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Les visi­teurs du Roi Mong­kut (Les oubliés du pays doré #10)

Les visi­teurs du Roi Mong­kut (Les oubliés du pays doré #10)

Les trois visi­teurs du Roi Mongkut

Les oubliés du pays doré #10

Les trois visi­teurs du Roi Mongkut

I. Les cartes sont fausses

Les cartes du Siam, en 1856, sont fausses. On le sait. Les car­to­graphes de Paris tracent des fleuves qui n’existent pas, inventent des mon­tagnes, déplacent les villes. Louis-Antoine Léon de Rou­gé le sait aus­si, lui qui débarque à Bang­kok avec dans sa malle les der­nières publi­ca­tions de la Socié­té de Géo­gra­phie. Il a vingt-huit ans, une for­ma­tion d’in­gé­nieur, et cette façon par­ti­cu­lière qu’ont les hommes de son époque de regar­der le monde comme un pro­blème à résoudre.

Le Chao Phraya sent la vase et les épices. Les mai­sons sur pilo­tis tremblent au pas­sage des barques. Rou­gé note tout dans un car­net à cou­ver­ture de cuir : la tem­pé­ra­ture, l’heure du cré­pus­cule, la lar­geur du fleuve. C’est un homme qui mesure. Qui compte. Qui croit aux chiffres comme d’autres croient aux saints.

Deux ans plus tard, Louis de Car­né arrive par le même fleuve. Il a vingt-quatre ans, diplo­mate, fils de famille, cette élé­gance un peu ennuyée des hommes qui ont trop lu Cha­teau­briand. Il ne vient pas mesu­rer le Siam. Il vient l’é­crire. Dans ses bagages, pas d’ins­tru­ments scien­ti­fiques mais des volumes de poé­sie et cette curio­si­té gour­mande pour les céré­mo­nies, les palais, les dan­seuses aux doigts recourbés.

Eugène Simon débarque en 1864. Il a dix-neuf ans. C’est un enfant, presque. Fils d’in­dus­triel, il a aban­don­né l’u­sine fami­liale de Roanne pour cou­rir après les arai­gnées. Oui, les arai­gnées. Il sera le pre­mier à cata­lo­guer les arach­nides du Siam, leurs huit pattes, leurs yeux mul­tiples, leur façon de tis­ser la soie dans l’ombre des temples.

Trois hommes. Trois Siam.

II. Rou­gé et la géométrie

Rou­gé remonte le Menam – c’est ain­si qu’on appelle encore le Chao Phraya. Il voyage avec un sex­tant, un baro­mètre, un théo­do­lite. Ses por­teurs ne com­prennent pas pour­quoi il s’ar­rête tous les kilo­mètres pour regar­der le soleil à tra­vers des tubes de cuivre. Ils pensent qu’il prie. D’une cer­taine façon, c’est un peu vrai.

À Ayut­thaya, devant les temples en ruine, Rou­gé ne voit pas la beau­té. Il voit des angles, des hau­teurs, des dis­tances. Il cal­cule la tra­jec­toire des bou­lets bir­mans qui ont détruit la capi­tale en 1767. Il des­sine des plans, éta­blit des courbes de niveau. Le soir, à la lueur d’une lampe à huile, il cor­rige les cartes fran­çaises. Il raye des vil­lages, en ajoute d’autres. Il redresse le cours du fleuve.

Les Sia­mois l’ob­servent avec une poli­tesse inquiète. Cet étran­ger qui mesure tout, qui plante des jalons dans les rizières, qui cal­cule la hau­teur des wat – est-ce un espion ? Un mili­taire dégui­sé ? Le roi Mong­kut, qui a lui-même étu­dié l’as­tro­no­mie avec des mis­sion­naires, com­prend. Il auto­rise Rou­gé à voya­ger jus­qu’aux fron­tières bir­manes. Il lui donne une escorte, des guides, une lettre scellée.

Rou­gé pro­gresse vers le nord. Il fran­chit des cols, tra­verse des forêts où les sang­sues tombent des arbres. Il dort dans des huttes, mange du riz gluant avec les doigts. Mais chaque soir, il sort ses ins­tru­ments. Il prend des rele­vés. Il des­sine. Il est venu construire un Siam géo­mé­trique, un Siam mesu­rable, un Siam qui tien­dra dans les archives du Quai d’Orsay.

II. Car­né et les apparences

Louis de Car­né accom­pagne une ambas­sade. C’est autre chose. Il y a des palan­quins, des para­sols, des caisses de cadeaux pour le roi. Il y a des inter­prètes, des secré­taires, tout un théâtre diplo­ma­tique. Car­né observe ce bal­let avec l’œil amu­sé de celui qui sait que la poli­tique est d’a­bord une ques­tion de costumes.

À Bang­kok, il assiste aux audiences royales. Le roi Mong­kut, moine boud­dhiste deve­nu sou­ve­rain, parle anglais, dis­cute d’as­tro­no­mie, cite Sha­kes­peare. C’est un roi moderne, dit-on. Un roi qui a com­pris que le Siam doit s’ou­vrir pour ne pas être dévo­ré. La France à l’ouest, l’An­gle­terre à l’est, les appé­tits colo­niaux se res­serrent comme des mâchoires.

Car­né prend des notes pour son rap­port. Mais ce qui l’in­té­resse vrai­ment, ce sont les dan­seuses. Leurs gestes codés, leurs masques d’or, cette façon qu’elles ont de racon­ter des his­toires anciennes avec leurs mains. Il passe des heures dans les théâtres, dans les temples, à déchif­frer cette gram­maire du corps. Il écrit : “Le Siam ne se com­prend pas, il se regarde.”

Il voyage jus­qu’à Ang­kor, alors ter­ri­toire sia­mois, avant que les Fran­çais n’en fassent un joyau cam­bod­gien. Devant les tours du Bayon, ces visages de pierre aux sou­rires énig­ma­tiques, Car­né a une révé­la­tion : l’A­sie n’est pas un ter­rain à conqué­rir, c’est un mys­tère à contem­pler. Il ren­tre­ra en France avec cette convic­tion, qui fera de lui un diplo­mate médiocre mais un écri­vain précis.

IV. Simon et le bestiaire

Eugène Simon n’est pas diplo­mate. Il n’est pas ingé­nieur. Il est natu­ra­liste, ou plu­tôt il le devient, là, dans les forêts du Siam. Il a dix-neuf ans et une pas­sion dévo­rante pour ce que les autres trouvent répugnant.

Il col­lecte des arai­gnées. Des cen­taines, des mil­liers. Il les trouve par­tout : dans les gre­niers des monas­tères, sous les ponts, dans les replis des bana­niers. Il les tue avec de l’é­ther, un coton au bout d’un bâton, les épingle dans des boîtes, les des­sine avec une pré­ci­sion maniaque. Chaque espèce est un monde. Chaque toile est une architecture.

Les moines boud­dhistes l’ob­servent avec per­plexi­té. Pour eux, tuer un insecte est un péché. Simon leur explique, dans son sia­mois approxi­ma­tif, qu’il ne tue pas, il immor­ta­lise. Ils ne sont pas convain­cus mais ils le laissent faire. Ce jeune Fran­çais qui rampe sous les mai­sons, qui fouille dans les fis­sures des temples, qui parle aux arai­gnées – il est inof­fen­sif. Peut-être un peu fou.

Simon pro­gresse vers le sud, vers les pro­vinces malaises où la forêt devient plus dense, plus sombre. Il y a des ser­pents, des tigres, des fièvres. Il attrape la mala­ria, sur­vit avec de la qui­nine et de l’en­tê­te­ment. Il conti­nue à col­lec­ter. Dans ses car­nets, il des­sine des ché­li­cères, des pédi­palpes, des filières. Il invente une taxo­no­mie. Il crée des noms latins pour des créa­tures que per­sonne n’a­vait jamais nommées.

À vingt-deux ans, il aura décrit plus de deux mille espèces d’a­rai­gnées. Le Siam sera sa cathé­drale arachnéenne.

V. Les trois Siam

Rou­gé rentre en France en 1858. Il rap­porte des cartes exactes, des mesures pré­cises, un Siam qua­drillé. Les mili­taires sont contents. Les mar­chands aus­si. On peut main­te­nant navi­guer sur le Menam sans craindre les bancs de sable. On connaît la lar­geur des routes, la pro­fon­deur des ports. Rou­gé a fait du Siam un ter­ri­toire lisible.

Car­né publie son récit de voyage en 1872. “Voyage en Indo-Chine et dans l’Em­pire Chi­nois”. C’est un suc­cès. Les salons pari­siens s’ar­rachent ses des­crip­tions des dan­seuses, des temples, des céré­mo­nies royales. Il a fait du Siam un spec­tacle. Une image. Un rêve orien­tal pour bour­geois en mal d’exotisme.

Simon publie ses tra­vaux dans les annales du Muséum d’His­toire Natu­relle. Per­sonne ne les lit, sauf quelques spé­cia­listes. Ses arai­gnées sont archi­vées, éti­que­tées, oubliées dans des tiroirs. Mais elles sont là. Elles témoignent. Simon a fait du Siam un inven­taire du vivant.

Trois hommes, trois mis­sions, trois façons de regar­der le même royaume. Rou­gé a mesu­ré, Car­né a écrit, Simon a col­lec­té. Et le Siam ? Le vrai Siam, celui qui échap­pait aux ins­tru­ments, aux récits, aux bocaux ? Il conti­nuait sa vie, indif­fé­rent à ces Fran­çais qui croyaient le comprendre.

VI. Bang­kok, 1868

Il y a un moment où leurs che­mins se croisent – pas phy­si­que­ment, ils ne se sont jamais ren­con­trés, mais dans le temps, dans la mémoire. En 1868, Bang­kok vit une éclipse solaire. Le roi Mong­kut a cal­cu­lé l’heure exacte, le point pré­cis où la lune mor­dra le soleil. Il invite les scien­ti­fiques euro­péens. Il veut prou­ver que le Siam n’est pas un royaume barbare.

Rou­gé est déjà repar­ti. Mais il a lais­sé ses mesures, ses cal­culs. Car­né est à Paris, dans les salons, racon­tant le Siam. Simon est dans une forêt du sud, à genoux devant une toile d’araignée.

L’é­clipse a lieu. Le roi a rai­son. L’ombre glisse sur Bang­kok exac­te­ment comme pré­vu. La foule pousse des cris. Les chiens hurlent. Pen­dant deux minutes, le monde bas­cule dans une nuit artificielle.

Mong­kut attrape la mala­ria pen­dant l’ex­pé­di­tion. Il meurt quelques semaines plus tard. Son fils Chu­la­long­korn lui suc­cède. Le nou­veau roi moder­ni­se­ra le Siam, abo­li­ra l’es­cla­vage, construi­ra des che­mins de fer. Il uti­li­se­ra les cartes de Rou­gé, cite­ra les récits de Car­né, visi­te­ra peut-être les col­lec­tions de Simon au Muséum de Paris.

VII. L’héritage

Qu’est-ce qui reste d’une explo­ra­tion ? Des cartes qui jau­nissent, des livres qu’on ne lit plus, des arai­gnées mortes dans des bocaux. L’ex­plo­ra­tion est tou­jours une forme de vio­lence douce. On arrive, on prend, on repart. On prend des mesures, des notes, des spé­ci­mens. On croit com­prendre. On se trompe.

Rou­gé est mort en 1870, pen­dant la guerre fran­co-prus­sienne. Il n’a jamais revu le Siam. Car­né est mort en 1876, malade, désa­bu­sé par la diplo­ma­tie. Simon a vécu jus­qu’en 1924, entou­ré de ses arai­gnées, deve­nu un vieil homme minu­tieux qui pas­sait ses jour­nées à col­ler des étiquettes.

Le Siam, lui, est deve­nu la Thaï­lande. Le seul pays d’A­sie du Sud-Est à n’a­voir jamais été colo­ni­sé. Peut-être parce que les Sia­mois avaient com­pris la leçon : lais­ser les étran­gers mesu­rer, écrire, col­lec­ter. Les lais­ser croire qu’ils com­prennent. Et pen­dant ce temps, res­ter soi-même.

VIII. Épi­logue : les fantômes

Il y a aujourd’­hui, dans les archives de la Socié­té de Géo­gra­phie à Paris, une carte du Siam tra­cée par Rou­gé. Elle est exacte, ou presque. Les fleuves sont à leur place, les mon­tagnes aus­si. On peut suivre du doigt la route qu’il a prise, le long du Menam, vers le nord.

À la Biblio­thèque Natio­nale, on peut lire le récit de Car­né. Ses des­crip­tions des dan­seuses, des temples, des audiences royales. Son fran­çais est élé­gant, un peu désuet. On ima­gine les salons du Second Empire, les dames en cri­no­line qui écou­taient ses histoires.

Au Muséum d’His­toire Natu­relle, dans les réserves, il y a des mil­liers d’a­rai­gnées éti­que­tées par Simon. Leurs corps des­sé­chés, leurs pattes repliées. Elles portent des noms latins : *Tho­mi­sus sia­men­sis*, *Hete­ro­po­da vena­to­ria*, *Nephi­la pilipes*. Elles ont tra­ver­sé un siècle et demi dans leurs bocaux de formol.

Trois hommes ont cru pos­sé­der le Siam. Par la science, par l’art, par la clas­si­fi­ca­tion. Ils l’ont dis­sé­qué, décrit, archi­vé. Et le Siam les a lais­sés faire, avec cette patience infi­nie qu’ont les vieux royaumes face aux jeunes empires pressés.

Le Chao Phraya coule tou­jours. Les temples d’Ayut­thaya sont tou­jours en ruine. Les arai­gnées tissent tou­jours leurs toiles dans l’ombre. Et Bang­kok, immense main­te­nant, bruyante, pol­luée, garde quelque part la mémoire de ces trois Fran­çais qui sont venus, il y a long­temps, croyant décou­vrir un monde.

Ils ont décou­vert trois reflets. Le leur.

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La mai­son des Sur­awa­dee (Les oubliés du pays doré #9)

La mai­son des Sur­awa­dee (Les oubliés du pays doré #9)

La mai­son des Surawadee

Les oubliés du pays doré #9

La mai­son des Surawadee

I

Bang­kok, 1937. Une année lourde comme une mangue trop mûre. On construit des mai­sons en espé­rant qu’elles résis­te­ront aux mous­sons et aux coups d’État comme on porte un talis­man contre la mal­chance. C’est cette année-là que Sa-Ang Sur­awa­dee fait bâtir une demeure en teck sur pilo­tis, dans un bout de ville encore rem­pli de coco­tiers, de buffles et de canaux sinueux où les enfants plongent depuis les berges en hur­lant de joie.

Elle croit construire un foyer.
Elle ignore qu’elle assemble, planche après planche, un musée sans le savoir.

