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Chro­nique

Du neu­vième mois

Le neu­vième mois

Ceci n’est pas une his­toire comme une autre. C’est l’his­toire d’une expé­rience nou­velle pour moi, un nou­veau para­digme, une plon­gée à moi­tié immer­sive dans quelque chose que je connais déjà et dont je ne n’ai jamais eu l’ex­pé­rience intime. Neu­vième mois du calen­drier de l’hé­gire, Rama­dan (رَمَضَان) est le mois sacré par excel­lence pour tous les Musul­mans du monde.

1er jour

Nous sommes le pre­mier jour du mois de mars et c’est un peu par hasard que je me retrouve à jeû­ner, n’ayant pas vrai­ment anti­ci­pé que ça arri­vait là, ce same­di matin. Ce n’est pas vrai­ment comme Noël, parce qu’on sait que ça arrive for­cé­ment tous les vingt-cinq décembre. Là, c’est for­cé­ment un peu dif­fé­rent. Alors je me lève à 5h30 pour déjeu­ner (et là, je me rends compte que toute la puis­sance de l’é­ty­mo­lo­gie tient à peu de chose), pour boire un café fort, quelques tranches de pomme et d’o­range, et des tranches de pain que j’ai tar­ti­né de beurre et de confi­ture d’o­range. Pour un peu, j’a­vais presque l’im­pres­sion de prendre un petit-déjeu­ner anglais, il ne man­quait plus que le par­fum d’un Earl Grey corsé.

Je me suis recou­ché rapi­de­ment. Non pas parce que j’é­tais fati­gué ou que je vou­lais dor­mir, mais ma pre­mière angoisse était sim­ple­ment de me poser la ques­tion de savoir com­ment j’al­lais pou­voir tenir toute la jour­née sans man­ger alors qu’en réa­li­té, c’est quelque chose que j’ai déjà éprou­vé plu­sieurs fois, et jus­qu’à preuve du contraire, je n’en suis pas mort. Au final, je n’ai pu dor­mir que trois heures de plus, après quoi j’ai fini par tuer le temps en lisant à la lumière du soleil qui trans­per­çait la pièce à coup de rayons au tra­vers des volets. Aucune urgence, aucune précipitation.

Je suis sor­ti dans l’air frais de cette belle jour­née enso­leillée pour aller faire quelques courses. L’im­pres­sion qu’une cer­taine effer­ves­cence se dif­fu­sait un peu par­tout, comme un jour de fête, ou plu­tôt de pré­pa­ra­tion de fête. Dehors, des odeurs de pois cas­sé en train de mijo­ter, d’é­pices, odeurs de légumes mijo­tés et de piments frits à l’huile. Au final, vu le temps que j’ai pas­sé à faire les courses, je n’ai même pas eu le temps de pen­ser à ce qui se pas­sait dans mon esto­mac. Et sin­cè­re­ment, je n’ai même pas eu de ten­ta­tion, ou même de coup de barre qui m’au­rait impo­sé de devoir dor­mir un peu. A part le ventre qui gar­gouille, rien de bien ter­rible au final.

Photo de Brooke Lark sur Unsplash

Au pre­mier jour…

Ô Allah, fais que mon jeûne soit, en ce mois-ci, accep­té comme le jeûne de ceux dont le jeûne est accep­table pour Toi, que mes actes d’a­do­ra­tion soient accep­tés comme les actes accom­plis par les bons ado­ra­teurs. Réveille-moi, en ce mois-ci, du som­meil des oublieux, par­donne-moi, en ce mois-ci, mes péchés, Ô Sei­gneur de l’u­ni­vers et amnis­tie-moi, Ô Par­don­neur des mal­fai­teurs.
دعاء اليوم الاوّل: اَللّـهُمَّ اجْعَلْ صِيامي فيهِ صِيامَ الصّائِمينَ، وَقِيامي فيهِ قيامَ الْقائِمينَ، وَنَبِّهْني فيهِ عَنْ نَوْمَةِ الْغافِلينَ، وَهَبْ لى جُرْمي فيهِ يا اِلـهَ الْعالَمينَ، وَاعْفُ عَنّي يا عافِياً عَنْ الُْمجْرِمينَ.

2ème jour

Les délices d’un bon repas ves­pé­ral me font l’ef­fet d’une bombe de dou­ceur après cette jour­née pas­sée sans rien ava­ler. C’est étrange à quel point la pri­va­tion donne rapi­de­ment l’im­pres­sion d’un manque à com­bler. Une exemple tout bête, c’est le fait de rien avoir dans la bouche, et je ne parle même pas de man­ger, je dis sim­ple­ment mettre quelque chose dans ma bouche pour se l’oc­cu­per. Très rapi­de­ment pen­dant la jour­née d’hier, je me suis retrou­vé avec cette envie de por­ter à ma bouche le gou­lot d’une bou­teille d’eau ou n’im­porte quoi qui se mange, et au der­nier moment, à chaque fois, j’a­vais comme un moment de luci­di­té qui me rame­nait à la réalité.

On ne sait plus trop si stra­té­gi­que­ment, il faut se cou­cher tard pour dor­mir peu et se recou­cher après le petit déjeu­ner pour dor­mir plus et faire pas­ser la jour­née vite ou alors se cou­cher tôt après le repas du soir pour ne pas être fati­gué lors­qu’il faut se lever tôt avant le lever du soleil. Je ne suis pas encore vrai­ment très au clair sur la marche à suivre.

En réa­li­té, cette ques­tion se pose quand on ne tra­vaille pas et pour le coup, c’est plu­tôt pas mal de com­men­cer un jeûne le week-end.

Pour demain, par contre, je pense qu’il va fal­loir que je me couche un peu tôt, parce que je ne suis pas cer­tain de pou­voir me ren­dor­mir après avoir déjeu­né. On ajus­te­ra en fonction.

Toutes ces ques­tions, pour les habi­tués, sont réglées depuis bien long­temps et la seule chose qui paraît com­pli­quée, c’est lorsque le mois de Rama­dan tombe pen­dant les mois d’é­té, avec des jours qui deviennent de plus long au fur et à mesure qu’on va vers le nord.

Je me suis levé vers 5h30 et j’ai eu la désa­gréable sen­sa­tion de man­ger mon petit-déjeu­ner avec un chro­no­mètre devant les yeux pour ne pas être en retard, être cer­tain d’a­voir ter­mi­né tout ce que je sou­hai­tais ingur­gi­ter (parce que là, on ne va pas se men­tir, on n’est pas vrai­ment dans le plai­sir, mais bien plu­tôt dans le rem­plis­sage en un temps impar­ti), et finir par me laver les dents afin que les éven­tuels restes de nour­ri­ture col­lés contre l’é­mail ou dans un per­ni­cieux endroit ne viennent à se déta­cher et à finir leur course dans l’es­to­mac après que le soleil soit levé.

J’ai tout de même l’im­pres­sion que la stricte obser­vance relève presque plus de l’ob­ses­sion géné­ra­li­sée plu­tôt que d’une cer­taine sou­plesse. A l’in­té­rieur du cadre, il n’existe aucune pos­si­bi­li­té de déro­ger à la règle.

Le pro­blème c’est tout ce café et cette eau que je dois boire avant de me recou­cher. Ce matin, j’ai cou­ru deux fois aux toi­lettes avant de me lever avec une envie ter­rible de pis­ser. Ce sont aus­si ces réveils intem­pes­tifs liés à l’ac­ti­vi­té abon­dante de ma ves­sie qui me font faire des rêves étranges. Moi qui ai ten­dance à ne pas trop me sou­ve­nir de mes rêves, ces deux der­niers matins ont été, eux aus­si, d’une acti­vi­té assez ryth­mée, pour ne pas dire frénétique.

Photo de Johannes Plenio sur Unsplash

Je ne pour­rai pas réflé­chir au sens pro­fond de tout ceci, à toute la signi­fi­ca­tion intrin­sèque de cette pra­tique qui remonte au VIIè siècle de notre ère et qui semble pro­fon­dé­ment éloi­gnée de tout notre champ cultu­rel occidental.

En réa­li­té, j’ai l’im­pres­sion de subir les  choses pour l’ins­tant, parce que je ne com­prends pas tout. Mais hors de ques­tion de subir sans ten­ter de comprendre

Je cherche la dou­ceur dans tout cela, rien d’autre.

Au deuxième jour…

Ô Allah, rap­proche-moi, durant ce mois, de Ta satis­fac­tion et éloigne-moi de Ta colère et de Ta Ven­geance. Amène-moi à réci­ter Tes Ver­sets par Ta misé­ri­corde, Ô le plus Misé­ri­cor­dieux des Miséricordieux.

 اليوم الثّاني: اَللّـهُمَّ قَرِّبْني فيهِ اِلى مَرْضاتِكَ، وَجَنِّبْني فيهِ مِنْ سَخَطِكَ وَنَقِماتِكَ، وَوَفِّقْني فيهِ لِقِرآءَةِ ايـاتِكَ بِرَحْمَتِكَ يا اَرْحَمَ الرّاحِمينَ.

3ème jour

Hier, une belle jour­née, un dimanche enso­leillé et un peu frais, à Bel­le­ville, pour le car­na­val dans une ambiance sur­vol­tée de per­cus­sions aériennes, pen­dant laquelle au final, je n’ai pen­sé à rien d’autre qu’à l’ins­tant présent.

Des enfants dégui­sés et joyeux, un air frais sen­tant bon le pain cuit, des pâtis­se­ries douces, des gens heu­reux, heu­reux d’être là, heu­reux de vivre, heu­reux tout court.

J’ai pas­sé aujourd’­hui ma pre­mière au tra­vail sans déjeu­ner. A part une petite gêne en fin de mati­née, une légère nau­sée, je n’ai res­sen­ti aucun manque.

Ambiance de fin de jour­née enso­leillée qui me fait pen­ser à la lumière d’Istanbul.

Photo de Daniel Lloyd Blunk-Fernández sur Unsplash

Au troi­sième jour…

Ô Allah, pour­vois-moi, en ce mois-ci, de la sagesse et de la conscience. Eloigne-moi, en ce mois-ci, de l’i­gno­rance et de la pré­ten­tion. Accorde-moi, en ce mois-ci, une part de toutes les béné­dic­tions que Tu pour­vois; Ô le plus Géné­reux des généreux.

