à la viande (d’agneau généralement, ev gözleme), de pommes de terre (patatesli gözleme) ou d’aubergine (patlıcan gözleme). La particularité de cette pâte est qu’elle est abaissée très finement. Je défie n’importe quelle cuisinière française d’abaisser autant une pâte, c’est un exercice d’équilibriste.
On entre ici en se déchaussant. Les deux femmes qui sont ici aux manettes portent le pantalon court fleuri et le foulard noué à la base de la nuque ; c’est l’habit traditionnel anatolien. La plus âgée des deux est assise en tailleur derrière sa table sur laquelle elle abaisse la pâte à l’aide d’un simple tourillon, et tous ses ingrédients sont à sa portée : farine, beurre, fromage râpé et épinards… Son saj à portée de spatule, elle fait virevolter la pâte avec une certaine aisance. Sur le saj chauffe une théière à étages, le demrik. Lorsqu’elle se lève, je constate qu’elle a des seins énormes qui lui pendent jusqu’aux cuisses et un fessier qui lui donne un air de Vénus hottentote (il parait qu’il ne faut pas utiliser ce mot là). Elle harangue les passants en leur proposant ses pancakes… il faut savoir s’adapter au monde extérieur. La plus jeune a un visage d’ange, et son mari la surveille depuis les cuisines, tandis que le petit, qui n’a pas plus de quatre ou cinq ans, fait rouler des pastèques jusqu’à la cuisine, que le livreur a déposées sur le seuil de la porte, certainement en direct du champ.
Je me régale d’un gözleme au fromage, d’un jus d’abricot qui, malheureusement, n’est pas assez sucré (pourtant, on m’en a parlé des abricots d’Anatolie…) et je m’empiffre de chacune des bouchées à l’aide d’un de ces petits piments verts (biber) qu’on trouve sur chaque table et qui marinent dans la saumure d’un immense pot au côté de la cuisinière. Chacun de ces satanées pétards végétaux me tire une larmichette, mais je m’obstine, quitte à ruiner intégralement tout mon système digestif, car décidément, c’est vraiment trop bon… La cuisinière vient m’offrir une tranche de pastèque en guise de désert et son petit-fils vient lui faire des câlins tendres qu’elle prend et qu’elle lui prodigue avec attention. Pendant ce temps-là, assis sur mes coussins face à ma petite table, je m’affaisse doucement en imaginant la tête de mes intestins lorsqu’ils vont se rendre compte que j’ai vidé la moitié du pot de piments…
En sortant du restaurant, je file vers la petite épicerie de Georges Clooney pour y acheter des fruits et des boissons. J’en ressors avec un sac plastique qu’un corniaud vient renifler et qu’il finit par déchiqueter ; je l’envoie balader un peu vertement et il finit par s’en prendre à mes mollets avant que son maître ne le rappelle furieusement.
Je reviens à l’hôtel pour me plonger dans la piscine d’où j’entends le muezzin chanter l’ezan de l’après-midi, accompagné par les criquets.
Je file ensuite sur la route de Fethiye, qui n’est pas tout prêt d’ici. Je ne sais pas vraiment ce qui m’attend, ni ce que je risque d’y voir, je verrai sur place. Il faut refaire le plein d’essence, encore une fois plus chère que n’importe où en France. Je finis par m’en émouvoir lorsque je me rends compte que l’Azerbaïdjan voisin vend le pétrole qu’il produit 20 centimes d’euros le litre et je me demande qui est le salaud qui se sucre sur mon dos. A la station, un camion de pompiers qu’un mécano bricole en ayant déposé un certain nombre de pièces imposantes.
J’arrive à Fethiye et je décide de me rendre sur les hauteurs pour aller voir le tombeau d’Amyntas, une énorme tombe lycienne donnant sur la mer (je sais pourquoi maintenant). C’est la plus imposante de la région et contient une vaste chambre funéraire capable d’y faire tenir plusieurs corps. Il date du IVème siècle av. J.-C. et reproduit la façade d’un temple grec, avec ses chapiteaux ioniques et son fronton à acrotères, jusqu’à la porte qui imite une porte en bois, telle qu’il en existait à l’époque. L’antique nom de Fethiye (qui sonne bien turc) est Telmessos, nom du fils d’Appolon, qui était une des plus grandes villes de la confédération lycienne mais dont il ne reste quasiment rien, à peine un théâtre dans le centre de la ville et ces tombeaux creusés dans la colline. On arrive à la tombe par un chemin un peu escarpé après s’être acquitté du prix d’entrée. Je constaterai avec une certaine déception à la descente, que comme beaucoup de sites, quand vous arrivez au moment où la caisse ferme, les portes sont encore ouvertes pour laisser sortir ceux qui y sont entrés ; c’est donc une courte fenêtre dont on peu profiter pour entrer sans payer (chut). Un couple d’Italiens puants ont décidé de passer toute la journée à se lécher sur les marches de la tombe, ce qui m’interdit de pouvoir prendre une photo de l’édifice dans son entier.