Il m’arrive de l’imaginer debout au bord du chan­tier, un fou­lard ser­ré autour de la tête pour se pro­té­ger du soleil, sur­veillant les ouvriers avec cette sévé­ri­té douce-amère des femmes qui veulent que tout soit fait cor­rec­te­ment parce qu’elles savent, mieux que qui­conque, que le moindre détail peut déci­der du des­tin d’une maison.

II

Il existe une pho­to­gra­phie. Elle a ce voile de jaune propre à toutes les images qui ont tra­ver­sé les décen­nies. On y voit une jeune femme — trente ans peut-être — assise sur la véran­da, un sarong de soie enrou­lé autour des hanches et un che­mi­sier blanc à l’européenne, qu’une amie étran­gère lui aura peut-être offert.

Son regard hésite entre ten­dresse et déter­mi­na­tion. Pas vrai­ment un sou­rire, pas vrai­ment de la gra­vi­té — un ter­rain neutre où les femmes de cette époque sem­blaient tenir leur dignité.

Une autre pho­to montre, sans doute, la même femme, plus âgée : rides autour des yeux, pos­ture un peu voû­tée, mais un sou­rire capable de vous désar­mer ins­tan­ta­né­ment. Un de ces sou­rires qui racontent une vie entière sans avoir besoin de mots.

Les archives ne disent pas si c’est Sa-Ang ou sa fille.
Mais les yeux, eux, dépassent les archives.

III

La pre­mière fois que j’ai vu cette pho­to, c’était en 2016. Je me sou­viens de la cha­leur pois­seuse, du par­quet qui cra­quait dou­ce­ment sous mes pas, et d’un gar­dien som­nolent qui agi­tait un éven­tail en plas­tique pour chas­ser l’air brûlant.

La pho­to était posée sur un che­va­let, presque cachée entre une hor­loge ancienne et un éven­tail de soie. Je suis pas­sé devant elle sans atten­tion — puis je me suis arrê­té, comme tiré par une ficelle invisible.

C’était son regard.
Un regard qui sem­blait dire : « Regarde-moi bien. Je ne suis pas seule­ment une image. J’ai exis­té. J’ai res­pi­ré. J’ai espéré. »

J’ai sen­ti quelque chose se ser­rer dans ma poi­trine — ce genre d’émotion inat­ten­due qui n’appartient qu’aux ren­contres silencieuses.

IV

La famille Sur­awa­dee appar­te­nait à cette nou­velle classe moyenne du Siam des années trente. Pas nobles, pas princes — juste des gens qui tra­vaillaient, lisaient beau­coup, par­laient bas quand il était ques­tion de poli­tique, et rêvaient d’envoyer leurs enfants étu­dier à l’étranger.

La mai­son reflé­tait cela : archi­tec­ture thaïe tra­di­tion­nelle, toits pen­tus et jalou­sies élé­gantes, mais aus­si un gra­mo­phone ache­té d’occasion chez un mar­chand bri­tan­nique, des chaises vic­to­riennes un peu ban­cales, des cous­sins tri­an­gu­laires thaïs posés sur le sol en bois — ce mélange étrange et atta­chant qui dit les rêves et les contra­dic­tions d’une famille.

Je vois Sa-Ang choi­sir ses objets un par un, avec cette pré­cau­tion tendre qu’on met à choi­sir les mots quand on écrit une lettre importante.

V

En 1929, un cer­tain doc­teur Fran­cis Chris­tian arrive à Bang­kok. Bri­tan­nique, idéa­liste, per­sua­dé qu’il peut soi­gner le monde avec ses seules mains et quelques médi­ca­ments. Il a ce roman­tisme mal­adroit des hommes qui veulent sau­ver des vies avant d’avoir com­pris qu’on ne sauve que celles qui acceptent de l’être.

Il fait construire une petite cli­nique qui sera aus­si sa mai­son, une mai­son colo­niale avec véran­da, jar­din tro­pi­cal, mous­ti­quaires fati­guées et espoirs neufs.

Il ima­gine sa nou­velle vie : consul­ta­tions le matin, sieste après le déjeu­ner, gin tonic au cou­cher du soleil — un fan­tasme d’Occidental sous les tropiques.

Il meurt en quelques mois, pro­ba­ble­ment de la mala­ria, peut-être de la solitude.

La vie ne l’attendait pas.

VI

Sa mai­son reste vide un temps. Puis elle entre d’une manière ou d’une autre dans l’orbite des Sur­awa­dee — un mariage, un échange, une alliance fami­liale comme Bang­kok en pro­duit tant.

Wara­porn, la fille de Sa-Ang, héri­te­ra un jour de ces deux mai­sons : celle de sa mère et celle du doc­teur. Deux bâti­ments qui n’avaient jamais été des­ti­nés à coha­bi­ter, et qui pour­tant fini­ront par racon­ter une seule et même histoire.

VII

Wara­porn gran­dit dans la mai­son de teck. Petite fille de l’après-guerre, elle tra­verse l’occupation japo­naise comme on tra­verse une tem­pête der­rière une fenêtre : sans tout com­prendre, mais en sen­tant que quelque chose se joue dehors.

Son père tra­vaille dans l’administration. Sa mère gou­verne la mai­son avec une pré­ci­sion qui frôle l’art.

Wara­porn observe en silence.
Elle apprend que les femmes peuvent être fortes sans éle­ver la voix.
Elle apprend que tenir une mai­son est une forme de savoir.
Elle apprend sur­tout à voir : ce talent qui fera d’elle plus tard une intel­lec­tuelle respectée.

VIII

Dans les années cin­quante, Bang­kok se trans­forme. Les khlongs dis­pa­raissent sous les bull­do­zers, rem­pla­cés par des routes où cir­culent des voi­tures qu’on dit modernes. Les mai­sons en bois brûlent sous les yeux des habi­tants pour lais­ser place à des immeubles en ciment. La ville perd quelque chose de son odeur, comme une per­sonne qui chan­ge­rait de par­fum du jour au len­de­main. Toutes les mai­sons ne dis­pa­raissent pas, mais tout de même.

La mai­son des Sur­awa­dee devient une ano­ma­lie. Une survivante.

Wara­porn, deve­nue pro­fes­seur, com­prend que ce qu’elle aime se dis­sout. Elle com­prend aus­si que si elle n’agit pas, la mai­son ne fini­ra même pas en ruine : elle dis­pa­raî­tra sim­ple­ment, comme si elle n’avait jamais existé.

IX

Les musées sont des tom­beaux magni­fiques.
On y range ce qui ne peut plus vivre.

La mai­son ne connaî­tra plus ni rires d’enfants ni dis­putes dans un coin de la cui­sine.
Elle ne sen­ti­ra plus le cur­ry au lait de coco chauf­fé sur le feu ni l’odeur des draps fraî­che­ment lavés.
Elle aura l’odeur uni­ver­selle du bois ciré et de la pous­sière calme.

C’est le prix à payer pour se souvenir.

X

Les années soixante arrivent. Wara­porn est une femme accom­plie. Res­pec­tée. Admi­rée. Elle n’a pas atten­du qu’on lui dise quoi faire de sa vie — elle l’a prise à pleines mains.

Elle vit encore dans la mai­son de sa mère. Elle regarde Sukhum­vit deve­nir un chaos bruyant. Elle ne recon­naît plus le quar­tier, mais elle recon­naît la dou­ceur du plan­cher sous ses pieds, la lumière du matin fil­trant à tra­vers les jalou­sies, les mêmes bruits qu’elle enten­dait enfant.

Une île. Sa mai­son est deve­nue une île.

XI

Dans la cui­sine, les usten­siles en cuivre brillent encore. Le mor­tier en pierre attend qu’on y broie du galan­ga et des piments. Les paniers en bam­bou attendent des légumes qui ne vien­dront plus.

Wara­porn s’assoit, écoute sa propre res­pi­ra­tion, et com­prend que le temps lui glisse entre les doigts.

Elle doit choi­sir : lais­ser la mai­son mou­rir de sa mort natu­relle, ou lui offrir une mort dif­fé­rente — une mort qui préserve.

XII

Elle convoque un notaire.
Elle écrit un tes­ta­ment.
La mai­son revien­dra à la ville.
À condi­tion qu’elle devienne un musée.

Pas un musée pour glo­ri­fier la famille. Non.
Un musée pour dire : « Nous aus­si, nous avons exis­té. Nos vies ordi­naires valent d’être vues. »

La beau­té simple, la digni­té du quo­ti­dien, la dou­ceur de ce qui n’a rien d’exceptionnel — voi­là ce qu’elle veut sauver.

XIII

Quand le musée ouvre en 2005, Wara­porn est encore vivante. Cette chance-là, on ne la reçoit pas souvent.

Elle visite les pièces seule, un matin. Elle se pro­mène comme on marche dans un rêve dont on connaît chaque recoin. Elle recon­naît les meubles, mais pas leur dis­po­si­tion exacte. Elle recon­naît les odeurs, mais plus vrai­ment les bruits.

Elle sou­rit.
Elle pleure.
Les deux se mêlent, comme tou­jours dans les grands moments.

XIV

Les visi­teurs arrivent peu à peu.
Une femme mur­mure : « Elle res­semble à ma mère. »
Une autre regarde long­temps une chaise en bois comme si elle atten­dait qu’on vienne s’y asseoir.

Je regarde la vieille femme sou­riante sur la pho­to. Elle me rap­pelle ma propre grand-mère. J’appelle celle-ci le soir-même. Ma voix tremble. Je sens un nœud se for­mer dans ma gorge que je n’arrive pas à dénouer.

Les musées ne pré­servent pas seule­ment les objets.
Ils pré­servent aus­si les émo­tions qu’ils éveillent.

XV

Wara­porn meurt peu après l’ouverture du musée.
Son corps n’a pas de tombe connue. Peut-être ses cendres flottent-elles quelque part dans le Chao Phraya. Char­riées par les eaux boueuses et les lai­tues d’eau qui filent vers la mer.

Sa vraie tombe, c’est la maison.

XVI

Les années passent. Bang­kok devient un monstre magni­fique et bruyant.
Le Bang­ko­kian Museum reste un mor­ceau de silence au milieu.

Les pho­to­graphes viennent cap­tu­rer la lumière.
Les tou­ristes parlent bas, comme dans une église laïque.
Les gar­diens somnolent.

Le musée devient à la mode — ce qui aurait sûre­ment fait sou­rire Waraporn.

XVII

Dans la mai­son du doc­teur Chris­tian, ses ins­tru­ments sont tou­jours là.
Des seringues en verre, des fioles aux éti­quettes jau­nies, un sté­tho­scope qui ne tou­che­ra plus jamais aucune peau.

Chris­tian n’a sau­vé per­sonne.
Mais Wara­porn l’a sau­vé, lui.
Ou du moins, elle a sau­vé sa trace.

Par­fois, c’est déjà beaucoup.

XVIII

Je suis reve­nu au musée plu­sieurs fois. À chaque visite, quelque chose m’arrête dif­fé­rem­ment : un détail, une pho­to, un coin de lumière.

Mais tou­jours, je reviens vers la pho­to de la femme sur la véran­da.
Je ne sais pas qui elle est.
Et au fond, cela m’est égal.

Elle est le visage du pas­sé.
Un visage sans nom, comme tant de visages que nous por­tons en nous.

XIX

Les gar­diens changent, mais res­tent les mêmes : des jeunes hommes qui s’ennuient un peu, qui consultent leurs télé­phones, qui ne savent pas très bien ce qu’ils protègent.

Un jour, l’un d’eux regarde une pho­to plus long­temps que les autres.
Je vois son regard se modi­fier imperceptiblement.

Peut-être que quelque chose s’ouvre.
Une fenêtre minus­cule vers un temps qu’il n’a pas connu.

XX

Le geste de Wara­porn était poli­tique.
Dire : « Les vies ordi­naires méritent qu’on les regarde. »

Dire : « Le pas­sé n’est pas une gêne. Il est une racine. »

Dans une ville qui détruit pour mieux recons­truire, elle a affir­mé le contraire :
Que la mémoire est une néces­si­té, pas un luxe.

XXI

Le jar­din est un poème à lui seul : fran­gi­pa­niers, bana­niers, pal­miers. Des gre­nouilles chantent le soir. Le soleil découpe des ombres fra­giles sur la terre rouge.

Wara­porn avait com­pris que pré­ser­ver une mai­son, ce n’est pas seule­ment gar­der les meubles.
C’est gar­der l’air, la lumière, les par­fums, le bruis­se­ment des feuilles.

Un musée qui res­pire.
Un musée vivant.

XXII

Par­fois, je me demande ce que Sa-Ang pen­se­rait de tout cela.
Sa mai­son deve­nue un lieu public.
Ses objets regar­dés, pho­to­gra­phiés, commentés.

Serait-elle fière ?
Gênée ?
Un peu des deux ?

Je pré­fère ima­gi­ner qu’elle com­prend.
Qu’elle sou­rit, quelque part, en voyant que sa mai­son conti­nue de vivre d’une autre manière.

XXIII

  1. Je m’assois dans le jar­din, presque seul.
    Le bruit de la ville arrive assour­di, comme à tra­vers une couche d’eau.

Le temps ne paraît plus linéaire.
Il flotte, se replie, se super­pose.
1937 et 1955 et 2019 res­pirent ensemble.

C’est rare, ce genre de sen­sa­tion.
Ça tient du miracle.

XXIV

Le musée ne sur­vi­vra pas éter­nel­le­ment.
Un jour, un autre pro­jet pren­dra sa place — plus grand, plus rentable.

Les mai­sons seront détruites.
Le jar­din dis­pa­raî­tra.
Le pas­sé sera balayé.

Mais pas main­te­nant.
Pas encore.

Pour l’instant, le musée est là.
Et il suffit.

XXV

En quit­tant le musée, je me retourne. Les deux mai­sons sont là, fra­giles comme des vieilles per­sonnes debout dans le vent, mais debout quand même.

Des sur­vi­vantes.
Des témoins.
Des fan­tômes bienveillants.

Je ne sais pas si je revien­drai.
Mais je sais que ces mai­sons vivent en moi main­te­nant, dans une pièce secrète que je n’avais pas encore ouverte.

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Alexan­der Mac­Do­nald, Bang­kok edi­tor (Les oubliés du pays doré #8)

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Alexan­der Mac­Do­nald, Bang­kok editor

Les oubliés du pays doré #8

Alexan­der Mac­Do­nald, Bang­kok editor

I

On naît tou­jours quelque part, même quand ce quelque part ne nous retient pas. Alexan­der Mac­Do­nald voit le jour en 1908 à Lynn, ville indus­trielle du Mas­sa­chu­setts où les manu­fac­tures de chaus­sures grondent jour et nuit. Son père tra­vaille dans l’une d’elles. L’o­deur du cuir tan­né imprègne les vête­ments, la peau, les nuits et les rêves. Mais le jeune Mac­Do­nald ne devien­dra pas cor­don­nier pour autant.