 اليوم الثّالث: اَللّـهُمَّ ارْزُقْني فيهِ الذِّهْنَ وَالتَّنْبيهَ، وَباعِدْني فيهِ مِنَ السَّفاهَةِ وَالَّتمْويهِ، وَاجْعَلْ لى نَصيباً مِنْ كُلِّ خَيْر تُنْزِلُ فيهِ، بِجُودِكَ يا اَجْوَدَ الاَْجْوَدينَ

4ème jour

L’a­van­tage de ne pas déjeu­ner le midi, c’est qu’on évite le petit coma post­pran­dial, ce qui m’a­mène à pen­ser for­te­ment que c’est le cer­veau qui com­mande l’es­to­mac. La réac­tion en chaîne ne se pro­duit pas et pas­sées les sen­sa­tions désa­gréables de mani­fes­ta­tions phy­siques de la faim, comme les contrac­tions de l’es­to­mac et les gar­gouillis, c’est quelque chose qui se gère parfaitement.

Au qua­trième jour…

Au Nom d’Al­lah, le Clé­ment, le Misé­ri­cor­dieux. Ô Allah, donne-moi la force d’ob­ser­ver Tes ordres, en ce mois-ci. Fais-moi appré­cier, en ce mois-ci, Ton invo­ca­tion. Encou­rage-moi, par Ta Géné­ro­si­té, à Te remer­cier, en ce mois-ci. Gardes-moi, en ce mois-ci, sous Ta pro­tec­tion et sous Ton Voile ; Ô Toi, le plus Pers­pi­cace des voyants. 

 اليوم الرّابع: اَللّـهُمَّ قَوِّني فيهِ عَلى اِقامَةِ اَمْرِكَ، وَاَذِقْني فيهِ حَلاوَةَ ذِكْرِكَ، وَاَوْزِعْني فيهِ لاَِداءِ شُكْرِكَ بِكَرَمِكَ، وَاحْفَظْني فيهِ بِحِفْظِكَ وَسَتْرِكَ، يا اَبْصَرَ النّاظِرينَ

5ème jour

Tan­dis que le monde est en train de bas­cu­ler, tan­dis que nous com­men­çons à avoir peur de ce que demain peut engen­drer, tan­dis que la menace ne vient plus seule­ment de l’est mais éga­le­ment d’Outre-Atlan­tique, la chaîne Télé­vi­sion tuni­sienne 1, chaîne publique prin­ci­pale en Tuni­sie et organe poli­tique à peine mas­qué met­tant en scène un pré­sident omni­po­tent, omni­pré­sent, théâ­tra­li­sé dans une pos­ture mora­li­sa­trice à son bureau, les mains posées sur son sous-main et dic­tant la marche à suivre à son pre­mier ministre qui l’é­coute par­ler sans cil­ler, l’air péné­tré, le tout dans un arabe clas­sique dont chaque mot semble pesé, et peser, déverse son jour­nal en ne par­lant que du pays avant tout. Pour­quoi pas. Un jour, le repor­tage d’en­trée parle des prix sur les mar­chés qui flambent en cette période de rama­dan. On trouve de tout, mais tout est cher. Le len­de­main, le pré­sident par­court les étals du mar­ché en ser­rant des louches, vient ser­mon­ner les com­mer­çants des prix trop chers pra­ti­qués, et ras­sure le tout-venant en leur fai­sant com­prendre qu’il va chan­ger tout ça. Belle orches­tra­tion. La deuxième par­tie du jour­nal montre en boucle des images d’un Gaza rava­gé, en ruines, et pas un mot, ou quelques miettes jetées sur Trump et ces nou­velles que l’on trouve chaque matin dans nos fils d’actualité.

Je salue au pas­sage les abru­tis qui, aveu­glés par je-ne-sais quelle idéo­lo­gie, au len­de­main du résul­tat des élec­tions amé­ri­caines, saluaient de concert le départ de Biden et la fin du wokisme. Rira bien…

Au cin­quième jour…

Ô Allah, place-moi durant ce mois par­mi ceux qui se repentent, fais de moi, durant ce mois, un de Tes bons ser­vi­teurs assi­dus et fais de moi, durant ce mois, un de Tes ado­ra­teurs dévots, par Ta Com­pas­sion, Ô le Plus Misé­ri­cor­dieux des miséricordieux. 

 اليوم الخامس: اَللّـهُمَّ اجْعَلْني فيهِ مِنْ الْمُسْتَغْفِرينَ، وَاجْعَلْني فيهِ مِنْ عِبادِكَ الصّالِحينَ اْلقانِتينَ، وَاجْعَلني فيهِ مِنْ اَوْلِيائِكَ الْمُقَرَّبينَ، بِرَأْفَتِكَ يا اَرْحَمَ الرّاحِمينَ

6ème jour

Au sixième jour, je ne res­sens plus la faim. La soif, c’est autre chose, mais en cette période encore hiver­nale, les jours ne sont pas trop longs, même si le soleil fait son appa­ri­tion dis­crète et que les tem­pé­ra­tures demeurent clé­mentes pour un début mars.

La faim passe en der­nier plan à par­tir du moment où l’es­prit est occu­pé. La pause déjeu­ner passe rapi­de­ment lors­qu’elle est rem­plie par une pro­me­nade au grand air ou par la lec­ture de quelques lignes dans le silence de mon grand bureau.

Il n’y a que de la dou­ceur dans mon espace inté­rieur, du bien-être et de la grâce. De la dou­ceur que je n’es­time être due qu’à moi-même, à ce que je suis capable de me dire pour ne plus som­brer comme ces der­nières semaines, qui ont été dif­fi­ciles et des­quelles j’ai eu du mal à m’ex­tir­per. Mais à pré­sent, il n’y a que l’a­ve­nir, des belles jour­nées qui se suc­cèdent et sur­tout, l’en­vie de vivre plei­ne­ment chaque instant.

Le temps libre n’est au final que le temps qu’on veut bien se consa­crer à soi-même et aux autres. C’est une leçon que j’es­saie de rete­nir chaque jour.

Mer­cre­di, j’ai dû me rendre à Paris pour des rai­sons pro­fes­sion­nelles ; c’é­tait l’oc­ca­sion pour moi de renouer avec le voyage, des petites excur­sions hors du temps nor­mal, des incur­sions en moi. Pen­dant cette paren­thèse un peu décen­trée, je me suis payé le luxe de visi­ter une librai­rie un peu à part, une librai­rie indé­pen­dante situé Bou­le­vard du Mont­par­nasse, qui vue de dehors semble pous­sié­reuse, un peu bor­dé­lique, pas très enga­geante mais qui au final détonne avec l’as­pect poli­cé et trop pro­pret d’autres librai­ries qu’on peut trou­ver, notam­ment rue Raspail.

Je suis entré dans un monde éton­nant, spé­cia­li­sé en sciences humaines. Il ne m’en fal­lait pas plus pour me perdre d’emblée dans ses rayons foi­son­nants, où les livres sont posés en dépit du bon sens, sans clas­se­ment alpha­bé­tique, et c’est tant mieux. Tout invite à la flâ­ne­rie et à la rêve­rie dans les mondes ima­gi­naires des qua­trième de couv’ aux inci­pits et résu­més enjôleurs.

Qui sait ce qui s’y est pas­sé ? Ce qui se passe chez Tschann reste chez Tschann…

Au sixième jour…

Ô Allah, ne m’a­ban­donne pas, durant ce mois-ci, alors que je suis confron­té à mes péchés. Ne me frappe pas, durant ce mois-ci, avec les fouets de Ta Ven­geance. Mets-moi à l’a­bri des motifs de Ton cour­roux. Je fais appel à Ta Faveur et à Ton Secours, Ô Som­met du désir des désireux. 

اليوم السّادس: اَللّـهُمَّ لا تَخْذُلْني فيهِ لِتَعَرُّضِ مَعْصِيَتِكَ، وَلاتَضْرِبْني بِسِياطِ نَقِمَتِكَ، وَزَحْزِحْني فيهِ مِنْ مُوجِباتِ سَخَطِكَ، بِمَنِّكَ وَاَياديكَ يا مُنْتَهى رَغْبَةِ الرّاغِبينَ

7ème jour

Au mitan du mois de jan­vier, je suis tom­bé malade. Une vilaine grippe qui m’a mis par terre pen­dant quelques jours et de laquelle j’ai eu du mal à me remettre. Pour le coup, c’é­tait la pre­mière fois de ma vie que j’at­tra­pais cette sale­té, si je mets de côté les deux COVID-19, qui, parce que j’é­tais vac­ci­né, ne m’ont fina­le­ment pas fait plus de mal qu’un léger accès de fièvre et ont éteint ma voix pen­dant quelques semaines. Mais cette fois-ci c’é­tait autre chose.

J’ai vécu de méchantes fièvres qui m’ont enfer­mé dans un silence de mort, vivant chaque pous­sée comme un pas de plus vers l’a­bîme. Était-ce l’ef­fet de la fièvre ? Était-ce une conscience rela­tive de ce qui m’ar­ri­vait ? Tou­jours est-il que je n’en voyais pas le bout et que je me suis posé à un moment la ques­tion de savoir si je n’al­lais pas finir par y lais­ser ma peau. J’ai eu la sen­sa­tion d’être frô­lé par un souffle froid qui pou­vait m’emporter. Alors, bien évi­dem­ment, je suis un gar­çon, je risque de mou­rir au moindre petit rhume, mais je suis en géné­ral assez pug­nace lorsque le mal me ronge. Mais cette fois-ci, j’ai réel­le­ment vécu quelque chose de dif­fé­rent et d’as­sez ter­rible au final.

Pen­dant ces nuits et ces jours de dou­leur pen­dant les­quelles je n’ex­pri­mais aucune envie de man­ger quoi que ce soit et qui au final m’a­mai­gri­ront d’une demi-dizaine de kilos, j’é­tais ber­cé par les chan­sons inter­mi­nables de l’Astre d’O­rient, Oum Kal­thoum.

Au sep­tième jour…

Ô Allah, aide-moi, en ce mois-ci, à en obser­ver le jeûne et à en accom­plir les actes de pié­té. Évite-moi, durant ce mois, les erreurs et les péchés. Pour­vois-moi, en ce mois-ci, de la faveur de T’in­vo­quer et de Te remer­cier conti­nuel­le­ment, par Ton concours, Ô Guide des égarés. 

ليوم السّابع: اَللّـهُمَّ اَعِنّي فِيهِ عَلى صِيامِهِ وَقِيامِهِ، وَجَنِّبْني فيهِ مِنْ هَفَواتِهِ وَآثامِهِ، وَارْزُقْني فيهِ ذِكْرَكَ بِدَوامِهِ، بِتَوْفيقِكَ يا هادِيَ الْمُضِلّينَ

8ème jour

La tem­pé­ra­ture monte jus­qu’à 19,5°C ce same­di alors que nous ne sommes que dans les pre­miers jours du mois de mars. L’air sent le prin­temps, tout est doux, res­semble à une renais­sance. Il est temps de com­men­cer à sor­tir un peu.