Je redescends sur la ville, me promène sous un soleil écrasant sur les quais. D’ici partent des bateaux pour la Grèce, mais cette partie du port est sous haute surveillance, fermée et ceinte de barbelés ; c’est toujours la guerre entre la Turquie et la Grèce. Je finis par m’installer en terrasse pour prendre un thé et j’entends une énorme explosion qui semble n’émouvoir personne… alors moi non plus. Je n’oublie tout de même pas que les attentats du PKK sont plutôt fréquents ces temps-ci. Je prends quelques renseignements pour voir sous quelles conditions je pourrais aller visiter les douze îles en bateau demain, mais tout ceci me paraît encore plus grand-guignolesque que pour aller dans la baie de Kekova ; la ville est très méditerranéenne et il y a ici plus de touristes que dans mon coin ; je finis par renoncer. Sur le chemin du retour, je me paie une glace à la menthe et au melon, quelque chose d’immonde… La glace a une consistance pâteuse et le goût est infect, je n’ai jamais mangé quelque chose comme ça…
Au retour dans la voiture, je me rends compte que la voiture est en train de chauffer sévèrement. Le moteur fait un drôle de bruit et je crains de ne pouvoir arriver avec elle à Patara. Finalement, je me rends compte que ça fait une demi-heure que je roule à 110 km/h en troisième… Sans commentaires. Je ne mets plus la climatisation quand je suis sur la route, l’air qui s’engouffre me suffit à me rafraîchir. Je me sens habitué à la chaleur, j’ai l’impression de l’absorber plutôt que de la subir.
J’aime bien les feux tricolores ici. Le feu orange repasse avant de passer au vert et à certains croisements de routes, un petit compteur digital décompte le nombre de secondes jusqu’au moment où le vert revient… C’est intelligent et je pense que ça doit réduire la nervosité au volant de savoir dans combien de temps on peut redémarrer.
Le soir venu, je retourne dîner à l’Aspendos, où je prends mes habitudes. Lorsque la nourriture est bonne, je ne vois pas pourquoi je devrais perdre du temps à essayer de manger ailleurs, d’autant que la déception peut vite surprendre. Je profite de l’attente pour écrire quelques notes prises dans la journée sur mes observations :
Les routes ne sont jamais désertes, elles sont toujours bordées de station essence (pas d’essence dans les supermarchés, pas de supermarchés non plus, cela dit). On trouve des commerçants et des restaurants partout sur le bord de la route (cela est certainement lié au fait qu’on ne trouve pas de supermarchés…)
J’ai l’impression que dans les familles turques, les gens n’ont pas beaucoup d’enfants. Souvent deux, guère plus.
Je ne vois pas de touristes, toujours pas. J’ai vu énormément d’Anglais à Kaş, et à Kalkan. Pas sur les sites archéologiques en tout cas, plutôt au bar, de préférence là où on trouve un écran géant. Les Allemands sont à Patara, mais ne bougent pas leur cul de la piscine, on ne les voit nulle part ailleurs. Le matin seulement, l’après-midi ils sont à la plage. Étrangement, ceux que je croise sur les sites archéologiques, ce ne sont que des Français, ce qui m’étonne quand même pas mal. Ou alors des Turcs. Beaucoup de Turcs. Ils adorent leur patrimoine.
Je mange mes menemen (œufs brouillés avec du piment, des tomates et des oignons) avec une Efes Pilsen et je prends encore des notes :
Les Turcs jamais discourtois sur la route, même s’ils sont toujours pressés et ne remercient jamais quand on les laisse passer, c’est toujours très correct sur la route, jamais de gestes déplacés, jamais d’insultes, c’est assez déroutant pour moi qui vient d’un pays où l’on pourrait se trucider pour une priorité.
Le Turc est débonnaire. C’est ça, débonnaire.
La musique turque la plus simple semble toujours plus compliquée que la plus compliquée des musiques que je connaisse.
Mes regrets pour l’instant, mes loupés : Arycanda, Pınara, Kadyanda, petite ville perdue au milieu des pins, mais trop loin. Un peu déçu de ne pas avoir passé plus de temps à Balat, à Fener,
Il est minuit et l’air semble avoir définitivement disparu.
Voir les 49 photos de cette journée sur Flickr.
Localisation Google Maps :
Episode suivant : Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Carnet de voyage en Turquie — 11 août) : Patara et Xanthos, les grandes cités lyciennes
Tags de cet article: mort, Turquie, voyage