Il y a dans cette Amé­rique des années vingt une soif d’ailleurs qui pousse les fils d’ou­vriers vers les uni­ver­si­tés. Mac­Do­nald s’ins­crit à Bos­ton Uni­ver­si­ty pour étu­dier le jour­na­lisme, comme beau­coup de ses amis. C’est l’é­poque où les jour­naux sont rois, où chaque ville a ses trois ou quatre quo­ti­diens qui se livrent une guerre sans mer­ci pour le scoop, le titre qui claque, la véri­té qui dérange, l’âge d’or de la presse écrite.

On ima­gine le jeune homme déam­bu­lant dans les rues de Bos­ton, car­net en main, appre­nant à obser­ver, à écou­ter, à res­ti­tuer. Le jour­na­lisme n’est pas encore une pro­fes­sion asep­ti­sée. C’est un métier de boxeur, de témoin, par­fois de jus­ti­cier. On y croise des ivrognes de génie et des mora­listes achar­nés. Mac­Do­nald apprend vite, sur le terrain.

II

Pen­dant plus d’une décen­nie, il mène la vie errante des jour­na­listes amé­ri­cains de l’entre-deux-guerres. Du Mas­sa­chu­setts au Connec­ti­cut, du Rhode Island à Hawaï, il écume les salles de rédac­tion. À l’é­poque, on chan­geait de jour­nal comme on change de che­mise. Trou­ver du tra­vail était une for­ma­li­té. Un article qui déplaît, une enquête qui gêne, et c’est le départ vers une autre ville, un autre patron, les mêmes his­toires de cor­rup­tion locale et de scan­dales municipaux.

Bos­ton Adver­ti­ser, Eve­ning Ame­ri­can, Post. Les noms se suc­cèdent sur son cur­ri­cu­lum. Puis c’est le grand saut vers Hono­lu­lu, le Star-Bul­le­tin, les pal­miers et l’o­céan Paci­fique. Hawaï dans les années trente, c’est déjà l’A­sie qui tend les bras à l’A­mé­rique. Les com­mu­nau­tés japo­naises et chi­noises y sont plus nom­breuses que les Blancs. On y parle toutes les langues du Paci­fique. Mac­Do­nald découvre que le monde est plus vaste que la Nou­velle-Angle­terre, beau­coup plus vaste, un monde à conquérir.

Il a trente ans quand les Japo­nais bom­bardent Pearl Har­bor. Comme des mil­lions d’A­mé­ri­cains, il voit son monde bas­cu­ler un dimanche matin de décembre 1941. Les colonnes de fumée noire s’é­lèvent au-des­sus du port. Le jour­na­liste observe, prend des notes. Mais cette fois, l’ob­ser­va­tion ne suf­fit plus. Il faut y aller.

III

L’Of­fice of Stra­te­gic Ser­vices recrute. Beau­coup. William Dono­van, le géné­ral qui rêve de créer un ser­vice de ren­sei­gne­ment digne de ce nom pour les États-Unis, cherche des hommes qui savent obser­ver, ana­ly­ser, s’a­dap­ter. Des jour­na­listes, des pro­fes­seurs, des aven­tu­riers. Mac­Do­nald s’engage.

On l’en­voie d’a­bord s’en­traî­ner dans un camp quelque part en Vir­gi­nie ou dans le Mary­land. Les témoi­gnages divergent sur ces camps de l’OSS. Cer­tains parlent de Boy Scouts pour adultes, d’autres de for­ma­tion impi­toyable. Mac­Do­nald lui-même res­te­ra dis­cret sur cette période. On apprend le sabo­tage, le manie­ment des explo­sifs, les tech­niques d’in­ter­ro­ga­toire, les codes secrets. On apprend sur­tout à men­tir, à vivre sous une fausse iden­ti­té, à ne faire confiance à per­sonne. En quelques sortes, à faire de la poli­tique à demi-mot.

C’est là qu’il ren­contre Jim Thomp­son. Ou plu­tôt, c’est là qu’ils se croisent pour la pre­mière fois. Thomp­son, archi­tecte raté du Dela­ware, ama­teur de mon­da­ni­tés, ancien spor­tif olym­pique en voile. Deux hommes que rien ne des­tine à deve­nir des légendes de Bang­kok. Ils suivent le même entraî­ne­ment bru­tal. Thomp­son a déjà trente-cinq ans, Mac­Do­nald trente-trois. Trop vieux pour la guerre conven­tion­nelle, par­faits pour l’autre guerre, celle de l’ombre.

On les envoie d’a­bord en Europe. Mac­Do­nald ne racon­te­ra jamais exac­te­ment ce qu’il y fait. Des mis­sions en France occu­pée, en Afrique du Nord, dans les Bal­kans. Thomp­son accu­mule cinq Bronze Stars. Ce sont des héros dis­crets, dont les exploits ne seront jamais chan­tés dans les jour­naux qu’ils liront plus tard.

IV

En 1945, alors que l’Eu­rope se libère, l’OSS trans­fère ses meilleurs élé­ments vers l’A­sie-Paci­fique. Le Japon résiste encore. Mac­Do­nald et Thomp­son sont affec­tés à la même uni­té : para­chu­tage pré­vu au-des­sus du nord-est du Siam pour rejoindre le mou­ve­ment Seri Thai, les Thaïs libres, et pré­pa­rer la libé­ra­tion du pays avec Pri­di Banomyong.

L’o­pé­ra­tion est pro­gram­mée pour août 1945. Les avions sont prêts, les para­chutes véri­fiés. Mac­Do­nald et Thomp­son s’ap­prêtent à sau­ter dans la jungle thaï­lan­daise, à orga­ni­ser la résis­tance, à com­battre les Japo­nais de l’intérieur.

Et puis Hiro­shi­ma. Et puis Nagasaki.

Le monde bas­cule à nou­veau. La mis­sion n’a plus lieu d’être. Au lieu de sau­ter en para­chute, Mac­Do­nald et Thomp­son atter­rissent à Bang­kok en sep­tembre 1945, offi­ciers de l’OSS en uni­forme amé­ri­cain, dans un pays qui vient de perdre son occu­pant japo­nais et ne sait pas encore ce qu’il va devenir.

Bang­kok les fas­cine immé­dia­te­ment. Ce n’est pas encore la méga­pole ten­ta­cu­laire qu’elle devien­dra. C’est une ville amphi­bie, une Venise tro­pi­cale où les canaux sont les vraies voies de com­mu­ni­ca­tion, plus que les routes. Des mai­sons sur pilo­tis bordent les khlongs. Les mar­chés flot­tants grouillent de vie. Les temples dorés émergent de la végé­ta­tion luxu­riante. Et par­tout cette lumière, cette humi­di­té pois­seuse, cette odeur de jas­min mêlée à celle des égouts.

Mac­Do­nald ins­talle le bureau de l’OSS à Bang­kok. Il devient, de fac­to, le chef de sta­tion. Thomp­son, son col­lègue, son presque ami. Ils ont sur­vé­cu à l’en­traî­ne­ment, sur­vé­cu à la guerre. Main­te­nant com­mence l’a­près-guerre, et per­sonne ne sait vrai­ment ce que cela signi­fie. Ils vont apprendre ensemble.

V

Mac­Do­nald s’ins­talle au palais Suan Kularb, le Jar­din de la Rose. C’est un ancien palais royal trans­for­mé en quar­tier géné­ral de l’OSS. On y entre par une grille gar­dée. Des flam­boyants explosent de cou­leur rouge dans le jar­din. Le soir, les ser­vi­teurs allument les lampes à huile. Mac­Do­nald tra­vaille tard dans la nuit, éta­blit des contacts, rédige des rap­ports pour Washington.

Offi­ciel­le­ment, il aide à réor­ga­ni­ser l’am­bas­sade amé­ri­caine. Offi­cieu­se­ment, il observe tout. La Thaï­lande est le seul pays d’A­sie du Sud-Est à avoir conser­vé une ambas­sade sovié­tique. Les com­mu­nistes y ont de l’in­fluence. Les Bri­tan­niques lorgnent sur le pays qu’ils aime­raient bien voir inté­gré à leur sphère d’in­fluence. Les Fran­çais rêvent de recon­qué­rir l’In­do­chine voi­sine. Et au milieu de tout cela, les Thaï­lan­dais tentent de navi­guer entre les puissances.

Mac­Do­nald joue au ten­nis avec des offi­ciels thaï­lan­dais qui l’ont aidé pen­dant la guerre. Il dîne avec le jeune roi Anan­da Mahi­dol. Il ren­contre Pri­di Bano­myong, le régent, héros de la résis­tance, intel­lec­tuel fran­co­phile qui rêve de démo­cra­tie. Il croise aus­si Phi­bun Song­kh­ram, l’an­cien Pre­mier ministre qui a décla­ré la guerre aux États-Unis en 1942 et qui attend son heure, exi­lé dans sa province.

Thomp­son, lui, s’en­nuie un peu. L’OSS ne sait plus vrai­ment quoi faire de ses agents en temps de paix. Il essaie de res­tau­rer l’O­rien­tal Hotel, palace déla­bré au bord du fleuve. Il se brouille avec ses asso­ciés. Un jour, il découvre une com­mu­nau­té de tis­se­rands musul­mans dans le quar­tier de Ban Krua, de l’autre côté du canal Saen Saep. Ils fabriquent de la soie selon des tech­niques ances­trales. Thomp­son tombe amou­reux de l’i­ri­des­cence du tis­su, de ses cou­leurs impossibles.

VI

Le 9 juin 1946, le roi Anan­da Mahi­dol, vingt ans à peine, est retrou­vé mort dans sa chambre, une balle dans la tête. Sui­cide, acci­dent, assas­si­nat ? Per­sonne ne le sau­ra jamais vrai­ment. La Thaï­lande entre en crise. Les rumeurs les plus folles cir­culent. On accuse Pri­di, on accuse les com­mu­nistes, on accuse les roya­listes. Mac­Do­nald, qui a dîné plu­sieurs fois avec le jeune roi, est bou­le­ver­sé. Il sent que quelque chose de fon­da­men­tal vient de se bri­ser dans ce pays qui lui sem­blait si paisible.

C’est exac­te­ment à ce moment-là qu’il décide de créer un journal.

L’i­dée lui est venue pro­gres­si­ve­ment. Bang­kok n’a plus de quo­ti­dien en anglais depuis que le Bang­kok Times a fer­mé pen­dant la guerre. Les expa­triés, les diplo­mates, les hommes d’af­faires étran­gers sont de plus en plus nom­breux. Il faut un jour­nal. Mac­Do­nald a pas­sé quinze ans à en faire. Il sait com­ment mon­ter une rédac­tion, impri­mer un quo­ti­dien, le distribuer.

Il convainc Pra­sit Luli­ta­nond, un Thaï­lan­dais qui a ser­vi avec lui dans la jungle bir­mane pen­dant la guerre, de le rejoindre dans l’a­ven­ture. Puis le doc­teur Tha­wee Tave­di­kul. Puis d’autres. Ils forment un groupe hété­ro­clite : Amé­ri­cain, Thaï­lan­dais, anciens de l’OSS, jour­na­listes, idéalistes.

VII

Le plus dif­fi­cile est de trou­ver une presse. Dans le Bang­kok d’a­près-guerre, tout manque. Le papier, l’encre, les machines. Mac­Do­nald part en quête. Il arpente les anciens quar­tiers japo­nais, fouille les entre­pôts aban­don­nés. Dans le quar­tier de Saphan Khao, il découvre une impri­me­rie japo­naise lais­sée à l’abandon.

La machine est une rota­tive, le nec plus ultra de la tech­no­lo­gie d’im­pres­sion de l’é­poque. Mais elle est conçue pour impri­mer en japo­nais. Il faut com­man­der des carac­tères anglais depuis l’é­tran­ger. Cela pren­dra des mois. Mac­Do­nald obtient l’au­to­ri­sa­tion de l’am­bas­sade amé­ri­caine pour ache­ter l’imprimerie.

Et puis il y a le pro­blème tech­nique : per­sonne à Bang­kok ne sait faire fonc­tion­ner cette machine. Tous les tech­ni­ciens japo­nais ont été rapa­triés. Sauf deux. Deux pri­son­niers de guerre japo­nais qui crou­pissent dans un camp près de Bang­kok, ingé­nieurs qui savent répa­rer, entre­te­nir, faire tour­ner la rota­tive. Mac­Do­nald obtient leur libé­ra­tion contre la pro­messe qu’ils tra­vaille­ront pour le jour­nal. C’est ain­si que le Bang­kok Post sera impri­mé par deux anciens enne­mis, sous la super­vi­sion d’un ancien espion amé­ri­cain, dans une ville qui sort à peine de l’oc­cu­pa­tion. Une vraie gageure.

Les carac­tères anglais arrivent enfin. On les ins­talle sur la machine japo­naise. L’é­quipe est prête : vingt-cinq per­sonnes en tout, jour­na­listes, typo­graphes, livreurs. Mac­Do­nald inves­tit toutes ses éco­no­mies. Quatre mois de préparation.

VIII

Le pre­mier numé­ro du Bang­kok Post sort des presses le 1er août 1946. Quatre pages. Prix : un baht. Une somme consi­dé­rable pour l’é­poque. Tirage : cinq cents exem­plaires. Abon­nés : deux cents.

En pre­mière page, Mac­Do­nald fait impri­mer un titre qui claque : « Un cor­res­pon­dant amé­ri­cain révèle la véri­té sur la fron­tière ». On est à cinq jours des élec­tions natio­nales. Le pays est divi­sé entre les par­ti­sans de Pri­di et ceux de Phi­bun. Mac­Do­nald prend posi­tion, dis­crè­te­ment mais fer­me­ment. Il est un homme de Pri­di. Il croit en la démo­cra­tie, en la liber­té de la presse, en l’in­dé­pen­dance de la Thaïlande.

Le jour­nal ne fait pas sen­sa­tion immé­dia­te­ment. Deux cents abon­nés, c’est déri­soire. Mais Mac­Do­nald tient bon. Il écrit lui-même une colonne quo­ti­dienne, « Post­men Say », où il com­mente l’ac­tua­li­té avec une liber­té de ton qui étonne. Il défend la démo­cra­tie, attaque la cen­sure, prône la liber­té d’ex­pres­sion. C’est dan­ge­reux dans un pays où les coups d’É­tat se succèdent.

Thomp­son, pen­dant ce temps, com­mence à faire par­ler de lui dans un tout autre domaine. Il a créé la Thai Silk Com­pa­ny avec un par­te­naire, George Bar­rie. Il recrute les tis­se­rands de Ban Krua, leur four­nit la soie brute et les tein­tures, achète leur pro­duc­tion. Il ramène des échan­tillons à New York, les montre à ses rela­tions. L’é­di­trice de Vogue, Edna Wool­man Chase, tombe amou­reuse de ces soies cha­toyantes. Elle en fait un article. Le suc­cès est immédiat.