Aujourd’­hui, étran­ge­ment, c’est la pre­mière fois que j’é­prouve un cer­tain manque du fait de ne pas pou­voir man­ger à n’im­porte quel moment. Je mets ça sur le fait que c’est le week-end et que je ne me sens pas super actif. En même temps, pas besoin d’être actif.

Le grand para­doxe de cette période, c’est que pen­dant ce moment qui trans­forme chaque soi­rée en repas de fête, on n’at­tend au final qu’une seule chose, c’est que le soleil qui par­fois nous manque, se couche.

On se lève à la fin de la nuit pour man­ger dans un temps impar­ti et on se recouche avant que le soleil ne se lève ; une manière de se recon­nec­ter avec les méca­nismes natu­rels du temps qui passe. Tout mon rap­port au temps s’en trouve com­plè­te­ment chamboulé.

Au hui­tième jour…

Ô Allah, pour­vois-moi, en ce mois-ci, de la faveur d’être bon envers les orphe­lins, géné­reux envers les affa­més, répan­deur de la paix et com­pa­gnon des ver­tueux, par Ta bien­veillance, Ô Refuge de ceux qui espèrent.
اليوم الثّامن:اَللّـهُمَّ ارْزُقْني فيهِ رَحْمَةَ الاَْيْتامِ، وَاِطْعامَ اَلطَّعامِ، وَاِفْشاءَ السَّلامِ، وَصُحْبَةَ الْكِرامِ، بِطَولِكَ يا مَلْجَاَ الاْمِلينَ

9ème jour

Il n’y a rien à dire de cette jour­née. Il n’y a rien à en tirer, c’est comme si depuis ce matin, ça ne vou­lait pas. Et quand ça ne veut pas, ça ne veut pas…

Alors autant se taire et per­sis­ter à ne rien dire.

Au neu­vième jour…

Ô Allah, Réserve-moi, en ce mois-ci, une part de Ta Grande Misé­ri­corde. Guide-moi, en ce mois-ci, vers Tes preuves écla­tantes et conduis-moi, en ce mois-ci, vers Ta pleine Satis­fac­tion, par Ton amour, Ô Espoir des désireux.

اليوم التّاسع: اَللّـهُمَّ اجْعَلْ لي فيهِ نَصيباً مِنْ رَحْمَتِكَ الْواسِعَةِ، وَاهْدِني فيهِ لِبَراهينِكَ السّاطِعَةِ، وَخُذْ بِناصِيَتي اِلى مَرْضاتِكَ الْجامِعَةِ، بِمَحَبَّتِكَ يا اَمَلَ الْمُشْتاقينَ

10ème jour

Retour au tra­vail après un week-end un peu mou­ve­men­té. Il va désor­mais fal­loir envi­sa­ger une nou­velle semaine d’une période dont j’ai l’im­pres­sion de ne pas voir le bout.

Et pour le coup, je me pose quand-même la ques­tion du sens de tout ceci. Le sens, je le connais, je le sais et je l’ad­mets. Je peux même dire que je m’y plie volontiers.

Je dois avouer que je pense à énor­mé­ment de choses. Aujourd’­hui, c’est l’an­ni­ver­saire de ma grand-mère qui aurait eu 99 ans cette année, si elle n’é­tait pas par­tie le 10 avril 2020.

J’a­vais fait une pro­messe à une per­sonne. Ou plu­tôt, je lui avais dit que j’ai­me­rais bien faire quelque chose. Et je ne l’ai pas fait. Comme beau­coup de choses dans ma vie, des pro­messes non tenues, des retards à l’al­lu­mage, des mal­en­ten­dus, des incom­pré­hen­sions. Tout ceci doit res­ter der­rière moi et ne plus m’encombrer.

Il paraît que je refoule énormément.

Au dixième jour…

Ô Allah, fais que je sois, en ce mois-ci, par­mi qui se confient tota­le­ment à Toi, fais que je sois par­mi ceux qui gagnent Ton estime, fais que je sois par­mi ceux qui sont proches de Toi, par Ta Bien­fai­sance, Ô Refuge final des solliciteurs.

اليوم العاشر: اَللّـهُمَّ اجْعَلْني فيهِ مِنَ الْمُتَوَكِّلينَ عَلَيْكَ، وَاجْعَلْني فيهِ مِنَ الْفائِزينَ لَدَيْكَ، وَاجْعَلْني فيهِ مِنَ الْمُقَرَّبينَ اِلَيْكَ، بِاِحْسانِكَ يا غايَةَ الطّالِبينَ

11ème jour

Quelle jour­née ! Une jour­née qui res­semble à une nuit blanche sous ecs­ta­sy, intense et sans temps mort.

Je com­mence à explo­rer des zones que je ne devrais pas explo­rer, me poser des ques­tions que je n’ai pas le droit de poser, car la foi impose de ne pas poser de ques­tions, et de ne pas s’en poser à soi-même. Ou plu­tôt, de ne pas ques­tion­ner tout court. Si on croit, alors on sait, et ça ne va pas tel­le­ment plus loin. Mais, je suis comme ça, je ne peux faire autre­ment, ce qui fait de moi un sale gosse, imper­ti­nent et par­fois gros­sier. C’est le cadet de mes soucis.

Alors moi, je me suis inté­res­sé à la Ka’a­ba. Ben oui, c’est tout de même le centre d’un monde… et la véné­ra­tion de ce truc-là est tout de même bour­rée d’in­co­hé­rences. Mais chut…

Au onzième jour…

Ô Allah, fais-moi aimer, en ce mois-ci, les bonnes actions, fais-moi détes­ter, en ce mois-ci, la trans­gres­sion et la déso­béis­sance. Épargne-moi, en ce mois-ci, Ton cour­roux et les Feux, par Ton pou­voir, Ô Secours de ceux qui crient au secours.

ليوم الحادي عشر: اَللّـهُمَّ حَبِّبْ اِلَيَّ فيهِ الاِْحْسانَ، وَكَرِّهْ اِلَيَّ فيهِ الْفُسُوقَ وَالْعِصْيانَ، وَحَرِّمْ عَلَيَّ فيهِ السَّخَطَ وَالنّيرانَ بِعَوْنِكَ يا غِياثَ الْمُسْتَغيثينَ

12ème jour

Il se passe quelque chose d’étrange et d’inquiétant au tra­vail. Je ne sais pas vrai­ment com­ment inter­pré­ter ce qui se passe.

Tout ce que je sais, c’est que je tra­verse ces jour­nées avec la sen­sa­tion d’être dans un train qui ne s’arrête à aucune gare. La valise se rem­plit, le départ est immi­nent, mais ces jour­nées passent à une vitesse incroyable.

La sen­sa­tion de faim est le cadet de mes sou­cis, et je me sens revi­ta­li­sé par les annonces de ces der­niers jours, pas toutes, parce ce qu’elles ne sont pas for­cé­ment joyeuses.

Au dou­zième jour…

Ô Allah, orne-moi, en ce mois-ci, de la dis­cré­tion et de la chas­te­té; enve­loppe-moi, en ce mois-ci, de l’ha­bit de la satis­fac­tion et de la suf­fi­sance; fais-moi por­ter, en ce mois-ci, à la jus­tice et à l’é­qui­té; ras­sure-moi en ce mois-ci de tout ce dont j’ai peur, par Ta pro­tec­tion, Ô Refuge de ceux qui ont peur.

ليوم الثّاني عشر: اَللّـهُمَّ زَيِّنّي فيهِ بِالسِّتْرِ وَالْعَفافِ، وَاسْتُرْني فيهِ بِلِباسِ الْقُنُوعِ وَالْكَفافِ، وَاحْمِلْني فيهِ عَلَى الْعَدْلِ وَالاِْنْصافِ، وَآمِنّي فيهِ مِنْ كُلِّ ما اَخافُ، بِعِصْمَتِكَ يا عِصْمَةَ الْخائِفينَ

13ème jour

Une jour­née pleine de réunions. Tout s’enchaîne, rien n’est cohé­rent, je baigne dans un sen­ti­ment d’efficacité per­son­nelle. Mes rêves mati­naux me ques­tionnent, m’interrogent sur leur sens, sur leurs impli­ca­tions ; j’ai pas­sé vingt bonnes minutes ce matin à y pen­ser en allant au tra­vail, n’écoutant la radio que d’une oreille dis­traite, et puis tout a été balayé par le res­sac des minutes qui passent.

J’ai la sen­sa­tion que ce jeûne n’est une contrainte pour per­sonne. Au contraire, ça semble plu­tôt être un moment de joie, ce que de prime abord j’ai un peu de mal à admettre. La contrainte phy­sique et sur­tout men­tale que l’on s’impose est visi­ble­ment vécue comme une sorte de récom­pense, ou plu­tôt de don, de don de soi et de par­tage. A moins que je ne me trompe com­plè­te­ment et que ce ne soit sim­ple­ment une forme de men­songe, quelque chose de l’ordre de l’hypocrisie. Je pose sim­ple­ment la ques­tion, sans a priori.

Au trei­zième jour…

Ô Allah, lave-moi, en ce mois-ci, de toutes impu­re­tés et de toutes pra­tiques impures; donne-moi la force, en ce mois-ci, de sup­por­ter toutes les mani­fes­ta­tions des des­tins; guide-moi, en ce mois-ci, vers la pié­té et la com­pa­gnie des véri­diques, par Ton Sou­tient. Ô Pru­nelle de l’œil des indigents.

اليوم الثّالث عشر: اَللّـهُمَّ طَهِّرْني فيهِ مِنَ الدَّنَسِ وَالاَْقْذارِ، وَصَبِّرْني فيهِ عَلى كائِناتِ الاَْقْدارِ، وَوَفِّقْني فيهِ لِلتُّقى وَصُحْبَةِ الاَْبْرارِ، بِعَوْنِكَ يا قُرَّةَ عَيْنِ الْمَساكينَ

14ème jour

Cette jour­née est folle. Évi­dem­ment, je dois tout bou­cler avant de par­tir, mettre mes affaires en ordre, et je n’arrive même pas à prendre une pause, ce qui au final m’arrange. Pas le temps de pen­ser que j’ai faim, la pause déjeu­ner est inexis­tante, ce qui me per­met en l’occurrence de par­tir plus tôt pour finir les der­niers pré­pa­ra­tifs. Je sais que demain je n’aurais pas beau­coup de temps pour me pré­pa­rer alors autant par­tir tôt ce soir, ter­mi­ner ma valise. Mes col­lègues sont visi­ble­ment contents de voir que je vais me repo­ser un peu, parce que j’en ai besoin et que la suite va être suf­fi­sam­ment rem­plie pour que je prenne le temps de voir venir.

Les der­niers jours avant le départ sont les plus stres­sants, les plus incon­for­tables, mais aus­si ceux qui annoncent le voyage et son intensité.

Ce voyage aura le goût des pre­mières fois, des toutes pre­mières fois. Dimanche, j’en sau­rais un peu plus sur ce qui m’attend de l’autre côté de la Méditerranée.

“Il est aisé de faire perdre sa foi à un homme, mais il est dif­fi­cile, ensuite de le conver­tir à une autre.”
T.E. Law­rence, Les sept piliers de la sagesse

Au qua­tor­zième jour…

Ô Allah, ne tiens pas vigueur, en ce mois-ci, de mes tré­bu­che­ments; par­donne-moi, en ce mois-ci, mes fautes et mes faux-pas ; ne me laisse pas, en ce mois-ci, être l’ob­jet des maux et des vicis­si­tudes, par Ta Puis­sance, Ô Puis­sance des musulmans.

اليوم الرّابع عشر: اَللّـهُمَّ لا تُؤاخِذْني فيهِ بِالْعَثَراتِ، وَاَقِلْني فيهِ مِنَ الْخَطايا وَالْهَفَواتِ، وَلا تَجْعَلْني فيهِ غَرَضاً لِلْبَلايا وَالاْفاتِ، بِعِزَّتِكَ يا عِزَّ الْمُسْلِمينَ

15ème jour

Comme pour tous les voyages, les der­niers jours avant le départ sont sources de ten­sion. Il faut pen­ser à ne rien oublier, comme si les quelques jours que je ne pas­se­rai pas chez moi pro­cé­daient d’une cou­pure qua­si­ment défi­ni­tive avec mes quelques biens. Le fait de prendre l’avion dit quelque chose d’une cas­sure d’avec le ter­ri­toire propre.

La Poste, la banque, choi­sir mes bou­quins, de quoi écrire, de quoi noter, des enve­loppes, tout ceci me rend fou alors qu’il n’y a vrai­ment pas de quoi. Je n’aurais cer­tai­ne­ment qua­si­ment pas le temps de lire, mais je m’obstine à dési­rer avoir le choix de ce que je peux lire.

Je me sens com­plè­te­ment vidé avant la fin de la jour­née. Une jour­née tendue.

Je croise des Arabes qui ne res­semblent pas à des Arabes. En même temps que je me dis cette phrase, je me rends compte de son absur­di­té. Comme s’il fal­lait res­sem­bler à un Arabe pour l’être… Je n’ai encore rien appris du monde qui m’entoure. Rien du tout, je ne suis qu’un novice. Et le futur me le confirmera.

Cette jour­née a été longue, très longue et très éprou­vante. La faim ne m’a pas lâché de la jour­née, depuis que je me suis levé.

Il est temps qu’elle se ter­mine et que la der­nière s’ouvre.

Au quin­zième jour…

Ô Allah, accorde-moi, en ce mois-ci, la sin­cé­ri­té des ado­ra­teurs pieux; élar­gis ma poi­trine, en ce mois-ci, au repen­tir sin­cère, Ô Refuge de ceux qui ont peur.

اليوم الخامس عشر: اَللّـهُمَّ ارْزُقْني فيهِ طاعَةَ الْخاشِعينَ، وَاشْرَحْ فيهِ صَدْري بِاِنابَةِالُْمخْبِتينَ، بِاَمانِكَ يا اَمانَ الْخائِفينَ

16ème jour

Le cana­ri ne s’est même pas réveillé ce matin, lui aus­si doit être fati­gué de ces quinze jours de rama­dan. Pour­tant, il a man­gé avec nous, ses graines, mais aus­si des dattes et des olives. Un vrai petit cana­ri arabe…

Nous arri­vons enfin à l’aéroport, après une légère incer­ti­tude qui m’a lais­sé pen­ser à un moment don­né qu’il y allait avoir quelque chose de com­pro­mis, mais tout s’est bien passé.

Dans la file d’at­tente de l’en­re­gis­tre­ment, tout le monde se parle alors que per­sonne ne se connaît. Il n’y a presque que des Tuni­siens. L’aéroport est loin d’être plein.

Dans la salle d’embarquement, il y a des Anglais qui vont à Leeds, des Écos­sais en par­tance pour Edin­burg. L’un d’entre eux est même habillé en kilt.

19h00, l’ap­pel à la prière résonne sur un por­table dans l’avion qui n’a pas encore quit­té le tar­mac. C’était vrai­ment long avant que je n’en­glou­tisse mon sand­wich au thon et à l’harissa sur mon siège. J’avais sur­tout très soif.

L’avion est un Air­bus A320 pas tout récent, avec des fau­teuils si fins que plus fin, c’est trans­pa­rent. Le savon des toi­lettes sent comme dans un grand hôtel de Bangkok.

Ce pays est étrange vu de haut et de nuit. Des formes géo­mé­triques bizarres sous la lune ronde et blanche. Des taches oranges comme des boules, une lumière orange chaude.

Lorsque l’avion atter­rit, tout le monde applau­dit, comme la pre­mière fois où j’ai atter­ri à Istan­bul. Monas­tique est une autre pre­mière fois.

L’aéroport est un petit aéro­port qui per­met de sor­tir assez vite. Un car vient nous cher­cher sur le tar­mac à la sor­tie de l’avion et nous dépose dans un grand hall tout mar­bré qui sent la pisse de chat et la ciga­rette, alors qu’il est noté par­tout qu’il est inter­dit de fumer (mais pas de pis­ser quand on est un chat).

Dehors, ça sent la figue sous des arbres aux feuilles épaisses plan­tés en ligne sur le par­king de l’aéroport. 

La route vers M’sa­ken coupe un lac où on j’aperçois des fla­mands roses dans la lumière blanche de la lune. Il fait 17 degrés et l’air sent bon.

Avant d’arriver à la mai­son, on passe prendre des crêpes et bak­la­vas avec un café bien fort. Je suis cre­vé, mais j’ap­pré­cie tout ce que je vois, et je ne m’y atten­dais pas.

J’entre enfin dans M’sa­ken à l’entrée de laquelle sont sta­tion­nés des camions de paille. La ville me semble immense, très éten­due ; il est 23h48 et tout est ouvert. Je ne prends pas encore la mesure de ce qu’est la vie la nuit pen­dant les longues jour­nées de ramadan.

On s’arrête dans une pâtis­se­rie puis une supé­rette avant de s’arrêter dans une immense mai­son où l’on m’offre un jus de carottes et citron. Sur le trot­toir, un petit arbre offre à sen­tir ses petites fleurs très odo­rantes. Ce sont des oran­gers qu’on peut trou­ver un peu partout.

Dans la mai­son, la télé est en marche et n’offre rien d’autre à voir que la cir­cam­bu­la­tion autour de la Ka’a­ba. Sur la table basse,  un pla­teau d’o­ranges, de psis­sa et de vien­noi­se­ries. J’ap­pré­cie le calme de la rue sur le bal­con, et je remets droites cer­taines images que j’ai en tête.

Nor­ma­le­ment je ne devrais me lever que vers 4h00 pour le petit-déjeu­ner avant le lever du soleil.

Au sei­zième jour…

Ô Allah, guide-moi, en ce mois-ci, vers l’at­ti­tude des justes; éloigne-moi, en ce mois-ci, de la com­pa­gnie des méchants; admets-moi par Ta Misé­ri­corde dans Ta Per­ma­nente Demeure, par Ta Divi­ni­té, Ô Sei­gneur des mondes.

اليوم السّادس عشر: اَللّـهُمَّ وَفِّقْني فيهِ لِمُوافَقَةِ الاَْبْرارِ، وَجَنِّبْني فيهِمُرافَقَةَ الاَْشْرارِ، وَآوِني فيهِ بِرَحْمَتِكَ اِلى دارِ الْقَـرارِ، بِاِلهِيَّتِكَ يا اِلـهَ الْعالَمينَ

17ème jour

Je me suis cou­ché vers 3h du matin et il est a pré­sent presque 6h30, le jour est levé mais le soleil est mas­qué par une épaisse couche de nuages que mon appli­ca­tion météo ne voit pas. Hachem m’a racon­té quelque chose d’é­trange concer­nant le sol de la cui­sine qui dif­fu­se­rait de mau­vaises ondes don­nant la diarrhée.

Le soleil est enfin levé mais il est le seul.

Je n’ai pas sou­ve­nir d’a­voir vu hier soir des noms de rues dans cette ville.

Il fait bon, j’aère un peu la chambre et vais me laver au lava­bo. Ça fai­sait long­temps que je n’a­vais pas fait ça, et ça prend un peu de temps mais ça ne me dérange pas plus que ça.

12h34 appel à la prière. C’est suc­cinct, pas très assu­ré et un peu dilettante.

Pre­mière bal­lade autour de la mos­quée, des bou­gain­vil­lées blancs et roses immenses et des oran­gers poussent sur le bitume, ce sont des oranges amères. Tout ceux que je croise me regardent avec un air éton­né dans une atmo­sphère douce de prin­temps tuni­sien. Je retrouve le plai­sir de pou­voir se pro­me­ner en t‑shirt au mois de mars, en plein soleil.

L’ap­pel à la prière, la nuit tombe d’un seul coup. Nous man­geons à toute vitesse comme si l’in­ter­dic­tion allait tom­ber à nouveau.

Dehors il y a une odeur de fenu­grec que per­sonne ne semble sen­tir. On me dit que ça sent les pots d’é­chap­pe­ment et la pol­lu­tion, je ne sais pas si c’est vrai­ment ça, mais il flotte une odeur que je n’ar­rive pas à identifier.

Je trouve ici des 205 et des Renault 20, 9, 11, 18, dans le désordre, toutes hors d’âge. Nous pre­nons un un café en face de la mos­quée, ça n’a l’air de faire plai­sir à per­sonne, ni à la ser­veuse, ni à moi.

Il est 1h45 et je me lève à 4h00 pour le petit-déjeu­ner. Quand j’y pense c’est un peu dingue de me trou­ver ici, dans une famille tuni­sienne, dans une ville péri­phé­rique de Sousse, à jouer au rami avec des Tuni­siens dans une immense mai­son, tout semble natu­rel, comme allant de soi. C’est ma nou­velle vie, une vie hors du com­mun et pour­tant tel­le­ment natu­relle et normale.