IX

Mac­Do­nald et Thomp­son mènent des vies paral­lèles qui par­fois se croisent. Tous deux anciens de l’OSS, tous deux tom­bés amou­reux de Bang­kok, tous deux déci­dés à y res­ter. Mais leurs tra­jec­toires divergent. Mac­Do­nald choi­sit l’en­ga­ge­ment poli­tique par le jour­na­lisme. Thomp­son choi­sit l’art et le commerce.

Le soir, ils se retrouvent par­fois dans les mêmes récep­tions. Bang­kok dans les années qua­rante et cin­quante est une petite ville pour les expa­triés occi­den­taux. Tout le monde se connaît. On dîne chez l’am­bas­sa­deur amé­ri­cain, chez le diplo­mate bri­tan­nique, chez le riche Sino-Thaï qui a fait for­tune dans le riz. On boit des cock­tails au bord du fleuve Chao Phraya en regar­dant les barges char­gées de sable passer.

Thomp­son col­lec­tionne déjà. Par­tout où il va, il achète : des boud­dhas khmers, des por­ce­laines Ming, des tis­sus bir­mans, des sculp­tures sia­moises. Sa chambre à l’O­rien­tal Hotel déborde d’ob­jets. Mac­Do­nald, lui, col­lec­tionne les his­toires. Chaque conver­sa­tion est un article poten­tiel. Chaque rumeur est une piste à suivre, pour cap­ti­ver le lecteur.

Ils par­tagent aus­si une cer­taine soli­tude. Thomp­son est divor­cé. Sa femme l’a quit­té pen­dant la guerre pour un de ses amis. Il a juré de ne jamais retour­ner aux États-Unis. Mac­Do­nald, on ne sait pas trop. Il ne parle pas de sa vie pri­vée. Les docu­ments offi­ciels res­tent muets. Il y a dans ces vies d’ex­pa­triés quelque chose de légè­re­ment ban­cal, comme si on avait fui quelque chose sans jamais vrai­ment l’avouer.

X

Le 8 novembre 1947, l’ar­mée ren­verse le gou­ver­ne­ment de Pri­di. C’est le début d’une longue série de coups d’É­tat qui mar­que­ront l’his­toire thaï­lan­daise. Phi­bun revient au pou­voir. Mac­Do­nald est furieux. Il écrit dans « Post­men Say » des articles cin­glants contre les put­schistes. Il défend la démo­cra­tie dans un pays qui n’en veut pas vraiment.

Le jour­nal est mena­cé. Les annon­ceurs se retirent, effrayés. La cen­sure rode dans tous les cou­loirs. Des offi­ciers viennent « sug­gé­rer » à Mac­Do­nald de modé­rer ses pro­pos. Il refuse. Pen­dant quelques mois, le Bang­kok Post vit sur le fil du rasoir. Mac­Do­nald dort avec un revol­ver sous son oreiller.

Thomp­son, lui, reste en dehors de la poli­tique. Ou du moins, c’est ce qu’il pré­tend. Mais son pas­sé à l’OSS attire les soup­çons. On mur­mure qu’il est res­té en contact avec ses anciens employeurs, qu’il fait du ren­sei­gne­ment sous cou­vert de com­merce de soie. Il y a de quoi se poser des ques­tions. En 1950, le gou­ver­ne­ment amé­ri­cain ouvri­ra d’ailleurs une enquête sur lui, l’ac­cu­sant de tra­fic d’armes, de liens avec les com­mu­nistes viet­na­miens et khmers. Rien ne sera prou­vé, mais la sus­pi­cion demeure.

Le Bang­kok Post sur­vit. Contre toute attente, le tirage aug­mente. Deux mille exem­plaires après deux ans. Cinq mille. Dix mille. Le jour­nal devient indis­pen­sable pour qui­conque veut com­prendre ce qui se passe en Thaï­lande et en Asie du Sud-Est. Mac­Do­nald embauche de jeunes jour­na­listes pro­met­teurs. Par­mi eux, un cer­tain Peter Arnett, qui cou­vri­ra plus tard la guerre du Viet­nam pour l’As­so­cia­ted Press.

XI

Les années cin­quante sont dif­fi­ciles. En 1949, le doc­teur Tha­wee Tave­di­kul, cofon­da­teur du Bang­kok Post, est assas­si­né. On ne retrou­ve­ra jamais les cou­pables. Mac­Do­nald est de plus en plus iso­lé. Le régime mili­taire de Phi­bun se dur­cit. La guerre froide s’ins­talle en Asie. La Corée s’embrase. L’In­do­chine brûle. La Thaï­lande devient un bas­tion anti­com­mu­niste, un allié stra­té­gique des États-Unis.

Mac­Do­nald marche sur un fil. Il veut res­ter indé­pen­dant, mais les pres­sions s’ac­cu­mulent. L’am­bas­sade amé­ri­caine aime­rait que le jour­nal soit plus docile. Les mili­taires thaï­lan­dais aime­raient qu’il cesse ses cri­tiques. Les annon­ceurs aime­raient qu’il évite les sujets qui fâchent.

Thomp­son, pen­dant ce temps, pros­père. La Thai Silk Com­pa­ny décolle véri­ta­ble­ment en 1951 quand Irène Sha­raff choi­sit ses tis­sus pour les cos­tumes de la comé­die musi­cale The King and I. Du jour au len­de­main, la soie thaï­lan­daise devient à la mode à Broad­way, puis à Hol­ly­wood, puis dans le monde entier. Thomp­son est riche. Il com­mence à construire sa mai­son-musée sur les rives du canal Saen Saep.

Les deux hommes se voient moins. Leurs mondes divergent. Mac­Do­nald est dans le com­bat quo­ti­dien, les délais de bou­clage, les articles à réécrire, les menaces à gérer. Thomp­son est dans l’es­thé­tique, la col­lec­tion, la créa­tion. Il déman­tèle six mai­sons thaï­lan­daises tra­di­tion­nelles, les fait trans­por­ter par barge jus­qu’à son ter­rain, les réas­semble selon un plan qui défie toutes les conven­tions archi­tec­tu­rales. C’est un chef-d’œuvre. Chaque soir, il y reçoit des dizaines d’in­vi­tés : artistes, diplo­mates, stars de ciné­ma, écri­vains de passage.

XII

Au début des années cin­quante, un nou­veau coup d’É­tat chasse défi­ni­ti­ve­ment Pri­di du pays. Mac­Do­nald com­prend que son temps à Bang­kok est comp­té. Il a trop cri­ti­qué le régime, trop défen­du la démo­cra­tie, trop cru que le jour­na­lisme pou­vait chan­ger les choses. Il démis­sionne de la direc­tion du Bang­kok Post.

Le jour­nal conti­nue sans lui. Un magnat de la presse cana­dien, Roy Thom­son, en prend le contrôle. Le Bang­kok Post sur­vit, pros­père même, devient une ins­ti­tu­tion. Mais ce n’est plus le jour­nal de Mac­Do­nald. Ce n’est plus son combat.

Il rentre aux États-Unis. On perd sa trace pen­dant quelques années. Il réap­pa­raît dans le Mas­sa­chu­setts, où il gère un com­plexe hôte­lier à Cape Cod. Puis il devient édi­teur et direc­teur du Mar­ble­head Mes­sen­ger, un petit jour­nal de pro­vince. De Bang­kok à Mar­ble­head, du Siam à la Nou­velle-Angle­terre, du grand rêve d’in­for­mer l’A­sie à la chro­nique des ker­messes locales. C’est une des­cente, mais ce n’est pas une défaite. Mac­Do­nald a fait ce qu’il devait faire.

En 1966, il écrit ses mémoires : Bang­kok Edi­tor. Le livre paraît de manière confi­den­tielle. Qui se sou­cie encore de ces aven­tures d’a­près-guerre ? Le monde a chan­gé. L’A­sie n’est plus cette page blanche de 1946. Le Viet­nam est en feu. La Thaï­lande est cou­verte de bases aériennes amé­ri­caines. Bang­kok est deve­nue une ville de GI’s en per­mis­sion. Le Bang­kok Post existe tou­jours, mais per­sonne ne se sou­vient vrai­ment d’A­lexan­der MacDonald.

XIII

Le 26 mars 1967, Jim Thomp­son disparaît.

Il est en vacances dans les Came­ron High­lands en Malai­sie, chez des amis, dans un cot­tage appe­lé Moon­light Bun­ga­low. Dimanche de Pâques. Après le déjeu­ner, pen­dant que ses hôtes font la sieste, Thomp­son sort se pro­me­ner. On entend le cris­se­ment de ses pas sur le gra­vier. Puis plus rien.

Il ne revien­dra jamais.

Les recherches durent des semaines. Des cen­taines d’hommes battent la jungle : sol­dats, poli­ciers, pis­teurs abo­ri­gènes, même des médiums. On ne trouve rien. Pas un vête­ment, pas un indice, pas un corps. Jim Thomp­son, l’homme le plus célèbre d’A­sie, s’est volatilisé.

Les théo­ries foi­sonnent. Kid­nap­ping par les com­mu­nistes. Meurtre par des ban­dits. Sui­cide. Agent double exfil­tré par la CIA. Vic­time d’un piège ten­du par ses anciens employeurs. Tom­bé dans un pré­ci­pice. Dévo­ré par un tigre. Par­ti refaire sa vie à Tahi­ti. Cha­cun a son expli­ca­tion. Per­sonne ne sait.

Six mois plus tard, sa sœur est assas­si­née dans sa mai­son de Penn­syl­va­nie. Le mys­tère s’épaissit.

Mac­Do­nald, dans son coin du Mas­sa­chu­setts, doit apprendre la nou­velle par les jour­naux. Thomp­son, son ancien cama­rade de l’OSS, son com­pa­gnon d’a­ven­ture des pre­miers jours de Bang­kok, a dis­pa­ru. On ne le rever­ra jamais. C’est comme si toute une époque s’é­tait effa­cée avec lui.

XIV

Alexan­der Mac­Do­nald meurt le 26 mai 2000. Il a quatre-vingt-douze ans. Les nécro­lo­gies sont brèves. On le pré­sente comme le fon­da­teur du Bang­kok Post, ancien offi­cier de l’OSS. Peu de gens se sou­viennent de son com­bat pour la démo­cra­tie, de ses huit années pas­sées à diri­ger le jour­nal, de ses colonnes incen­diaires contre les putschistes.

Le Bang­kok Post existe tou­jours. C’est main­te­nant une entre­prise cotée en bourse. Qua­rante mille exem­plaires par jour. Un site inter­net. Des filiales. Le jour­nal a sur­vé­cu aux coups d’É­tat, aux crises, aux cen­sures. Il est deve­nu ce que Mac­Do­nald vou­lait qu’il soit : une voix indé­pen­dante, même si cette indé­pen­dance est tou­jours rela­tive, tou­jours négociée.

La mai­son de Jim Thomp­son est deve­nue un musée. Des mil­liers de tou­ristes la visitent chaque année. On y vend de la soie, des bibe­lots, des livres sur le mys­tère de sa dis­pa­ri­tion. La Thai Silk Com­pa­ny est une marque mon­diale. Tout le monde connaît Jim Thomp­son. Per­sonne ne connaît Alexan­der MacDonald.

C’est sou­vent ain­si. Les artistes et les com­mer­çants laissent des traces tan­gibles : des mai­sons, des entre­prises, des objets qu’on peut tou­cher. Les jour­na­listes ne laissent que des mots impri­més sur du papier qui jau­nit. Et encore, si on les conserve.

XV

Que reste-t-il de ces vies ?

Des bâti­ments. La mai­son de Thomp­son sur le canal Saen Saep, intacte, magni­fique, han­tée par son absence. Les bureaux du Bang­kok Post dans le quar­tier de Klong Toey, bâti­ment moderne sans âme où per­sonne ne se sou­vient de la rota­tive japo­naise et des deux pri­son­niers de guerre.

Des entre­prises. La Thai Silk Com­pa­ny qui a chan­gé plu­sieurs fois de mains mais garde le nom de Thomp­son. Le Bang­kok Post qui appar­tient main­te­nant au groupe Cen­tral, aux inté­rêts chi­nois, à Grammy.

Des légendes. Thomp­son l’es­pion deve­nu roi de la soie, dis­pa­ru mys­té­rieu­se­ment dans la jungle malaise. Mac­Do­nald le jour­na­liste intègre qui a refu­sé de plier, qui a pré­fé­ré par­tir plu­tôt que se soumettre.

Des fan­tômes. Dans les rues de Bang­kok, si on sait où regar­der, on peut encore retrou­ver leurs traces. Le palais Suan Kularb existe tou­jours, recon­ver­ti en école. L’O­rien­tal Hotel est deve­nu le Man­da­rin Orien­tal, palace cinq étoiles où une nuit coûte plus cher que ce que gagnait Mac­Do­nald en un mois. Le quar­tier de Ban Krua résiste encore un peu à la moder­ni­sa­tion, avec ses der­niers tis­se­rands qui font tour­ner leurs métiers à bois.

Mais les fan­tômes les plus tenaces sont ailleurs. Ils sont dans les archives du Bang­kok Post, dans ces pre­miers numé­ros où Mac­Do­nald écri­vait avec rage et espoir. Ils sont dans les rap­ports de l’OSS, docu­ments déclas­si­fiés où on apprend ce que fai­saient vrai­ment ces hommes pen­dant la guerre. Ils sont dans les témoi­gnages de ceux qui les ont connus, de moins en moins nom­breux, qui racontent avec nos­tal­gie l’é­poque où Bang­kok était encore une petite ville et où il sem­blait pos­sible de chan­ger le monde avec un jour­nal de quatre pages.

XVI

On ne quitte jamais vrai­ment l’OSS. Ou plu­tôt, l’OSS ne vous quitte jamais vrai­ment. Mac­Do­nald et Thomp­son l’ont appris à leurs dépens. Offi­ciel­le­ment, ils ont quit­té le ser­vice en 1946. Offi­cieu­se­ment, on ne sait pas trop.

Les docu­ments déclas­si­fiés montrent que Thomp­son a conti­nué à être sur­veillé. En 1950, le FBI ouvre un dos­sier sur lui. On l’ac­cuse de tra­fic d’armes, de liens avec les com­mu­nistes indo­chi­nois. Le rap­port conclut qu’il a entre­te­nu des « rela­tions étroites et mutuel­le­ment béné­fiques avec le Viet Minh, les Khmers Issa­rak et les Lao Issa­ra ». On l’ac­cuse d’a­voir dis­si­mu­lé des armes para­chu­tées par les Amé­ri­cains pen­dant la guerre, au lieu de les remettre aux auto­ri­tés thaïlandaises.

Pour­tant, Washing­ton ne le lâche pas. Il est trop pré­cieux. Il connaît tout le monde, parle à tout le monde, voyage par­tout. C’est une source d’in­for­ma­tions ines­ti­mable. Jus­qu’au milieu des années cin­quante, où la CIA émet une direc­tive : Thomp­son n’est plus digne de confiance. Plus de contacts. Des ambas­sa­deurs amé­ri­cains lui disent en pri­vé d’ar­rê­ter ses ren­contres avec les natio­na­listes vietnamiens.

Mac­Do­nald, lui, reste plus dis­cret. Dans Bang­kok Edi­tor, il ne dit jamais exac­te­ment ce qu’il fai­sait pour l’OSS. Il parle de « tra­vail de ren­sei­gne­ment », de « bureau­cra­tie ». Il men­tionne qu’il était « chef de sta­tion de l’OSS » mais n’entre pas dans les détails. Quand le roi l’in­vite à dîner en pri­vé, on ne sait pas si c’est en tant que jour­na­liste ou en tant qu’of­fi­cier de renseignement.

La fron­tière est floue. C’é­tait l’é­poque de la guerre froide nais­sante, où les jour­na­listes tra­vaillaient pour la CIA, où les hommes d’af­faires espion­naient pour leur gou­ver­ne­ment, où tout le monde sur­veillait tout le monde. Mac­Do­nald a pro­ba­ble­ment conti­nué à trans­mettre des infor­ma­tions à Washing­ton, ne serait-ce que pour pro­té­ger son jour­nal. Le Bang­kok Post était vu par l’am­bas­sade amé­ri­caine comme un outil de pro­pa­gande pro-occi­den­tal face à l’in­fluence sovié­tique. Cer­tains his­to­riens affirment que le jour­nal a été finan­cé direc­te­ment par le dépar­te­ment d’É­tat amé­ri­cain, voire par l’OSS elle-même. Impos­sible à prou­ver. Les docu­ments manquent ou res­tent classifiés.

XVII

Mac­Do­nald et Thomp­son ont-ils vrai­ment été amis ? Les sources divergent. Ils se connais­saient, cer­tai­ne­ment. Ils s’é­taient entraî­nés ensemble, avaient failli sau­ter en para­chute ensemble. Ils fré­quen­taient les mêmes cercles dans le petit Bang­kok d’après-guerre.

Mais ils ont choi­si des voies dif­fé­rentes. Mac­Do­nald a choi­si le com­bat poli­tique, l’en­ga­ge­ment public, le risque de la pre­mière page. Thomp­son a choi­si la beau­té, l’art, le com­merce. L’un était dans l’ur­gence du pré­sent, l’autre dans la contem­pla­tion du passé.

On ima­gine mal Mac­Do­nald pas­sant ses soi­rées dans les récep­tions de Thomp­son, à admi­rer des por­ce­laines Ming en siro­tant un gin tonic. On ima­gine mal Thomp­son dans la salle de rédac­tion enfu­mée du Bang­kok Post, à bou­cler le jour­nal à trois heures du matin. Ils vivaient dans deux Bang­kok différents.

Pour­tant, ils par­ta­geaient quelque chose d’intime : cette impos­si­bi­li­té de ren­trer. Thomp­son avait juré de ne jamais retour­ner en Amé­rique après son divorce. Mac­Do­nald est par­ti, mais à recu­lons, chas­sé par un régime qu’il ne pou­vait plus sup­por­ter, trop nos­tal­gique pour res­ter. Tous deux avaient trou­vé à Bang­kok quelque chose qu’ils ne trou­vaient pas chez eux : une liber­té peut-être, ou l’illu­sion d’une liber­té. La pos­si­bi­li­té de se réin­ven­ter, de deve­nir quel­qu’un d’autre.

XVIII

Bang­kok dans les années qua­rante et cin­quante existe encore dans quelques pho­to­gra­phies jau­nies, quelques films en noir et blanc. C’é­tait une ville aqua­tique, où on se dépla­çait autant en bateau qu’à pied. Les khlongs étaient par­tout, artères vitales d’une cité amphi­bie. Des sam­pans glis­saient entre les mai­sons sur pilo­tis. Les mar­chés flot­tants grouillaient dès l’aube.

Mac­Do­nald et Thomp­son ont vu cette ville dis­pa­raître pro­gres­si­ve­ment. Dans les années cin­quante, on com­mence à com­bler les canaux pour construire des routes. L’au­to­mo­bile arrive. Le béton rem­place le bois. Les gratte-ciel poussent comme des cham­pi­gnons déme­su­rés. Bang­kok devient une capi­tale moderne, c’est-à-dire une capi­tale qui res­semble à toutes les autres.

Thomp­son résiste à sa manière en construi­sant sa mai­son comme un sanc­tuaire du pas­sé. Chaque poutre est une poutre ancienne, chaque mur a son his­toire. Il ne construit pas une mai­son, il construit un musée vivant, un refuge contre la moder­ni­té. Quand on fran­chit le por­tail de sa pro­prié­té, on remonte dans le temps.

Mac­Do­nald, lui, enre­gistre la muta­tion dans les pages du Bang­kok Post. Il chro­nique l’ar­ri­vée des pre­miers taxis, l’ou­ver­ture des pre­miers ciné­mas, la construc­tion du pre­mier grand maga­sin. Il voit la ville se trans­for­mer et com­prend que quelque chose d’ir­rem­pla­çable est en train de se perdre.

XIX

Pri­di Bano­myong hante le roman de Mac­Do­nald. C’est l’homme qu’il a admi­ré, celui pour qui il a com­bat­tu à tra­vers les colonnes de son jour­nal. Pri­di, l’in­tel­lec­tuel fran­co­phile qui rêvait d’une Thaï­lande démo­cra­tique. Pri­di, le régent qui a pro­té­gé les oppo­sants au régime fas­ciste de Phi­bun pen­dant la guerre. Pri­di, accu­sé d’a­voir fait tuer le jeune roi Ananda.

Après le coup d’É­tat de 1947, Pri­di s’en­fuit. Il passe par Sin­ga­pour, Hong Kong, puis s’ins­talle en Chine com­mu­niste. C’est un exil qui dure­ra jus­qu’à sa mort en 1983. Mac­Do­nald le rever­ra-t-il ? On ne sait pas. Pro­ba­ble­ment pas. Pri­di devient une figure inter­dite en Thaï­lande, un nom qu’on ne peut pas pro­non­cer, une pho­to­gra­phie qu’on ne peut pas publier. L’homme à abattre.

Le Bang­kok Post doit faire des com­pro­mis. On ne peut pas défendre éter­nel­le­ment un homme accu­sé de régi­cide, même si Mac­Do­nald est convain­cu de son inno­cence. Le jour­nal sur­vit en appre­nant à dan­ser entre les lignes rouges, à cri­ti­quer sans trop cri­ti­quer, à infor­mer sans trop informer.

C’est épui­sant. C’est peut-être ce qui pousse fina­le­ment Mac­Do­nald au départ. La las­si­tude de se battre contre des mou­lins à vent, de voir ses articles caviar­dés par la cen­sure, de rece­voir des menaces voi­lées, de consta­ter que le jour­nal qu’il a créé pour pro­mou­voir la démo­cra­tie doit s’ac­com­mo­der de la dic­ta­ture pour survivre.

XX

On peut lire les tra­jec­toires de Thomp­son et Mac­Do­nald comme deux manières dif­fé­rentes de s’ins­crire dans un pays étran­ger. Thomp­son choi­sit la matière : la soie, le bois, la pierre, les objets. Il crée une entre­prise qui emploie des cen­taines de per­sonnes, qui fait vivre des familles entières de tis­se­rands. Il construit une mai­son qui devien­dra un sym­bole de Bangkok.

Mac­Do­nald choi­sit les mots : l’encre sur le papier jour­nal, les carac­tères de plomb ali­gnés par les typo­graphes, les rota­tives qui ronflent dans la nuit. C’est une ins­crip­tion fra­gile, éphé­mère. Les jour­naux d’hier enve­loppent le pois­son d’au­jourd’­hui. Qui garde les vieux numé­ros ? Qui les relit ?

Pour­tant, c’est Mac­Do­nald qui trans­forme véri­ta­ble­ment quelque chose dans le pays. Le Bang­kok Post crée une sphère publique là où il n’y en avait pas. Il per­met un débat, même bri­dé, même cen­su­ré. Il forme des géné­ra­tions de jour­na­listes thaï­lan­dais qui appren­dront le métier à ses côtés, et la contes­ta­tion sourde. Il éta­blit un stan­dard de qua­li­té, d’in­dé­pen­dance rela­tive, qui sur­vit encore aujourd’hui.

Thomp­son, lui, crée une mode, une entre­prise pros­père, un beau musée. Mais quand il dis­pa­raît, c’est comme si sa vie deve­nait sou­dain une œuvre d’art com­plète, ache­vée par cette fin par­faite dans son mys­tère. La mai­son, la soie, la dis­pa­ri­tion : tout forme un récit cohé­rent, presque trop beau pour être vrai.

Mac­Do­nald n’a pas cette chance. Sa vie n’a pas de cli­max dra­ma­tique. Il part dou­ce­ment, retourne aux États-Unis, vieillit dans l’a­no­ny­mat. Pas de mys­tère, pas de légende. Juste un homme qui a fait ce qu’il devait faire, puis qui est ren­tré chez lui.

XXI

Pen­dant que Mac­Do­nald bâtit son jour­nal, l’In­do­chine s’embrase. La guerre fran­çaise d’a­bord, de 1946 à 1954. Puis la guerre amé­ri­caine, qui com­mence imper­cep­ti­ble­ment dans les années cin­quante et explo­se­ra dans les années soixante.

Le Bang­kok Post couvre ces guerres depuis Bang­kok. La Thaï­lande est neutre offi­ciel­le­ment, mais tout le monde sait qu’elle penche du côté amé­ri­cain. Les bases de la CIA s’ins­tallent dans le nord-est du pays. Les pilotes de l’Air Ame­ri­ca décollent de Don Mueang pour leurs mis­sions secrètes au Laos. Les sol­dats thaï­lan­dais com­battent en Corée.

Mac­Do­nald marche sur un fil encore plus étroit. Com­ment cou­vrir ces guerres hon­nê­te­ment sans déplaire ni à l’am­bas­sade amé­ri­caine, ni au gou­ver­ne­ment thaï­lan­dais, ni à ses lec­teurs occi­den­taux qui veulent des nou­velles mais pas trop de véri­tés dérangeantes ?

Thomp­son, pen­dant ce temps, com­merce avec tout le monde. Sa soie tra­verse les fron­tières, les idéo­lo­gies. Il vend aux Amé­ri­cains, aux Fran­çais, aux Thaï­lan­dais, peut-être même aux Viet­na­miens. Le FBI le soup­çonne de jouer sur tous les tableaux. Mais c’est aus­si ce qui fait sa force : il est par­tout et nulle part, loyal à Bang­kok mais à rien d’autre.

XXII

La mai­son de Thomp­son mérite qu’on s’y attarde. Il faut ima­gi­ner le pro­jet dans son audace. En 1959, Thomp­son achète six mai­sons thaï­lan­daises tra­di­tion­nelles dans dif­fé­rentes pro­vinces. Des mai­sons de teck qui ont par­fois cent ans, qu’on démonte planche par planche, poutre par poutre. On les charge sur des barges qui des­cendent le fleuve Chao Phraya jus­qu’à Bangkok.

Sur son ter­rain au bord du canal Saen Saep, Thomp­son dirige lui-même le réas­sem­blage. Mais il ne se contente pas de recons­ti­tuer les mai­sons telles qu’elles étaient. Il les réin­vente. Il inverse les murs tra­di­tion­nel­le­ment incli­nés vers l’in­té­rieur pour qu’ils s’in­clinent vers l’ex­té­rieur. Il mul­ti­plie les ouver­tures pour lais­ser entrer la lumière. Il crée des pers­pec­tives impos­sibles entre les dif­fé­rentes structures.

Les archi­tectes thaï­lan­dais sont hor­ri­fiés. On ne fait pas ça. C’est sacri­lège, disent cer­tains. C’est du génie, disent d’autres. Thomp­son s’en fiche. Il construit son rêve, sa vision d’une Thaï­lande réin­ven­tée, entre tra­di­tion et moder­ni­té, entre res­pect et transgression.

À l’in­té­rieur, il accu­mule sa col­lec­tion : boud­dhas khmers du XIIe siècle, por­ce­laines chi­noises de la dynas­tie Ming, des Ben­cha­rong, pein­tures bir­manes, sculp­tures lao, tis­sus de toute l’A­sie du Sud-Est. C’est un cabi­net de curio­si­tés, un musée per­son­nel, un mani­feste esthétique.

Chaque soir, une tren­taine de per­sonnes dînent chez lui. Thomp­son est l’hôte par­fait, char­mant, éru­dit, drôle. Il sert des cock­tails sur la ter­rasse sur­plom­bant le canal. Les ser­vi­teurs en cos­tume tra­di­tion­nel apportent des pla­teaux de hors-d’œuvre. On parle art, poli­tique, affaires. C’est le salon le plus cou­ru de Bangkok.

Mac­Do­nald y vient-il par­fois ? Pro­ba­ble­ment, dans les pre­mières années. Mais on l’i­ma­gine mal se sen­tir à l’aise dans ce décor trop par­fait. Mac­Do­nald est un homme de la rue, des salles de rédac­tion enfu­mées, des bars miteux où on recueille les confi­dences. Thomp­son est un esthète, un col­lec­tion­neur, presque un dandy.

XXIII

Il y a dans ces vies quelque chose qu’on ne dit pas, qu’on ne peut pas dire. Des secrets de l’OSS qui ne seront jamais tous déclas­si­fiés. Des mis­sions dont on ne parle pas. Des com­pro­mis qu’on a dû faire.

Mac­Do­nald a‑t-il vrai­ment créé le Bang­kok Post de sa seule ini­tia­tive, avec ses propres éco­no­mies ? Ou y a‑t-il eu un finan­ce­ment occulte de Washing­ton, comme le sug­gèrent cer­tains his­to­riens ? Le jour­nal était-il un outil de pro­pa­gande amé­ri­caine dégui­sé en presse indépendante ?

Les élé­ments sont trou­blants. La rapi­di­té avec laquelle Mac­Do­nald obtient les auto­ri­sa­tions, trouve l’im­pri­me­rie, recrute l’é­quipe. La pro­tec­tion dont il béné­fi­cie mal­gré ses articles pro­vo­ca­teurs. Le fait qu’il sur­vive à tous les coups d’É­tat sans jamais être vrai­ment inquié­té. Et puis son départ sou­dain au début des années cin­quante, comme si quel­qu’un avait déci­dé que la mis­sion était terminée.

Thomp­son a‑t-il conti­nué à tra­vailler pour le ren­sei­gne­ment amé­ri­cain après 1946 ? Le FBI le pense. Le dos­sier déclas­si­fié montre qu’on le soup­çonne de jouer un double jeu : espion pour la CIA mais aus­si infor­ma­teur pour les natio­na­listes indo­chi­nois, peut-être même pour les com­mu­nistes. Est-ce pos­sible ? Thomp­son était assez intel­li­gent, assez cynique, assez désa­bu­sé pour jouer tous les camps en même temps.