Au dix-sep­tième jour…

Ô Allah, Guide-moi, en ce mois-ci, vers les bonnes actions. Satis­fais, en ce mois-ci, mes besoins et et y réa­lise mes espoirs. Ô Celui Qui n’a pas besoin de rap­pel! Ô Celui Qui connais ce qui se passe dans les cœur des êtres! Prie sur Moham­mad et sur sa Famille pure.

اليوم السّابع عشر: اَللّـهُمَّ اهْدِني فيهِ لِصالِحِ الاَْعْمالِ، وَاقْضِ لي فيهِ الْحَوائِجَ وَالاْمالَ، يا مَنْ لا يَحْتاجُ اِلَى التَّفْسيرِ وَالسُّؤالِ، يا عالِماً بِما في صُدُورِ الْعالَمينَ، صَلِّ عَلى مُحَمَّد وَآلِهِ الطّاهِرينَ

18ème jour

A 4h00, lever pour سَحُورٌ avec une espèce de crois­sant plié en deux avec un sorte de pâte à l’a­mande. Je n’ai pas dor­mi du tout depuis ma sieste entre 16 et 18 heures.

Un coq (ou quelque chose dans le genre) chante depuis une demi-heure. Il paraît que les coqs peuvent voir les anges.

Je me suis recou­ché vers 5h00 pour me rele­ver à 12h20 et la pre­mière chose que je fais est d’ou­vrir la porte fenêtre pour voir ce qui se passe dehors. C’est-à-dire à peu près rien.

Du côté soleil de la mai­son, il fait plu­tôt bon même s’il fait moins chaud qu’hier.

Je viens de me rendre compte en regar­dant la carte que l’aé­ro­port de Monas­tir se trouve sur des salines.

Il ne faut pas confondre rudi­men­taire et incon­for­table ; j’ai pris une douche avec une bas­sine et un pot et je me suis grat­té le dos façon ham­mam, c’é­tait juste très agréable.
En me bala­dant aux alen­tours du lycée, je trouve la ville dans une lumière lai­teuse et poussiéreuse.

Nous nous ren­dons rapi­de­ment dans la vieille ville près de la place la mai­rie. C’est un autre monde où nous ache­tons de la citron­nade sous l’œil endor­mi des boutiquiers.

Ce soir il fait frais et je suis épuisé.

A force de mar­cher, on finit par avan­cer. Il a été ques­tion de par­ler de la sou­rate de la vache (الْبَقَرَةِ).

Au dix-hui­tième jour…

Ô Allah, attire mon atten­tion, en ce mois-ci, sur les béné­dic­tions de ses repas de l’aube du jour (suhûr); illu­mine mon cur, en ce mois-ci, par les lumières de sa clar­té et fais que tous mes organes suivent ses effets, par Ta Lumière, Ô Illu­mi­na­teur des coeurs des connaisseurs.

اليوم الثّامن عشر: اَللّـهُمَّ نَبِّهْني فيهِ لِبَرَكاتِ اَسْحارِهِ، وَنَوِّرْ فيهِ قَلْبي بِضياءِ اَنْوارِهِ، وَخُذْ بِكُلِّ اَعْضائي اِلَى اتِّباعِ آثارِهِ، بِنُورِكَ يا مُنَوِّرَ قُلُوبِ الْعارِفينَ

19ème jour

La fatigue est telle ce matin que j’ai un mal fou à me lever et je n’ai pas vrai­ment d’appétit.

Il fait nua­geux ce matin mais ça ne va pas m’empêcher de me rendre à Sousse.
Mais dans un pre­mier temps la dif­fi­cul­té est de pou­voir appro­cher de la salle de bain. Il y a embouteillage.

J’aime cette ambiance fenêtres, rideaux et per­siennes en bois au tra­vers des­quels passent une lumière tami­sée avec un filet d’air qui fait dan­ser les rideaux.

Les mots d’hier soir résonnent encore : l’is­lam est notre façon de vivre, c’est notre culture à tous et notre quo­ti­dien. Le pro­phète est venu pour nous tous.

Nous visi­tons la Medi­na de Sousse. De petites rues qui des­cendent vers le port, c’est une enfi­lade des portes colo­rées et des mai­sons ser­rées les unes contre les autres dans des rues encais­sées qui finissent par atter­rir dans un souk où l’on trouve de tout, notam­ment du nou­gat que nous n’a­vons pas le loi­sir de goû­ter et que nous gar­dons dans nos poches. J’aime ce petit vent frais venu de la mer et cette atmo­sphère un peu confi­née de ces rues qui n’ont ni début ni fin.

La ville est agréable, c’est en tout cas ce que je res­sens en ta com­pa­gnie. Tout ce que tu me fais décou­vrir me semble doux.

Le soir à la mai­son, les femmes sont au salon sur le cana­pé devant la télé et les hommes en train de laver les fruits et rem­plir le lave-vaisselle.

Je goûte des petits gâteaux à la farine de pois chiches abso­lu­ment impos­sible à man­ger sans s’é­touf­fer. J’ai l’im­pres­sion de man­ger de la farine.

Au dix-neu­vième jour…

Ô Allah, réserve ma part, en ce mois-ci, dans les béné­dic­tions qu’il porte, apla­tis mon che­min vers les bien­faits qu’il porte, et ne me prive pas de la récep­tion de ses bien­fai­sances, Ô Toi Qui guides vers la Véri­té évidente.

اليوم التّاسع عشر: اَللّـهُمَّ وَفِّرْ فيهِ حَظّي مِنْ بَرَكاتِهِ، وَسَهِّلْ سَبيلي اِلى خَيْراتِهِ، وَلا تَحْرِمْني قَبُولَ حَسَناتِهِ، يا هادِياً اِلَى الْحَقِّ الْمُبينِ

20ème jour

Nous sommes déjà jeu­di. J’ai mal dor­mi, encore ennuyé par trois fois par une envie de pis­ser. Je me réveille avec l’o­deur des fleurs d’o­ran­ger qui ont été dépo­sées sur la table de nuit.

Je vois le jour se lever et la lumière chan­ger. A 7h00 du matin tout est très calme dans la rue.

Nou­velle visite sur­prise du bled el arbi de Sousse avec Borhene, où je trouve des fleurs de jas­min (مشموم) par paniers entiers.

Ce soir, le dîner a lieu chez Moaz où je vois des gens dis­pa­raître, d’autres qui réap­pa­raissent, c’est très étrange, des femmes vont prier, se voilent, se dévoilent. Je pense ne pas tout com­prendre mais fina­le­ment ce n’est peut-être pas si com­pli­qué. Cer­taines femmes se voilent à moi­tié, les che­veux visibles. Ce n’est pas très clair.
Les hommes vont se cou­cher tôt.

On a réus­si à me faire man­ger du foie, qui finit par pas­ser avec la sauce, mais je garde dans la bouche le sou­ve­nir de cette tex­ture spon­gieuse que je déteste tant.

Au ving­tième jour…

Ô Allah, ouvre-moi, ence mois-ci, les Portes des Para­dis, refermes‑y devant moi les portes de l’En­fer, et offre-moi la chance d’y réci­ter le Coran, Ô Toi Qui sus­cites la tran­quilli­té dans les coeurs des croyants.

اليوم العشرين: اَللّـهُمَّ افْتَحْ لي فيهِ اَبْوابَ الْجِنانِ، وَاَغْلِقْ عَنّي فيهِ اَبْوابَ النّيرانِ، وَوَفِّقْني فيهِ لِتِلاوَةِ الْقُرْآنِ، يا مُنْزِلَ السَّكينَةِ فى قُلُوبِ الْمُؤْمِنينَ

21ème jour

Je n’ai pas beau­coup dor­mi et sur­tout pas très bien. Comme le jour pré­cé­dent, la sieste de 16h00 me dérègle com­plè­te­ment et je com­mence à sen­tir que mon esprit fatigue et demande une pause. Pour la pre­mière fois depuis 20 jours, je trouve que c’est trop long.

Monas­tir, ce que j’en vois n’a aucun inté­rêt esthé­tique, mais je passe par la foire inter­na­tio­nale de Monas­tir, qui n’est que l’ombre d’une foire et sur­tout l’ombre de l’in­ter­na­tio­nal. Tout est dévas­té, aban­don­né.
Il fait bon au soleil mal­gré un petit vent frais qui sent le large, l’iode et la pollution.

Hier c’é­tait un jour férié, la fête de l’in­dé­pen­dance. Aujourd’­hui nous sommes ven­dre­di et de là où je suis j’en­tends la prière du ven­dre­di par la porte-fenêtre ouverte, der­rière les per­siennes, juste avant de m’en­dor­mir à nouveau.

J’ai dû dor­mir en tout et pour tout 4 heures cette nuit, il est temps pour moi de récu­pé­rer un peu.

J’ai dor­mi envi­ron 3 heures dans un coton confor­table et enni­vrant. Je n’at­tends qu’une seule chose, c’est la rup­ture du jeûne pour chas­ser ce mal de tête qui per­siste. En espé­rant mieux man­ger qu’­hier. Ce soir c’est chez Lilia.

J’ai­me­rais pas­ser plus de temps rien qu’a­vec toi, j’ai­me­rais sen­tir ton corps contre le mien, mais quelque chose nous empêche, cha­cun de notre côté et qui je le sens, ne nous satis­fait ni l’un ni l’autre. Dans cette atmo­sphère fébrile, un peu fes­tive et dans laquelle on sent un tant soit peu la lour­deur d’une culture qui a du mal à per­mettre le pas de côté, il y a un inter­stice dif­fi­cile à appré­cier, et sur­tout qui se referme dès qu’on l’ap­proche. Un impen­sé presque impen­sable. J’at­tends de te voir appro­cher de moi pour que nous puis­sions nous retrou­ver mais ça n’ar­rive jamais, tou­jours empê­chés, tou­jours entravés.

Des hiron­delles volent autour du bal­con dans les der­nières lueurs du soleil qui peine à se coucher.

J’ai trou­vé ce qui donne cette odeur étrange à l’air, ce sont les pes­ti­cides sur les terres agricoles.

Je rêve de par­ler de quelque chose qui s’ap­pel­le­rait la chambre des femmes, qui me me fas­cine et me fait peur à la fois.

Voi­là le rama­dan que j’at­ten­dais. On veille jus­qu’à 1h30, on sort ache­ter des sand­wiches et des glaces et on rentre pour jouer au rami et man­ger des gâteaux, des lou­koums en écou­tant Oum Kal­thoum jus­qu’à 4h00. Alors que tout le monde se lève pour le petit déjeu­ner, moi je n’ai pas envie de me coucher.

Je n’ai envie que de sucre.