Sa dis­pa­ri­tion en 1967 ali­mente les spé­cu­la­tions. L’hy­po­thèse la plus roman­tique : il en savait trop, il a été éli­mi­né par la CIA. L’hy­po­thèse la plus pro­saïque : il s’est per­du dans la jungle, est tom­bé dans un ravin, a été man­gé par des ani­maux sau­vages. La véri­té est pro­ba­ble­ment quelque part entre les deux : banale et mys­té­rieuse à la fois.

XXIV

Mac­Do­nald s’ins­talle à Cape Cod au milieu des années cin­quante. Il a quit­té Bang­kok mais Bang­kok ne l’a pas quit­té. Il écrit ses mémoires, Bang­kok Edi­tor, publiées en 1966. C’est un livre étrange, à la fois très pré­cis et très éva­sif. Mac­Do­nald raconte tout : la créa­tion du jour­nal, les dif­fi­cul­tés tech­niques, les com­bats édi­to­riaux. Mais il ne raconte rien : pas un mot sur sa vie pri­vée, presque rien sur l’OSS, des silences énormes sur des pans entiers de son existence.

Le livre ne ren­contre pas le suc­cès escomp­té. En 1966, l’A­mé­rique a d’autres pré­oc­cu­pa­tions. La guerre du Viet­nam bat son plein. Les étu­diants mani­festent. Le rock ’n’ roll explose. Qui se sou­cie des aven­tures d’un jour­na­liste à Bang­kok vingt ans plus tôt ?

Mac­Do­nald retourne au jour­na­lisme local. Le Mar­ble­head Mes­sen­ger est un heb­do­ma­daire qui couvre les évé­ne­ments d’une petite ville côtière du Mas­sa­chu­setts. Fêtes sco­laires, conseils muni­ci­paux, faits divers mineurs. C’est l’exact oppo­sé du Bang­kok Post. Mais Mac­Do­nald fait son tra­vail conscien­cieu­se­ment. Il n’y a pas de petit jour­na­lisme, seule­ment des mau­vais journalistes.

Par­fois, des gens qui ont connu Bang­kok dans les années qua­rante passent le voir. Des anciens de l’OSS, des diplo­mates à la retraite, des aven­tu­riers qui ont mal vieilli. Ils parlent du bon vieux temps, de l’é­poque où tout sem­blait pos­sible, où Bang­kok était encore une petite ville et où ils étaient jeunes.

Mac­Do­nald les écoute poli­ment, offre un verre. Mais il n’est pas nos­tal­gique. Il a fait ce qu’il avait à faire. Il est pas­sé à autre chose. C’est peut-être là sa plus grande force : cette capa­ci­té à tour­ner la page, à ne pas s’ac­cro­cher au pas­sé glorieux.

XXV

En 1967, quand Jim Thomp­son dis­pa­raît, Mac­Do­nald a cin­quante-neuf ans. Il lit la nou­velle dans les jour­naux. Peut-être res­sent-il un pin­ce­ment au cœur. C’est un pan de sa jeu­nesse qui s’en va avec Thomp­son. Un témoin qui dis­pa­raît. Un com­pa­gnon de cette aven­ture un peu dingue de l’après-guerre.

On ne sait pas s’il écrit quelque chose sur Thomp­son. Il n’y a pas d’ar­ticle signé de sa main dans les archives. Pas de lettre publique. Mac­Do­nald n’est pas du genre à s’é­pan­cher. Sa géné­ra­tion gar­dait ses émo­tions pour elle.

Thomp­son devient ins­tan­ta­né­ment une légende. Les jour­naux du monde entier couvrent l’af­faire. Des livres sont écrits sur sa dis­pa­ri­tion. Des théo­ries plus folles les unes que les autres cir­culent. Il rejoint ce club très fer­mé des dis­pa­rus célèbres : Ame­lia Earhart, Glenn Mil­ler, Lord Lucan. Des gens dont l’ab­sence est plus pré­sente que la pré­sence de mil­lions d’autres.

Mac­Do­nald, lui, reste obs­ti­né­ment vivant et ano­nyme. Il vieillit tran­quille­ment dans sa mai­son de Cape Cod. Il va au bureau du Mar­ble­head Mes­sen­ger chaque jour. Il déjeune au même res­tau­rant. Il pro­mène son chien sur la plage. C’est une vie ordi­naire, presque ennuyeuse.

Mais n’est-ce pas aus­si une forme de vic­toire ? Avoir sur­vé­cu à la guerre, à l’OSS, aux coups d’É­tat, aux menaces, et finir sa vie pai­si­ble­ment, en regar­dant l’o­céan Atlan­tique depuis sa véran­da ? Thomp­son est deve­nu une légende mais il n’a pas eu de vieillesse. Mac­Do­nald a eu une longue vieillesse mais la légende lui a échappée.

XXVI

Dans les archives du Bang­kok Post, conser­vées dans des boîtes pous­sié­reuses dans les sous-sols du jour­nal, on peut encore retrou­ver les colonnes de Mac­Do­nald. « Post­men Say », jour après jour, année après année. L’é­cri­ture est vive, directe, par­fois colé­rique. Mac­Do­nald ne mâche pas ses mots. Il appelle un dic­ta­teur un dic­ta­teur, un men­teur un menteur.

Relire ces textes aujourd’­hui, c’est mesu­rer à quel point le jour­na­lisme a bien chan­gé. Mac­Do­nald écrit avec ses tripes, avec ses convic­tions. Il ne pré­tend pas à l’ob­jec­ti­vi­té totale. Il choi­sit son camp : celui de la démo­cra­tie, de la liber­té d’ex­pres­sion, des droits humains. C’est un jour­na­lisme enga­gé, mili­tant même.

Aujourd’­hui, cela paraî­trait dépla­cé. On exige des jour­na­listes qu’ils soient neutres, équi­li­brés, qu’ils pré­sentent tous les points de vue. Mac­Do­nald n’en avait rien à faire. Il pen­sait que le jour­na­lisme était un com­bat, pas un exer­cice d’équilibrisme.

Dans les archives de l’OSS, déclas­si­fiées pro­gres­si­ve­ment depuis les années quatre-vingt-dix, on trouve des traces de Mac­Do­nald et Thomp­son. Des rap­ports de mis­sion, des éva­lua­tions de leurs supé­rieurs, des télé­grammes cryp­tés. Les docu­ments sont caviar­dés, des pans entiers noir­cis par la cen­sure. On devine plus qu’on ne comprend.

Un rap­port de 1945 décrit Mac­Do­nald comme « com­pé­tent, fiable, dis­cret ». Un autre de 1948 note qu’il « main­tient d’ex­cel­lents contacts avec les milieux poli­tiques thaï­lan­dais ». Un troi­sième de 1951 s’in­quiète de son « indé­pen­dance exces­sive ». Entre les lignes, on lit une rela­tion qui se dégrade entre Mac­Do­nald et ses anciens employeurs. Il devient trop cri­tique, trop indé­pen­dant. Il n’est plus un atout mais un problème.

XXVII

Si on trace deux lignes sur une carte tem­po­relle, une pour Mac­Do­nald, une pour Thomp­son, on voit qu’elles se croisent régu­liè­re­ment entre 1944 et 1955, puis divergent complètement.

1944 : entraî­ne­ment OSS ensemble, quelque part aux États-Unis. 1945 : mis­sion pré­vue ensemble au Siam, annu­lée par les bombes ato­miques. 1945–1946 : tous deux à Bang­kok, offi­ciers de l’OSS, quar­tier géné­ral au palais Suan Kularb. 1946 : Mac­Do­nald crée le Bang­kok Post. Thomp­son démarre son com­merce de soie. 1947–1952 : les deux hommes sont au som­met de leur influence à Bang­kok. Ils se croisent dans les récep­tions, peut-être dînent-ils ensemble par­fois. 1952 : Mac­Do­nald quitte Bang­kok et rentre aux États-Unis. 1953–1967 : Thomp­son devient de plus en plus célèbre. Sa mai­son-musée ouvre au public en 1959. 1967 : Thomp­son dis­pa­raît. Mac­Do­nald est à Cape Cod, loin de tout cela. 2000 : Mac­Do­nald meurt à quatre-vingt-douze ans. Thomp­son, lui, aurait eu quatre-vingt-quinze ans s’il avait vécu.

Deux vies paral­lèles qui se sont tou­chées à peine, mais qui res­tent liées par ce moment unique : Bang­kok en 1946, quand tout était encore pos­sible, quand deux anciens espions amé­ri­cains pou­vaient réin­ven­ter leur vie dans une ville exo­tique, l’un en créant un jour­nal, l’autre en res­sus­ci­tant une indus­trie de la soie.

XXVIII

Mac­Do­nald. Sa vie est exem­plaire de ces exis­tences du XXe siècle qui tra­versent l’His­toire avec un grand H tout en res­tant dans l’ombre. Il a côtoyé des rois et des dic­ta­teurs. Il a créé une ins­ti­tu­tion qui existe encore aujourd’­hui. Il a défen­du des valeurs démo­cra­tiques dans un contexte hos­tile. Et pour­tant, il est oublié.

Thomp­son. Il est déjà une légende, déjà mythi­fié. Des dizaines de livres ont été écrits sur lui. Chaque année, de nou­veaux articles spé­culent sur sa dis­pa­ri­tion. Il est entré dans l’i­ma­gi­naire col­lec­tif. Mais jus­te­ment, c’est peut-être un piège. La légende a man­gé l’homme. On ne voit plus Thomp­son, on voit le mystère.

En les met­tant côte à côte, en les fai­sant dia­lo­guer à dis­tance, on com­prend mieux leur époque. C’é­tait le temps des grandes bas­cules : fin de la guerre, début de la guerre froide, déco­lo­ni­sa­tion, émer­gence de nou­velles nations. L’A­sie du Sud-Est était un ter­rain de jeu pour les puis­sances occi­den­tales, un labo­ra­toire pour leurs expé­riences politiques.

Mac­Do­nald et Thomp­son étaient des agents de cette his­toire, au double sens du terme : agents de ren­sei­gne­ment d’a­bord, agents his­to­riques ensuite. Ils ont fait l’his­toire autant qu’elle les a faits.

XXIX

Il y a un moment, dans toute vie, où les illu­sions tombent. Pour Mac­Do­nald, ce moment arrive avec le coup d’É­tat de 1947, puis avec l’as­sas­si­nat du doc­teur Tha­wee en 1949, puis avec le coup d’É­tat de 1951. À chaque fois, il com­prend un peu plus que son com­bat est per­du d’a­vance. La Thaï­lande ne devien­dra pas une démo­cra­tie. Les mili­taires ont pris le pou­voir et ne le lâche­ront pas. Son jour­nal peut cri­ti­quer, dénon­cer, révé­ler. Cela ne chan­ge­ra rien fondamentalement.

C’est une leçon amère. Mac­Do­nald était un idéa­liste, comme beau­coup d’A­mé­ri­cains de sa géné­ra­tion. Il croyait au pou­voir de la presse libre, à la capa­ci­té du jour­na­lisme à chan­ger les choses. Il a créé le Bang­kok Post dans cet espoir. Et il doit consta­ter que la réa­li­té est plus com­plexe, plus décourageante.

Pour Thomp­son, les illu­sions tombent aus­si, mais dif­fé­rem­ment. Il découvre pro­gres­si­ve­ment que son com­merce de soie repose sur des fon­da­tions fra­giles. Les tis­se­rands vieillissent, les jeunes ne veulent plus apprendre le métier. La moder­ni­sa­tion efface les tra­di­tions. Le gou­ver­ne­ment thaï­lan­dais ne le pro­tège pas vrai­ment. Les Amé­ri­cains se méfient de lui.

Dans les années soixante, Thomp­son est riche mais aus­si iso­lé. Sa sœur meurt bru­ta­le­ment. Ses par­te­naires com­mer­ciaux le tra­hissent. Il boit plus qu’a­vant. Les récep­tions chez lui deviennent moins gaies, plus ten­dues. Il parle de par­tir, de tout vendre, de retour­ner aux États-Unis mal­gré son ser­ment de ne jamais y revenir.

Peut-être que sa dis­pa­ri­tion en 1967 n’est pas si mys­té­rieuse que cela. Peut-être qu’il a sim­ple­ment déci­dé de dis­pa­raître, de mettre fin à une vie qui n’a­vait plus de sens. C’est une hypo­thèse que per­sonne ne veut envi­sa­ger parce qu’elle gâche­rait la légende. Mais c’est peut-être la plus vraie.

XXX

Si Mac­Do­nald était retour­né à Bang­kok dans les années quatre-vingt-dix, qu’au­rait-il recon­nu ? Pro­ba­ble­ment rien. La ville avait explo­sé. Huit mil­lions d’ha­bi­tants. Des auto­routes sur­éle­vées. Des centres com­mer­ciaux géants. Des gratte-ciel qui grattent vrai­ment le ciel. Les canaux avaient presque tous dis­pa­ru, com­blés pour faire des routes. Le Bang­kok amphi­bie de sa jeu­nesse n’exis­tait plus.

Le Bang­kok Post exis­tait tou­jours, trans­for­mé, moder­ni­sé, pri­va­ti­sé. Per­sonne dans la rédac­tion ne se sou­ve­nait de lui. Quelques vieux jour­na­listes peut-être, qui avaient enten­du par­ler du fon­da­teur amé­ri­cain, mais c’é­tait tout. Le jour­nal avait sa vie propre main­te­nant, indé­pen­dante de son créateur.

La mai­son de Thomp­son, elle, était deve­nue une attrac­tion tou­ris­tique majeure. Des mil­liers de visi­teurs chaque semaine. Un res­tau­rant, une bou­tique de sou­ve­nirs. La Thai Silk Com­pa­ny était une mul­ti­na­tio­nale. Thomp­son était par­tout : dans les guides tou­ris­tiques, sur les cartes pos­tales, dans les conver­sa­tions des expatriés.

C’est ain­si que va l’his­toire. Les créa­teurs d’ins­ti­tu­tions sont oubliés. Les artistes et les mys­tères res­tent. Mac­Do­nald a créé quelque chose qui lui a sur­vé­cu mais qui ne porte plus son empreinte. Thomp­son a créé quelque chose qui porte encore son nom mais qui n’est plus vrai­ment son œuvre.

Lequel des deux aurait été le plus satis­fait de son héri­tage ? Dif­fi­cile à dire. Mac­Do­nald aurait pro­ba­ble­ment haus­sé les épaules, allu­mé une ciga­rette, dit quelque chose comme « C’est la vie, mon gars ». Thomp­son aurait pro­ba­ble­ment fron­cé les sour­cils en voyant ce qu’é­tait deve­nue sa mai­son, trans­for­mée en piège à touristes.

Mais tous les deux auraient recon­nu une chose : Bang­kok les avait chan­gés à jamais. On ne sort pas indemne d’une telle ville, sur­tout quand on y a vécu les années les plus intenses de sa vie. Le Bang­kok de 1946 à 1952 était unique, magique presque. Une paren­thèse entre deux guerres, entre deux mondes. Mac­Do­nald et Thomp­son ont eu la chance d’y être, d’en pro­fi­ter, d’y lais­ser leur marque.

Et c’est peut-être cela, fina­le­ment, l’es­sen­tiel : avoir été là au bon moment, avoir sai­si sa chance, avoir essayé de construire quelque chose de beau, de juste, ou sim­ple­ment de durable. Mac­Do­nald a essayé avec des mots impri­més sur du papier jour­nal. Thomp­son a essayé avec de la soie colo­rée et une mai­son de teck. Les deux ont réus­si à leur manière. Les deux ont échoué aus­si, d’une cer­taine façon.

Mais l’é­chec et la réus­site sont des caté­go­ries trop simples pour des vies aus­si com­plexes. Ce qui compte, c’est d’a­voir vécu inten­sé­ment, d’a­voir pris des risques, d’a­voir cru en quelque chose. Mac­Do­nald et Thomp­son ont fait tout cela. Le reste n’est que littérature.

XXXI

Dans un tiroir de la mai­son de Cape Cod, après la mort de Mac­Do­nald en 2000, on retrouve des pho­to­gra­phies. Bang­kok en noir et blanc. Des visages qu’on ne recon­naît plus. Des rues qui n’existent plus. Des bâti­ments détruits depuis long­temps. Et une pho­to de Jim Thomp­son, sou­riant, en cos­tume blanc, debout devant sa mai­son inachevée.

Au dos, une ins­crip­tion à l’encre déla­vée : « Jim, 1958. Il disait qu’il avait enfin trou­vé sa place. Il ne savait pas encore qu’on ne trouve jamais sa place, qu’on la construit jour après jour, et que la jungle reprend tou­jours ses droits. »

C’est la seule trace écrite d’une ami­tié, ou d’une connais­sance, ou de ce qu’on veut. Une phrase énig­ma­tique, très Mac­Do­nald dans son ton désa­bu­sé et sa luci­di­té. Peut-être est-ce là le der­nier mot sur ces deux vies paral­lèles : la recherche d’une place dans un monde qui ne cesse de chan­ger, la construc­tion d’un sens dans le chaos de l’his­toire, et la conscience, tou­jours pré­sente chez les meilleurs d’entre nous, que tout cela est pro­vi­soire, fra­gile, mena­cé par la jungle qui reprend tou­jours ses droits.

Thomp­son a dis­pa­ru dans une jungle malai­sienne. Mac­Do­nald a dis­pa­ru dans l’a­no­ny­mat d’une petite ville amé­ri­caine. Deux formes de dis­pa­ri­tion, au fond. Deux manières de sor­tir de scène. Thomp­son avec fra­cas, dans le mys­tère et la légende. Mac­Do­nald en douce, dans le silence et l’oubli.

L’his­toire pré­fère les légendes.

Alexan­der Mac­Do­nald était de ceux-là. Jim Thomp­son aus­si, peut-être, avant que la dis­pa­ri­tion ne le trans­forme en icône.

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Un Alle­mand à Bang­kok (Les oubliés du pays doré #7)

Un Alle­mand à Bang­kok (Les oubliés du pays doré #7)

Un Alle­mand à Bangkok

Les oubliés du pays doré #7

Un Alle­mand à Bangkok

On a trou­vé dans les archives de Darm­stadt une pho­to­gra­phie sépia, datée de 1910. Karl Döh­ring pose devant une porte de Wat Che­tu­phon, la bouche close, les mains der­rière le dos. Son regard fixe l’ob­jec­tif avec cette morgue des hommes qui savent des­si­ner, et qui sont cer­tains de leur art. Der­rière lui, du gra­nit baroque dans la cha­leur de Bang­kok. Il avait trente et un ans, déjà l’im­mense éru­di­tion et cette manie d’emporter par­tout avec lui son car­net à cro­quis, ses crayons bien taillés, sa soif de tout comprendre.

Il est né le 14 août 1879 à Cologne, dans la famille d’un employé de la poste impé­riale. Rien ne le pré­des­ti­nait à deve­nir le pre­mier archi­tecte du roi de Siam, et pour­tant. À dix-huit ans, lorsque la famille démé­nage à Neus­te­tin – aujourd’­hui Szc­ze­ci­nek, en Pologne –, Karl Sieg­fried rêve déjà de ces terres qui n’existent que dans les trai­tés d’ar­chi­tec­ture orien­tale qu’il dévore à la biblio­thèque muni­ci­pale. En 1899, il obtient son Abi­tur et s’ins­crit immé­dia­te­ment à la Köni­gliches Tech­nische Hoch­schule de Ber­lin-Char­lot­ten­burg. C’est là, entre les cours de Julius Rasch­dorff et Otto Schmalz, qu’il apprend à des­si­ner les colonnes, les arcs, les fron­tons. Mais c’est à l’U­ni­ver­si­té von Hum­boldt, dans les amphi­théâtres d’his­toire de l’art et d’ar­chéo­lo­gie, qu’il trouve sa véri­table voca­tion : l’A­sie du Sud-Est, la Bir­ma­nie sur­tout, ses temples, ses stu­pas, ses mys­tères dorés.

En 1905, il obtient son diplôme cum laude. Vingt-six ans, une femme, Mar­ga­rethe Erb­guth, qu’il vient d’é­pou­ser, et ce pro­jet fou d’al­ler bâtir des gares dans un royaume tro­pi­cal dont il ne sait presque rien. Mais les ingé­nieurs en chef des che­mins de fer sia­mois sont alle­mands depuis 1891, et Ber­lin-Char­lot­ten­burg forme les meilleurs. Louis Wie­ler, qui dirige alors les che­mins de fer royaux du Siam, est lui aus­si un ancien de l’é­cole. Le hasard n’existe pas dans ces réseaux-là. On se coopte continuellement.

En mai 1906, Karl et Mar­ga­rethe débarquent à Bang­kok. Deux mois plus tard, il com­mence comme ingé­nieur dans un dépar­te­ment en plein essor, celui des che­mins de fer. On construit par­tout, on relie les pro­vinces, on moder­nise. Le roi Chu­la­long­korn – Rama V – veut impres­sion­ner l’Oc­ci­dent, mon­trer que le Siam n’est pas une colo­nie en puis­sance mais un royaume moderne, capable de com­bi­ner la splen­deur euro­péenne et l’é­lé­gance asia­tique. C’est l’é­poque où Bang­kok se méta­mor­phose, où les palais sortent de terre comme des cham­pi­gnons de pierre.

Döh­ring construit d’a­bord des bâti­ments admi­nis­tra­tifs, puis des gares. La gare de Thon­bu­ri, qu’il des­sine en 1900 dans le style expres­sion­niste en brique, sera détruite pen­dant la Seconde Guerre mon­diale avant d’être recons­truite selon ses plans ori­gi­naux. On y recon­naît déjà sa signa­ture : des lignes épu­rées qui anti­cipent le Bau­haus de vingt ans, cette sobrié­té indus­trielle du Deut­scher Werk­bund mâti­née d’une adap­ta­tion tro­pi­cale qu’il invente au fil des jours. À Phit­sa­nu­lok, il conçoit une autre gare, celle-là évoque les mai­sons à colom­bages du sud de l’Al­le­magne. Un mor­ceau de Bavière trans­plan­té dans la cha­leur thaïlandaise.

En 1909, il change de minis­tère. On le nomme archi­tecte et ingé­nieur au minis­tère de l’In­té­rieur. C’est là qu’il ren­contre le prince Dam­rong Raja­nub­hab, demi-frère du roi et pre­mier ministre de l’In­té­rieur du royaume, et le prince Dilok Naba­rath. Les com­mandes affluent. En deux ans, il des­sine et super­vise la construc­tion de quatre palais pour la famille royale. Une rési­dence pour le roi Chu­la­long­korn à Phet­cha­bu­ri – le Phra Ram Rat­cha­ni­wet, avec ses toits man­sar­dés, ses courbes vien­noises, ses céra­miques exquises, ses put­ti ita­liens dans la cour. Un palais pour le prince Dam­rong. Un autre pour le prince Dilok. Et pour la reine Sukhu­ma­la Maras­ri, sixième épouse de Chu­la­long­korn, un bâti­ment rési­den­tiel dans le palais de son fils, le prince Pari­ba­tra Sukhumbandhu.

En sep­tembre 1909, Karl Döh­ring est nom­mé Pre­mier Archi­tecte du roi. Il a trente ans.

Mais 1911 brise quelque chose. Mar­ga­rethe meurt subi­te­ment. Karl rentre en Alle­magne, effon­dré. Il se réfu­gie dans le tra­vail. Il sou­tient à la Köni­gliches Säch­sisches Tech­nische Hoch­schule de Dresde une thèse sur le Phra­che­di sia­mois, ces stu­pas boud­dhistes qu’il a obser­vés, mesu­rés, des­si­nés durant ses années à Bang­kok. Il obtient son pre­mier doc­to­rat. L’an­née sui­vante, il retourne au Siam. Seul.

Ses res­pon­sa­bi­li­tés s’é­lar­gissent. On lui confie la pla­ni­fi­ca­tion archi­tec­tu­rale de la pre­mière uni­ver­si­té du royaume, l’u­ni­ver­si­té Chu­la­long­korn. Mais paral­lè­le­ment, il devient super­vi­seur des recherches sur les anti­qui­tés thaï­lan­daises. C’est là que tout bas­cule. Döh­ring l’ar­chi­tecte devient Döh­ring l’ar­chéo­logue, l’his­to­rien de l’art, le voya­geur obses­sion­nel. Il orga­nise des expé­di­tions dans les pro­vinces du Nord, visite des villes en ruine, docu­mente, pho­to­gra­phie, des­sine. Il rem­plit des car­nets entiers de cro­quis, de mesures, d’ob­ser­va­tions. Il étu­die les temples, les wat, les che­di, leur place dans les com­plexes reli­gieux, leurs déco­ra­tions, leurs pro­por­tions. Chaque voyage l’é­loigne un peu plus de Ber­lin, le rap­proche un peu plus de ce royaume qui devient le sien.

Mais le stress, la charge de tra­vail, la cha­leur épui­sante ont rai­son de lui. Il tombe gra­ve­ment malade. Les méde­cins lui ordonnent de ren­trer en Alle­magne. Il espère reve­nir une fois réta­bli, mais en 1914 éclate la Pre­mière Guerre mon­diale. Les fron­tières se ferment. Le Siam s’é­loigne comme un mirage.

Après la guerre, Döh­ring ne retourne jamais à Bang­kok. Il met fin à sa car­rière d’ar­chi­tecte. Il devient his­to­rien de l’art à plein temps, tra­duc­teur de lit­té­ra­ture anglaise et amé­ri­caine, desi­gner. Mais sur­tout, il écrit. Entre 1912 et 1925, il publie des ouvrages monu­men­taux sur l’art sia­mois. *Bud­dhis­tische Tem­pe­lan­la­gen in Siam*, en trois volumes, paraît en 1920. *Kunst und Kunst­ge­werbe in Siam*, com­man­dé par le roi Rama VI, est publié en 1925. Ses pho­to­gra­phies, ses des­sins, son éru­di­tion impres­sionnent l’Oc­ci­dent. À Bang­kok, des décen­nies plus tard, le dépar­te­ment des Beaux-Arts uti­li­se­ra ses archives pour les pre­mières grandes cam­pagnes de res­tau­ra­tion et de conservation.

En 1920, il se rema­rie avec Hed­wig Maria Wag­ner, née en 1898 à Nurem­berg. Vingt-deux ans plus jeune que lui. Ils n’au­ront pas d’en­fants. Karl meurt le 1er juin 1941 à Darm­stadt, à soixante et un ans. Hed­wig sur­vi­vra qua­rante ans, émi­gre­ra aux États-Unis en 1949 pour vivre près de la famille du frère de Karl, Erich. Elle mour­ra en novembre 1981 à Law­rence, Kan­sas, chez la nièce de Karl, Louise Döh­ring McClendon.

Les car­nets ori­gi­naux, les des­sins, les notes sont aujourd’­hui conser­vés par Brian McClen­don, arrière-neveu de Karl.

À Bang­kok, il reste quelques traces. La gare de Thon­bu­ri, recons­truite. Celle de Phit­sa­nu­lok. Le palais de Phet­cha­bu­ri où l’on marche pieds nus sur le par­quet ciré et où craquent les planches sous le poids de l’his­toire. Sur les murs, un por­trait de Döh­ring. Un homme au visage aus­tère, le regard fixe, la mâchoire ser­rée. L’homme qui a vou­lu com­prendre un royaume entier, pierre après pierre, temple après temple. L’homme qui a bâti des gares et des palais, puis s’est per­du dans les ruines du Nord pour y cher­cher l’âme du bouddhisme.

On sait peu de choses de ses der­nières années à Darm­stadt. On sait qu’il a tra­duit, des­si­né, écrit sous le pseu­do­nyme de Ravi Raven­dro. On sait qu’il n’est jamais retour­né à Bang­kok. On ima­gine qu’il n’a jamais ces­sé d’y penser.

Dans le pro­jet de Döh­ring, il y avait une gare cen­trale pour Bang­kok qui n’a jamais été construite. Il y avait un siège social et un hôpi­tal pour la Marine royale qui sont res­tés sur le papier. Il y avait des rêves inter­rom­pus par la mala­die, par la guerre, par l’exil. Mais il y avait aus­si cette intui­tion : qu’un royaume pou­vait être moderne sans renon­cer à son âme, qu’une archi­tec­ture pou­vait être euro­péenne sans être colo­niale, qu’un étran­ger pou­vait ser­vir un pays sans le trahir.

Aujourd’­hui, quand on tra­verse Bang­kok en train, quand on visite le palais de Phet­cha­bu­ri, quand on feuillette les volumes de *Bud­dhis­tische Tem­pe­lan­la­gen in Siam* dans une biblio­thèque uni­ver­si­taire, on croise son fan­tôme. Un Alle­mand de Cologne qui a fait de Bang­kok sa seconde patrie, qui a des­si­né des gares dans la man­grove, qui a gra­vi des mon­tagnes pour mesu­rer des stu­pas oubliés, qui a lais­sé der­rière lui des bâti­ments, des livres, des archives, et cette ques­tion ver­ti­gi­neuse : que reste-t-il d’un homme qui a tout don­né à un pays qui n’é­tait pas le sien ?