Le seul sucre qui peut me satis­faire est celui de ta peau. J’ai envie de te deman­der ce qu’il va se pas­ser quand rama­dan sera terminé.

Au ving­tième-et-unième jour…

Ô Allah, Fais que ce mois-ci soit un guide pour moi vers Ta satis­fac­tion; ne laisse pas le diable trou­ver le che­min vers moi durant ce mois et fais que le Para­dis soit pour moi une demeure et un lieu de repos, Ô Toi Qui qui sub­viens aux besoins des nécessiteux.

اليوم الحادي والعشرين: اَللّـهُمَّ اجْعَلْ لى فيهِ اِلى مَرْضاتِكَ دَليلاً، وَلا تَجْعَلْ لِلشَّيْطانِ فيهِ عَلَيَّ سَبيلاً، وَاجْعَلِ الْجَنَّةَ لى مَنْزِلاً وَمَقيلاً، يا قاضِيَ حَوائِجِ الطّالِبينَ.

22ème jour

Je me suis endor­mi vers 5h00 et réveillé vers 9h00 pour aller aux toi­lettes, je ne me suis pas ren­dor­mi. Je vais ajou­ter les 3h00 de la fin d’a­près-midi d’hier pour me dire que j’ai suf­fi­sam­ment dor­mi mais je n’ar­rive pas à me convaincre.

Tout ce qui peut être su, doit l’être par tous.
Tout ce qui est bon à savoir, doit être su par tous.
Tout ce qui peut néces­si­ter un com­men­taire doit être com­men­té.
Tout doit être su par tout le monde et sur tout.

Aujourd’­hui sera la jour­née la plus chaude de mon séjour. Cela devrait me réjouir mais je ne suis pas cer­tain que ça m’a­muse de la tra­ver­ser sans boire.

Il fait chaud sous un ciel laiteux.

Sousse sur le front de mer, des immeubles entiers, ves­tiges d’hô­tels cer­tai­ne­ment majes­tueux autre­fois, se désa­grègent inexo­ra­ble­ment sans que rien ne soit fait. On voit que l’a­ve­nue Habib Bour­gui­ba avait dû être une belle vitrine du tou­risme tuni­sien, mais ce n’est plus qu’un champ de ruine, sale et hété­ro­clite, sans autre charme que ses pal­miers de part et d’autre de l’avenue.

Nous pas­sons dans la gare où aucun train ne semble s’ar­rê­ter. Le tableau d’af­fi­chage est vide. Un qui­dam dort dans un coin et le gui­che­tier ne semble attendre qu’une seule chose, que le soleil se couche. Par­tout ça sent l’en­nui et la désolation.

Je passe l’as­pi­ra­teur, comme je le ferais chez moi, sous les regards stu­pé­faits des gamins à mi-che­min entre sidé­ra­tion et amusement.

Des gamins dans la rue lancent des pétards. Je les regarde depuis ce bal­con qui me fas­cine tant, qui ne donne presque rien à voir de la vie de cette ville éten­due, pous­sié­reuse, qui dort toute la jour­née pen­dant ce mois de jeûne et qui tres­saute le soir venu.

Étrange ambiance pen­dant et après le repas. De ce que je com­prends ce soir des gens vont venir à la mai­son, toute la famille, pour qu’on me pré­sente, mais je me retrouve tout seul dans la salle à man­ger et per­sonne ne semble venir frap­per à la porte.

Il n’a fina­le­ment pas fait si chaud que ça aujourd’­hui. J’ai essayé de dor­mir les pieds nus et en tee-shirt mais ce n’é­tait pas une bonne idée. Je sup­porte lar­ge­ment mon sweat-shirt et je finis par me glis­ser sous la couverture.

Je déteste me retrou­ver tout seul.

Tout le monde arrive fina­le­ment au compte goutte et c’est une soi­rée étrange où tous sont endi­man­chés pour faire ma connais­sance, bien que j’en connaisse la plu­part à pré­sent. Beau­coup de bruit, beau­coup de nour­ri­ture et assez peu de mots échangés.

La soi­rée se ter­mine un peu avant 4h00 après avoir excel­lé au rami. J’en­tends le vent cogner à la fenêtre.

Fran­che­ment, je n’en peux plus de ne pas pou­voir t’ap­pro­cher, c’est un sup­plice. Je me bouffe les joues à chaque mot pro­non­cé, à chaque geste rete­nu. Le temps devient trop long et à pré­sent je com­mence à comp­ter les jours à rebours.

Au ving­tième-deuxième jour…

Ô Allah, ouvre-moi, en ce mois-ci, les portes de ta Grâce; fais‑y des­cedre sur moi Tes béné­dic­tions; fais-m’y (fais-y-moi) méri­ter les motifs de Ta satis­fac­tion et admets-m’y aux centres de Tes para­dis, Ô Toi Qui réponds aux sup­pli­ca­tions des nécessiteux.

اليوم الثّاني والعشرين: اَللّـهُمَّ افْتَحْ لى فيهِ اَبْوابَ فَضْلِكَ، وَاَنْزِلْ عَلَيَّ فيهِ بَرَكاتِكَ، وَوَفِّقْني فيهِ لِمُوجِباتِ مَرْضاتِكَ، وَاَسْكِنّي فيهِ بُحْبُوحاتِ جَنّاتِكَ، يا مُجيبَ دَعْوَةِ الْمُضْطَرّينَ.

23ème jour

J’ai bien dor­mi cette nuit, j’ai pris le temps de me ren­dor­mir.
Hier j’ai enten­du dire cela : on ne fait pas sim­ple­ment le rama­dan avec son esto­mac, mais aus­si avec ses besoins et ses dési­rs. Et ça, ça ne met pas en joie. Les trois besoins vitaux étant de man­ger, dor­mir et faire l’a­mour, on peut dire que la période se résume à dor­mir, et à man­ger à des heures improbables.

Bon, il est 14h30 et je me retrouve à nou­veau tout seul dans la mai­son vide. Du coup je vais me bala­der un peu, prendre le soleil. Impos­sible de louer un scoo­ter ou un vélo ici et louer une voi­ture pour res­ter dans la ville n’a aucun inté­rêt. Je déteste me sen­tir impuis­sant et dépen­dant des autres si je ne peux rien faire.

Je repense à Sousse hier, avec ses cafés dra­pés de ten­tures pour ceux qui ne font pas rama­dan, café et ciga­rettes. Il n’est pas de bon ton de boire ou de fumer au vu et au su de tout le monde. Petites hypocrisies.

Je vais vers le centre de M’sa­ken seul. Sous le soleil. Les bâti­ments publics de la ville s’en­dorment sous de grands caou­tchoucs aux feuilles vernissées.

Mar­ché cen­tral aux odeurs mêlées de viande et d’é­pices, pas tou­jours agréables. Des lapins vivants et la tête et les pattes d’un dro­ma­daire. Der­rière cer­tains rideaux de fer, une odeur de bête en pleine ville.

Cette jour­née est dépri­mante. Le soleil se cache de temps en temps et je n’ar­rive pas à me réveiller. Ambiance étrange, élec­trique et bruyante.

Un soir à la salle des fêtes Lyna pour le Hadh­ra, une fête incroyable, très joyeuse, ryth­mée, où on vient avec sa plus belle job­ba, où on danse sur le rythme des tambours…

Une fois ren­trés, nous nous réga­lons de sand­wiches, de bois­sons pétillantes trop sucrées et de pâtis­se­ries en jouant au rami.

Je ne me sens pas bien, je ne com­prends pas cer­taines choses, je me sens désta­bi­li­sé, comme l’oi­seau sur la branche.

Au ving­tième-troi­sième jour…

Ô Allah, lave-moi, en ce mois-ci, de tous mes péchés; puri­fies-y-moi de tous défauts; éprouves‑y mon coeur par la pié­té des coeurs, Ô Toi Qui effaces les tré­bu­che­ments des pécheurs.

اليوم الثّالث والعشرين: اَللّـهُمَّ اغْسِلْني فيهِ مِنَ الذُّنُوبِ، وَطَهِّرْني فيهِ مِنَ الْعُيُوبِ، وَامْتَحِنْ قَلْبي فيهِ بِتَقْوَى الْقُلُوبِ، يا مُقيلَ عَثَراتِ الْمُذْنِبينَ.

24ème jour

Pre­mier jour de la der­nière semaine de rama­dan. Sin­cè­re­ment, j’at­tends avec un peu d’im­pa­tience que la page se tourne pour lais­ser place à une nou­velle his­toire. L’ex­pé­rience de la faim et de la soif, ça va quelques ins­tants, mais je sens que ça me fatigue énor­mé­ment, que les maux de tête en début de soi­rée sont dif­fi­ciles à sup­por­ter.
Bien évi­dem­ment, étant don­né qu’il est 10h30 et que je me suis cou­ché à 4h00, je n’ai pas assez dormi.

Je vais essayer aujourd’­hui de mettre mes écrits à jour.

Je te regarde te sécher, enfin non, te lis­ser les che­veux, tu as mis ton nou­veau jean bleu et ton pull vert, et tu te regardes dans le tout petit miroir du porte-clefs. Tu es belle, comme tout le temps, même si tu n’as pas assez dor­mi toi non plus et que tu es en colère. Je déteste ta colère.

Ren­dez-vous devant la mos­quée. Puis au poste de police. Des voi­tures pleines de pous­sière, un taxi Renault Sym­bol hors d’âge.

Je déam­bule : le poste de police où un agent désa­gréable me refoule, la mai­rie où un vieux essaie de faire le maton, le mar­ché où on peut voir les anciens emmi­tou­flés dans leur bur­nous et la tête enru­ban­née de kef­fieh sans âge et déco­lo­rés. Que des fruits de sai­son, les oranges, quelques pommes sans beau­té et chères, des céle­ris et pommes de terre, quelques tomates et des concombres. Des escar­gots qui suintent dans leur car­riole et de la viande de mou­ton à l’air libre.

Je m’en­ferme dans une sieste tumul­tueuse où je ful­mine de ne pas pas­ser suf­fi­sam­ment de temps avec toi et nous par­tons pré­ci­pi­tam­ment pour aller au res­tau­rant à Sousse.

Je n’ai jus­qu’à pré­sent pas trou­vé un seul robi­net avec une pres­sion d’eau acceptable.

Au ving­tième-qua­trième jour…

Ô Allah, je ne Te demande, en ce mois-ci, que ce qui Te conten­te­rait; je me pro­tège auprès de Toi contre ce qui Te déplaî­rait et je Te demande de m’y faire réus­sir à T’o­béir et à ne pas Te déso­béir, Ô Toi qui es si Géné­reux envers tous les solliciteurs.

اليوم الرّابع والعشرين: اَللّـهُمَّ اِنّي اَسْأَلُكَ فيهِ ما يُرْضيكَ، وَاَعُوذُبِكَ مِمّا يُؤْذيكَ، وَاَسْأَلُكَ التَّوْفيقَ فيهِ لاَِنْ اُطيعَكَ وَلا اَعْصيْكَ، يا جَوادَ السّائِلينَ.

25ème jour

C’est aujourd’­hui l’an­ni­ver­saire de mon grand-père qui aurait eu 99 ans.

Le ciel est gris et de la pluie est pré­vue cet après-midi.

Je suis réveillé depuis 9h00 ce matin et je n’ai pas réus­si à me ren­dor­mir. Il est à pré­sent 12h30 et je sors enfin de la chambre.

Il va fal­loir que je réflé­chisse un tant soit peu à ce mois qui va s’a­che­ver le 30 et sur lequel je n’ai fina­le­ment aucune prise, pas plus qu’il n’a de prise sur moi.

Hier, j’ai trou­vé une sur­prise dans la trousse de toilette…

Aujourd’­hui je vois que la Tur­quie est encore sous le feu des pro­jec­teurs avec l’ar­res­ta­tion du maire d’Istanbul.

En Tuni­sie, j’ai l’im­pres­sion que cer­tains regrettent sans trop le dire l’a­vant 14 jan­vier 2011, qui a signé le début des prin­temps arabes et la chute de Ben Ali. Je com­prends un peu mieux main­te­nant l’é­tat du pays et ce que peuvent res­sen­tir cer­tains qui ont beau­coup per­du. Mais il ne faut pas s’im­pa­tien­ter, la relève est assurée.

Étrange pays où l’on tire un coup de canon devant la mai­rie et la mos­quée pour la rup­ture du jeune, où tout le monde fume dans les res­tau­rants et les cafés et où les femmes portent des rouge à lèvres très rouges. On peut se deman­der pour­quoi une telle outrance dans un pays qui par ailleurs semble vivre cal­feu­tré der­rière ses per­siennes, où le silence est un art de vivre, la dis­cré­tion une vertu.

Je n’ai vrai­ment pas aimé cette jour­née. Tu étais loin de moi. Je te veux pour moi tout entier.

Je me retrouve à l’in­té­rieur de la mos­quée, encore ouverte à 2h30 du matin, après avoir aidé un jeune type à por­ter des bou­teilles d’eau, avant d’al­ler com­man­der un sand­wich juste en face et de jouer au rami jus­qu’à 4h00 du matin.

Au ving­tième-cin­quième jour…

Ô Allah, fais-moi amou­reux, en ce mois, de Tes ser­vi­teurs pieux et enne­mi de Tes enne­mis. Amène-moi, en ce mois, à suivre les pas du Sceau de Tes Pro­phètes, Ô “Immu­ni­sa­teur ” des coeurs des Prophètes.

اليوم الخامس والعشرين: اَللّـهُمَّ اجْعَلْني فيهِ مُحِبَّاً لاَِوْلِيائِكَ، وَمُعادِياً لاَِعْدائِكَ، مُسْتَنّاً بِسُنَّةِ خاتَمِ اَنْبِيائِكَ، يا عاصِمَ قُلُوبِ النَّبِيّينَ.

26ème jour

Un ciel de désert ce matin, the shel­te­ring sky

Seul sur le bal­con, seul dans la mai­son, je me plonge dans les 7 piliers de la sagesse de Law­rence. Un goût de revenez‑y, des années après avoir ten­té de le lire en entier. Je n’ai rien d’autre à faire qu’attendre.

Nous pre­nons tar­di­ve­ment la route pour Zaghouan qui n’est qu’à 1h30 de route, et avant de par­tir nous fai­sons le plein de mazout, du khobz tabou­na, ce pain rond et plat qu’on fait cuire dans des fours cir­cu­laires et des fraises énormes.

Il fait beau et le vent est un peu frais.

Tu ne jeûnes plus et moi si, tu me dis que ça va me don­ner plus de foi et de patience. Je ne suis pas cer­tain. De toute façon il ne reste plus qu’une heure et demi. Mais j’ai faim et soif surtout.

Je te regarde conduire, un peu excé­dée, un peu éner­vée, mais tu n’en es que plus belle.

Sur la route, on aper­çoit des cigognes qui ont fait leur nid sur les pylônes élec­triques, des car­rières de ciment qui rongent la mon­tagne, des vil­lages très pauvres, Sidi Bou Ali, Enfid­ha, Takrou­na et enfin Zri­ba, des mon­tagnes d’ocre rouge, dans une lumière ter­rible de fin du monde.

Lorsque nous arri­vons enfin à Zaghouan après la rup­ture du jeûne, on ne trouve qu’un seul res­tau­rant ouvert sur la route de Tunis, où nous man­geons des grillades avec une sla­ta mechouia divine, avec un Fan­ta en bou­teille de verre. Comme sou­vent ces der­niers jours, je mange trop et de tout, en dépit du bon sens. Ce jeûne dérègle toutes mes envies, ma ratio­na­li­té, la mesure. J’empiffre, je bâfre, je fais n’im­porte quoi. Et je grossis.

Nous sommes venus ici pour assis­ter à l’Az­zou­zia, une pro­ces­sion, plein de jeunes dans la ville jus­qu’au mau­so­lée du patron de la ville, Sidi Ali Azouz, et une fête colos­sale avec le Hadh­ra qui met le feu au quar­tier jus­qu’à minuit.

Je te retrouve à la grotte, je ne sais pas com­ment ni pour­quoi, mais nous ne sommes que tous les deux, et nous buvons un café turc et nous jouons au rami dans une atmo­sphère bruyante et enfu­mée. Ces moments doux avec toi sont pré­cieux, d’au­tant qu’ils sont rares ces der­niers temps. Je me laisse com­plè­te­ment por­ter par tes dési­rs, par ce que tu as envie de faire. Pour l’ins­tant, tout me convient. Pour l’ins­tant, ça m’é­vite de réflé­chir, moi qui pense tout le temps trop.

Nous dor­mons chez une vieille amie de ta mère, un peu sourde, sou­riant et très gen­tille, qui se lève à 2h30 pour aller à la mos­quée… Qui se lève à 2h30 sans y être obli­gé, sur­tout pour aller prier à la mos­quée ? Nous man­geons en tête à tête et en pyja­ma du sor­gho dans la cui­sine impec­cable, dans laquelle il y a un trou béant don­nant sur le dehors.

Au ving­tième-sixième jour…

Ô Allah, fais que mes efforts soient, en ce mois, récom­pen­sés, mon péché absous, et mes actes de pié­té accep­tés et mon défaut cou­vert, Ô le plus Enten­dant des entendants.

اليوم السّادس والعشرين: اَللّـهُمَّ اجْعَلْ سَعْيي فيهِ مَشْكُوراً، وَذَنْبي فيهِ مَغْفُوراً وَعَمَلي فيهِ مَقْبُولاً، وَعَيْبي فيهِ مَسْتُوراً، يا اَسْمَعَ السّامِعينَ.

27ème jour

Nous nous réveillons à 10h00 et je peux voir à tra­vers les rideaux un peu de la lumière du soleil qui se trouve brus­que­ment voi­lé par une masse blanche de nuages accro­chés à la mon­tagne. Il pleut quand nous sor­tons de la mai­son après des adieux succincts.

A la sor­tie de la mai­son, nous pas­sons par les petites rues de la médi­na, dans laquelle se trouve le mau­so­lée de Sidi Ali Azouz, qui reste porte close. Il n’y a pas grand-chose à voir à part une tombe crou­pis­sant sous une cou­pole qui porte un lustre en argent. La pièce est sombre, on n’y voit pas les céramiques.

Je fais un détour par le temple des eaux de Zaghouan, une construc­tion monu­men­tale en piètre état qui témoigne tout de même de la pré­sence des Romains de l’é­poque d’Ha­drien. Ce temple dédié à Nep­tune mar­quait le point de démar­rage de la cap­ta­tion d’eau qui se déver­sait jus­qu’à Car­thage par un réseau d’a­que­ducs et de conduites sou­ter­raines sur 132 kilo­mètres. Comme par hasard, il pleut. Le temple des eaux sous la pluie. Cet épi­sode me vau­dra de tom­ber malade pour les quinze jours suivants…

Avant de par­tir de Zaghouan, nous atten­dons sur le bas côté de la route un taxi qui nous donne trois boîtes de kaak war­ta (كعك ورقة), ces déli­cieuses pâtis­se­ries rondes, à l’a­mande et déli­ca­te­ment par­fu­mées. Déci­dé­ment, tout ce qui se passe dans ce pays et dans cette vie m’é­chappe complètement.

Nous rou­lons sur les routes caho­teuses du retour, sous une pluie fine qui rend la route glis­sante et peu fiable, on n’y voit pas les nids de poule que je me prends à trois reprises en rat­tra­pant la voi­ture juste avant qu’on ne finisse dans le ravin.

Je m’en­dors dif­fi­ci­le­ment après quelques longues par­ties de rami un tan­ti­net ennuyeuses. J’ai dû attra­per froid hier soir à l’a­zou­zia, ma gorge com­mence à me gratter.

Au ving­tième-sep­tième jour…

Ô Allah, accorde-moi, en ce mois, la Grâce de la Nuit du Des­tin; transformes‑y mes dif­fi­cul­tés en faci­li­té et aisance, acceptes‑y mes excuses, enraies‑y mon péché et ma faute, Ô Toi Qui es tout Com­pa­tis­sant envers Ses bons serviteurs.

اليوم السّابع والعشرين: اَللّـهُمَّ ارْزُقْني فيهِ فَضْلَ لَيْلَةِ الْقَدْرِ، وَصَيِّرْ اُمُوري فيهِ مِنَ الْعُسْرِ اِلَى الْيُسْرِ، وَاقْبَلْ مَعاذيري، وَحُطَّ عَنّيِ الذَّنْبَ وَالْوِزْرَ، يا رَؤوفاً بِعِبادِهِ الصّالِحينَ.

28ème jour

Le réveil est dif­fi­cile ce matin, j’ai peu dor­mi et j’ai la gorge en feu. Évi­dem­ment il est impos­sible de prendre un médi­ca­ment ou ne serait-ce que boire un café ou un thé chaud. Ce serait vécu comme une tra­hi­son. Alors je conti­nue de souf­frir en me ren­dor­mant pen­dant que toi tu es encore absente.