Karl Sieg­fried Döh­ring est mort en juin 1941, à Darm­stadt, loin de la cha­leur tro­pi­cale, loin des wat dorés, loin du Mékong. On ne sait pas s’il pen­sait encore au Siam. On sait seule­ment qu’il y a lais­sé son œuvre, et peut-être son cœur.

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Une his­toire de boud­dhas (Les oubliés du pays doré #6)

Une his­toire de boud­dhas (Les oubliés du pays doré #6)

Une his­toire de bouddhas

Les oubliés du pays doré #6

Une his­toire de bouddhas

I

Jim Thomp­son dis­pa­raît le 26 mars 1967. Il part faire une pro­me­nade diges­tive après le déjeu­ner de Pâques. Il ne revien­dra jamais.

Cinq ans plus tôt, en jan­vier 1962, Thomp­son esca­lade une mon­tagne dans la pro­vince de Phet­cha­bun. Il cherche une grotte. Il a ache­té cinq têtes de Boud­dha en cal­caire blanc à des anti­quaires de Bang­kok. Elles sont extra­or­di­naires. Elles vau­draient cinq mille dol­lars pièce sur le mar­ché amé­ri­cain. Il veut savoir d’où elles viennent.

II

La Thaï­lande recense plus de trois mille neuf cents grottes. Celle de Tha Morat doit figu­rer par­mi les plus impor­tantes sur le plan artis­tique. Le Metro­po­li­tan Museum de New York lui-même le dit : cette grotte pos­sède l’un des pro­grammes sculp­tu­raux les plus vastes consa­crés aux Boud­dhas et bod­hi­satt­vas de l’A­sie du Sud-Est conti­nen­tale. Les sculp­tures remontent à plus de mille ans, entre 600 et 1000 de notre ère. Pour­tant, presque per­sonne ne la visite. Elle se trouve près du som­met d’une petite mon­tagne escar­pée, le Khao Amon Rat. Sa posi­tion exacte n’ap­pa­raît sur aucune carte.

Thomp­son gra­vit la pente avec deux amis, Ethan Emo­ry et un cer­tain Kurt dont le nom de famille s’est per­du. Ils se perdent eux-mêmes pen­dant un moment. Peut-être une répé­ti­tion géné­rale de la dis­pa­ri­tion à venir. Mais les guides locaux – un enfant de douze ans, quelques chas­seurs – finissent par crier : “La voi­là !” Une grande ouver­ture dans la falaise. Et là, le corps du grand Boud­dha, sans tête ni mains.

Thomp­son compte six figures dans cette grotte. Toutes déca­pi­tées et mutilées.

III

Quatre ans plus tôt, en avril 1958, Thomp­son roule vers le nord dans une jeep de l’ar­mée avec son ami Joe Huff­man. Ils cherchent “la pagode bir­mane per­due dans la jungle”. Au kilo­mètre 113, ils tournent à droite vers l’est, s’en­foncent dans la forêt. Ils tra­versent une petite rivière, des champs de riz dur­cis. Le guide dit de conti­nuer. Et sou­dain appa­raissent les restes de murailles en laté­rite. Un lac arti­fi­ciel. Une énorme tour de briques sur fon­da­tion de laté­rite. Une grande figure de Vish­nou. Un “Mont d’Or” khmer. C’est Si Thep – la Cité des Dieux. Un vieil homme leur dit que leur jeep est le pre­mier véhi­cule jamais entré dans la zone. Un “farang” – un étran­ger – était venu dix ans aupa­ra­vant. Dans un char à bœufs.

Cet étran­ger, c’é­tait Qua­ritch Wales, l’ex­plo­ra­teur bri­tan­nique qui avait recueilli en 1937 la légende locale. Sur une mon­tagne près de la ville vivaient jadis deux ermites, Œil-de-Feu et Œil-de-Bœuf. Œil-de-Feu avait pour élève un prince, fils du roi de Si Thep. L’er­mite lui par­la de deux puits, l’un d’eau mor­telle, l’autre d’eau vivi­fiante. Pour prou­ver son his­toire, il se bai­gna dans le puits de mort, fai­sant pro­mettre au prince de le rani­mer avec l’eau de vie. Mais le prince infi­dèle s’en­fuit vers la cité. Heu­reu­se­ment, Œil-de-Bœuf pas­sa par là, vit des bulles dans le puits, com­prit ce qui s’é­tait pas­sé et res­sus­ci­ta son compagnon.

Œil-de-Feu jura alors de se ven­ger. Il créa par magie un tau­reau qui tour­na sept jours autour de la ville puis se pré­ci­pi­ta à l’in­té­rieur. Le corps de la bête explo­sa. Le poi­son se répan­dit, détrui­sant tous les habi­tants. Ain­si périt Si Thep, pour ne jamais renaître.

Wales pense que cette légende cache peut-être une ter­rible épi­dé­mie de choléra.

IV

Les vil­la­geois parlent à Thomp­son de “grottes mer­veilleuses” – au plu­riel, notez bien – au som­met du Khao Amon Rat, rem­plies de belles sculp­tures. En 1958, la jungle dense et les pluies tor­ren­tielles empêchent l’as­cen­sion. Thomp­son rentre à Bang­kok. Il lit le récit de Wales. Il com­prend que la mon­tagne des deux ermites et la grotte dont parlent les vil­la­geois ne font qu’un.

Entre 1960 et 1961, cinq têtes magni­fiques arrivent entre ses mains. Les trois pre­mières, ache­tées en 1960, sont entiè­re­ment tri­di­men­sion­nelles. Les deux de 1961 sont plus plates. Il paie 2500 dol­lars à des anti­quaires locaux. Il enquête dis­crè­te­ment. Les têtes viennent pro­ba­ble­ment de la région de Si Thep. De la même grotte sur la mon­tagne. Aucun explo­ra­teur, aucun expert d’art ne l’a jamais décrite, docu­men­tée, ni même trouvée.

Thomp­son décide d’y aller.

V

Fin décembre 1961, début jan­vier 1962. Ils montent. “En avant et vers le haut”, écrit Thomp­son à son ancienne maî­tresse Lisa Lyons, deve­nue sa confi­dente artis­tique. Puis les guides crient. La grande ouver­ture. Le corps du grand Boud­dha sans tête ni mains. Six figures seule­ment dans cette grotte.

Mais Thomp­son écrit quelque chose de capi­tal à Lisa : “Une autre grotte à proxi­mi­té a été scel­lée et c’est sans doute de là que pro­viennent les trois pre­mières têtes que j’ai trou­vées avec toi et Carl.”

Dans sa lettre dac­ty­lo­gra­phiée d’oc­tobre 1962 au direc­teur géné­ral du Dépar­te­ment des Beaux-Arts thaï­lan­dais, il insiste : “Toutes les figures étaient en relief plu­tôt plat, et les trois pre­mières que j’ai acquises étaient presque en relief com­plet, et ne pou­vaient pas pro­ve­nir de cette grotte.”

Ils demandent au gar­çon de douze ans s’il existe une autre grotte sur la mon­tagne. Il répond oui, mais un naga géant – un ser­pent, un cobra – y vit et elle a été scel­lée. D’a­bord, les guides disent qu’ils les y emmè­ne­ront. Puis ils redes­cendent la mon­tagne sans tenir leur promesse.

VI

Thomp­son écrit à Lisa : “Nous avons pen­sé qu’il valait mieux ne pas des­cel­ler l’autre grotte.” Les guides sont super­sti­tieux. Il revien­dra bien­tôt. Trois semaines plus tard, il tombe malade. Ses amis y retournent sans lui. “On ne leur a pas mon­tré la deuxième grotte.”

Autres détails trou­blants dans les lettres : “L’ou­ver­ture de la grande grotte avait été dyna­mi­tée par la police pour l’é­lar­gir.” Et encore : “La police et l’ar­mée avaient toutes deux enle­vé des choses et dyna­mi­té l’endroit.”

La police. L’ar­mée. Dyna­mi­ter un site patri­mo­nial millénaire.

VII

En octobre 1962, c’est le scan­dale. Le direc­teur géné­ral des Beaux-Arts accuse Thomp­son de piller le patri­moine natio­nal. Thomp­son, lui, achète ce qu’il y a de mieux, le conserve, compte le léguer à la Siam Socie­ty et donc au peuple thaï­lan­dais par tes­ta­ment. Le direc­teur géné­ral exige la sai­sie immé­diate des têtes de Boud­dha en calcaire.

On orga­nise un spec­tacle public. “Des hordes de poli­ciers enva­hissent” la mai­son de Thomp­son avec “une meute de jour­na­listes et pho­to­graphes locaux”, rap­porte le Chi­ca­go Dai­ly News. Iro­nie : quelques mois plus tôt, le roi de Thaï­lande a déco­ré Jim Thomp­son de l’Ordre pres­ti­gieux de l’É­lé­phant Blanc.

Thomp­son est furieux. Il vend une par­tie consi­dé­rable de sa col­lec­tion d’art boud­dhiste thaï res­tante. Il ne retour­ne­ra jamais à Si Thep ni à la grotte. Il modi­fie son tes­ta­ment. Au lieu de tout lais­ser à la Siam Socie­ty, il lègue ses biens à son neveu en Amérique.

VIII

Mar­tin Ellis, expert bri­tan­nique du karst thaï­lan­dais, sug­gère une hypo­thèse jamais évo­quée par Thomp­son : et si tout était un coup mon­té ? La police ou l’ar­mée pille la grotte, béné­fi­cie de la vente des têtes à un anti­quaire. L’an­ti­quaire béné­fi­cie en reven­dant à Thomp­son à prix fort – avec peut-être une com­mis­sion aux pilleurs. Puis le Dépar­te­ment des Beaux-Arts béné­fi­cie en sai­sis­sant gra­tui­te­ment les têtes à Thomp­son, amé­lio­rant ain­si sa répu­ta­tion de chas­seur de cri­mi­nels, et reven­dant peut-être cer­tains arte­facts avec un pro­fit de cent pour cent, moins la com­mis­sion aux pilleurs ori­gi­naux. Le seul per­dant : Jim Thompson.

Tout cela est spé­cu­la­tif. Mais Ellis affirme que ce genre d’o­pé­ra­tion cri­mi­nelle n’est pas rare en Thaï­lande, même aujourd’hui.

IX

Un compte ren­du inédit des années 1960, écrit par un offi­cier du Ser­vice diplo­ma­tique amé­ri­cain en poste à Bang­kok, décrit une série de raids poli­ciers contre des anti­quaires. La police sait que les “sus­pects” sont inno­cents. Le plus gros tra­fi­quant cor­rom­pu, un cer­tain “Tha­da”, n’est pas inquié­té. Il est pro­té­gé par la police. Il est clair dans ce récit que Tha­da est très hos­tile à Thomp­son et à ses amies expertes en art, Connie Mang­skau et Lisa Lyons. Ces der­nières sont ciblées dans ces raids.

Peut-être Tha­da a‑t-il pié­gé Thomp­son en 1962. William War­ren, der­nier acteur vivant de cette his­toire, ne se sou­vient pas de ce per­son­nage obs­cur. Mais la petite-fille de Connie Mang­skau rap­porte que Connie fut pré­ve­nue du raid immi­nent d’oc­tobre 1962, bien avant qu’il n’ait lieu. Elle aver­tit Jim, qui ven­dit ou trans­fé­ra immé­dia­te­ment une grande par­tie de ses anti­qui­tés thaïes à des amis du corps diplo­ma­tique qui “les sor­tirent dis­crè­te­ment du pays”.

X

Jim Thomp­son, aigri, amer, conti­nue sa vie dorée à Bang­kok. Il reçoit tou­jours les stars de ciné­ma, les célé­bri­tés, les diri­geants mon­diaux. Sa mai­son-musée reste l’une des prin­ci­pales attrac­tions de la ville. Son entre­prise de soie pros­père. Mais quelque chose s’est brisé.

Trois semaines avant sa dis­pa­ri­tion, en mars 1967, il part en expé­di­tion vers des grottes au nord de Bang­kok pour “pho­to­gra­phier des pla­fonds de grottes à uti­li­ser pour des impres­sions de soie thaïe”.

Puis viennent les Came­ron High­lands. La pro­me­nade diges­tive. L’évaporation.

On ne retrou­ve­ra jamais rien.

XI

La deuxième grotte existe-t-elle ? En esca­la­dant le Khao Amon Rat, l’au­teur de l’ar­ticle tente d’in­ter­ro­ger son guide. Les réponses sont confuses. Soit une grotte exis­tait à l’in­té­rieur de la mon­tagne il y a très long­temps mais s’est effon­drée, soit il n’y a pas de deuxième grotte.

Mais une autre source appa­rem­ment fiable four­nit ces infor­ma­tions : il existe une deuxième grotte près de Tha Morat. Pas sur la même mon­tagne. Avec une entrée très petite, mais assez grande pour un homme, très dif­fi­cile à trou­ver. La grotte n’est pas “connue”. Une fois à l’in­té­rieur, on doit immé­dia­te­ment des­cendre une échelle. L’en­trée était autre­fois plus grande. La grotte s’est effon­drée sur elle-même dans un pas­sé lointain.

Cette deuxième grotte pour­rait conte­nir des sta­tues de Boud­dha ou des ves­tiges de temple, simi­laires à ceux de l’im­por­tante grotte de Tha Morat. Peut-être est-ce la source de cer­taines têtes en cal­caire blanc de Thompson.

Mais tout cela reste incertain.

XII

En 2017, cin­quante ans après la dis­pa­ri­tion, quel­qu’un grimpe enfin au Khao Amon Rat avec un GPS. Les coor­don­nées exactes de Tha Morat sont publiées pour la pre­mière fois. La grotte appa­raît enfin sur une carte. Elle n’é­tait nulle part aupa­ra­vant, comme si elle aus­si avait disparu.

L’as­cen­sion dure deux heures et quart, en comp­tant quelques pauses courtes. L’es­ti­ma­tion de “30 minutes” citée dans le guide d’El­lis est très opti­miste. Les der­niers soixante mètres sont si raides qu’une corde aide à se his­ser. Menaces en che­min : chi­cots de petits arbres ou bam­bous, rochers cal­caires tran­chants, chute dans le vide, occa­sion­nel grand mille-pattes brun. Risque d’é­pui­se­ment par la chaleur.

À l’in­té­rieur de la grotte, les six figures déca­pi­tées et endom­ma­gées se dressent tou­jours autour du pilier cen­tral. Des bâches blanches ont été dis­po­sées pour décou­ra­ger les mille-pattes. Les “ombres” des corps sculp­tés per­sistent dans la roche. Les têtes manquent tou­jours, conser­vées au Musée Natio­nal de Thaï­lande, sauf peut-être une, ven­due via un cer­tain “M. Wolfe” à Blan­chette Rockefeller.

Per­sonne n’a jamais prou­vé scien­ti­fi­que­ment que toutes les têtes pro­viennent de Tha Morat.

Per­sonne n’a jamais cher­ché la deuxième grotte avec détermination.

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