Oui, c’est peut-être ça… je crois que je ne suis pas à l’aise sur tout, parce qu’il y a des choses sur les­quelles je n’ai pas de contrôle. Com­ment fait-on avec ce qu’on ne peut pas contrôler ? 

Nous nous traî­nons dans la médi­na de Sousse comme des zom­bies pour ache­ter des pâtis­se­ries chez Zaâ­nou­ni et nous visi­tons l’an­cienne mos­quée après avoir fait un peu de gringue au gar­dien qui nous laisse entrer. Il tente vai­ne­ment de me faire réci­ter la sha­ha­da (ٱلشَّهَادَة) mais je me prends les pieds dans le tapis plu­sieurs fois de suite en trans­pi­rant devant cette infa­mie… Il finit par lais­ser tom­ber et nous ouvre la porte…

Nous pas­sons une soi­rée magique à Elgrotte, où 4 types qui pour­raient être frères tant ils sont iden­tiques animent la soi­rée musi­cale ; pan­ta­lons et che­mises noires, lunettes à mon­tures épaisses sombres, et barbes soi­gneu­se­ment taillées. Les plats sont à peine ter­mi­nés qu’on nous enlève nos assiettes, tout a l’air millimétré.

Ce soir, nous avons sou­hai­té ton anni­ver­saire avec un jour d’a­vance et tu as souf­flé tes bou­gies chez Lilia où nous finis­sons la soi­rée en jouant encore une fois au rami…

Au ving­tième-hui­tième jour…

Ô Allah, accorde-moi, en ce mois, la chance d’ac­com­plir les actes sur­éro­ga­toires, favo­rise-m’y par l’a­brè­ge­ment de mes moyens vers Ton obéis­sance, rapproches‑y mon che­min vers Toi, Ô Toi Qui n’es jamais ren­du indis­po­nible par l’in­sis­tance des solliciteurs.

اليوم الثّامن والعشرين: اَللّـهُمَّ وَفِّرْ حَظّي فيهِ مِنَ النَّوافِلِ، وَاَكْرِمْني فيهِ بِاِحْضارِ الْمَسائِلِ، وَقَرِّبْ فيهِ وَسيلَتى اِلَيْكَ مِنْ بَيْنِ الْوَسائِلِ، يا مَنْ لا يَشْغَلُهُ اِلْحـاحُ الْمُلِحّينَ.

29ème jour

C’est aujourd’­hui ton anni­ver­saire. Je te le sou­haite dès la pre­mière heure alors que nous par­tons pour Sousse, ache­ter des assiettes puis au mall pour ton cadeau d’anniversaire. 

Et enfin nous par­tons pour Kai­rouan pour ache­ter les makrouts à deux endroits dif­fé­rents. D’a­bord dans une rue sans charme où attendent des dizaines de per­sonnes devant une enseigne banale. C’est ici qu’on vend les meilleurs makroudh (المقروض) de Kai­rouan, capi­tale de cette pâtis­se­rie faite de dattes et de semoule. Mon corps ne remer­cie per­sonne de cette inven­tion… Nous nous ren­dons ensuite sur un car­re­four pour ache­ter ceux aux amandes, où tu inter­pelles une dame sau­gre­nue pour lui deman­der le che­min. Elle te répond qu’il ne faut pas lais­ser la voi­ture ici sinon on va se la faire voler, avant de s’é­va­po­rer dans la circulation.

Mais avant ça, nous arri­vons à nous faire embar­quer dans une entour­loupe au tapis au pied de la grande mos­quée que nous vou­lions visi­ter avant de repar­tir. Un rabat­teur nous a repé­ré avant même que nous garions la voi­ture sur le par­king à côté du cime­tière et nous a accom­pa­gné à ce qu’il a appe­lé une coopé­ra­tive de fileuses de tapis. A l’in­té­rieur nous atten­dait un vieux type avec la gueule en tra­vers, vêtu d’un par­des­sus en laine mité et chaus­sé de cha­ren­taises. Impos­sible de se sor­tir des griffes de cette bande d’es­crocs en bande orga­ni­sée autre­ment qu’en étant le plus pas­sif et silen­cieux possible.

Quand nous ren­trons, nous appre­nons que le muf­ti a déci­dé que rama­dan ne se ter­mi­ne­rait que le len­de­main, contrai­re­ment aux pays du Golfe et à la France… Que fait-on lorsque le rama­dan se ter­mine le 30 mars en Tuni­sie et le 29 en France ? On décolle en jeû­nant et on atter­rit en déjeu­nant ?
Et en plus c’est cette nuit qu’on change d’heure…

J’ai l’im­pres­sion que mon cal­vaire ne veut pas s’ar­rê­ter… Je n’en peux plus…

Mais pour l’heure, il faut faire la valise et ce n’est pas une mince affaire, nous devons faire une croix sur quelques petites choses. Nous les lais­se­rons ici, avec le sou­ve­nir de cette pre­mière esca­pade dans ton pays, dans ta famille, dans ton monde qui par­fois ne semble plus vrai­ment t’appartenir.

Tu n’es plus vrai­ment d’i­ci, pas encore com­plè­te­ment de là-bas…

Nous ne dor­mi­rons pas plus de trois heures avant de prendre l’avion…

Au ving­tième-neu­vième jour…

Ô Allah, couvre-moi, en ce mois, de Ta Misé­ri­corde, pou­rois-moi, en ce mois, de suc­cès (dans mes actes d’o­béis­sance) et d’as­ti­nence, puri­fie mon coeur des ténèbres de la sus­pi­cion, Ô Toi Qui es si clé­ment envers Tes ser­vi­teurs pieux.

اليوم التّاسع والعشرين: اَللّـهُمَّ غَشِّني فيهِ بِالرَّحْمَةِ، وَارْزُقْني فيهِ التَّوْفيقَ وَالْعِصْمَةَ، وَطَهِّرْ قَلْبي مِنْ غَياهِبِ التُّهْمَةِ، يا رَحيماً بِعِبادِهِ الْمُؤْمِنينَ.

30ème jour

Pas de café en arri­vant à l’aé­ro­port puis­qu’on jeûne encore. L’Aïd est demain ici.
Tu es belle, même fati­guée. On a dor­mi que trois heures. Nous sommes tous les deux éreintés.

Il est temps pour moi de dor­mir un peu dans l’a­vion, mais bien évi­dem­ment, je n’y arrive pas, même en me for­çant. J’ai mal au cul.

Le vol est très per­tur­bé mais l’at­ter­ris­sage très doux pour un aus­si petit avion.

Je m’en­dors dès nous arri­vons chez nous, abru­ti par la dou­leur de mes oreilles qui ne sont pas débou­chées à la des­cente de l’avion. 

Le rama­dan finit aujourd’­hui en Tuni­sie mais pas en France puisque c’é­tait hier. Donc, je pars de Tuni­sie en res­tant calé sur le calen­drier mais j’ar­rive en France et je dois conti­nuer une jour­née de plus, en sachant qu’a­vec le déca­lage je prends qua­si­ment deux heures en plus…

Je suis au plus bas, en sachant qu’il fau­drait abso­lu­ment que je prenne un doli­prane.
Je vais mou­rir…
J’ai envie que le soleil se couche et de pas­ser à autre chose.

Voi­là, ce soir c’est la fin du rama­dan. Demain c’est l’Aïd, c’est une nou­velle dimen­sion et le retour au tra­vail, la fin des vacances.

Et donc une nou­velle aventure.

Au tren­tième jour…

Ô Allah, fais que mon jeûne soit l’ex­pres­sion de mes remer­cie­ments et de mon accep­ta­tion de tout ce qui te contente et contente le Pro­phète, aus­si bien concer­nant les les Fon­de­ments de la Reli­gion que ses Branches, par l’a­mour, de notre Maître Moham­mad et de sa Famille pure, et louanges à Allah, Sei­gneur des mondes.

اليوم الثّلاثين: اَللّـهُمَّ اجْعَلْ صِيامى فيهِ بِالشُّكْرِ وَالْقَبُولِ عَلى ما تَرْضاهُ وَيَرْضاهُ الرَّسُولُ، مُحْكَمَةً فُرُوعُهُ بِالاُْصُولِ، بِحَقِّ سَيِّدِنا مُحَمَّد وَآلِهِ الطّاهِرينَ، وَالْحَمْدُ للهِ رَبِّ الْعالَمينَ.

Pour finir…

Je ne sais pas com­ment c’est arri­vé, mais c’est arri­vé et sur­tout c’est ter­mi­né. J’ai vécu ce mois un peu dans la dou­leur, je crois, pour plu­sieurs rai­sons. La pri­va­tion en tout, que je n’ai pas vécue comme un bien­fait, mais comme une contrainte, mais aus­si ces petits ins­tants de soli­tude inap­pro­priée. C’é­tait contrai­gnant pour moi qui suis épris de liber­té. C’est assez para­doxal, mais on n’est plus à une contra­dic­tion près…

Et sur­tout, j’ai beau­coup de mal à admettre ce silence pesant sur ce qui ne doit pas être dit, et sur ce qui, au contraire, doit être su de tous.

Nous, nous ne nom­mons pas les choses. Nous fer­mons les yeux, nous nous livrons aux plai­sirs du silence, et mani­fes­tons notre joie une fois satis­faits, voi­là tout. […] La pudeur nous étouffe. Il y a des choses qui ne se disent pas, qui ne se montrent pas, dont on ne parle pas.

Tahar Ben Jel­loun, Les amants de Casablanca

La vie reprend son cours, même si le cours nor­mal des choses a eu du mal à se remettre en place. Ce n’é­tait qu’une paren­thèse un peu hors du temps, une som­no­lence éveillée.

Ces trente jours pas­sés, dont une quin­zaine en Tuni­sie, au cœur de ta vie, ont été doux, même si je ne me sen­tais pas tou­jours à ma place, que j’a­vais par­fois du mal à com­prendre ce qui se pas­sait autour de moi et que j’a­vais du mal à prendre toute la mesure de ce qui me dépassait.

J’ai tout de même sen­ti le souffle, je me suis lais­sé empor­ter par l’in­con­nu, j’ai vu de me yeux ce contraste sai­sis­sant entre l’ombre et la lumière, j’ai enten­du l’é­cart entre les mots et les silences, entre la beau­té et la tris­tesse. Les inter­stices sont les plus mys­té­rieux, ils laissent la place au doute, à l’é­mer­veille­ment et à l’enthousiasme.

A la fin, il ne reste que la lumière des jours pas­sés et des jours à venir…

Et puis voi­là, il est plus sain de vivre avec ceux qui ne vous connaissent pas qu’a­vec ceux qui ne vous recon­naissent plus.

Boua­lem San­sal, Rue Dar­win

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