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SG‑3, le puits qui vou­lait per­cer la Terre

SG‑3, le puits qui vou­lait per­cer la Terre

SG‑3

Le puits qui vou­lait
per­cer la Terre

Il y a dans le Grand Nord russe un endroit où l’on a ten­té de com­mettre un geste insen­sé : creu­ser la Terre non pas pour en extraire du pétrole ou des dia­mants, mais sim­ple­ment pour voir jusqu’où elle consen­ti­rait à se lais­ser trans­per­cer. L’endroit s’appelle la pénin­sule de Kola, une éten­due déso­lée balayée par des vents qui sentent l’océan et l’infini, avec ses forêts maigres et ses sols qui craquent sous le gel. C’est là que fut entre­pris le pro­jet SG‑3, que les géo­logues appellent aujourd’hui encore, avec un mélange de res­pect et d’incrédulité, le forage super­pro­fond de Kola.

On est en 1970. La guerre froide bat son plein, les Amé­ri­cains et les Sovié­tiques se toisent comme deux enfants capri­cieux qui veulent cha­cun le plus gros jouet. Les pre­miers ont plan­té leur dra­peau sur la Lune, les seconds veulent à tout prix mon­trer qu’ils savent faire autre chose qu’envoyer des cos­mo­nautes dans une boîte de conserve orbi­tale. Alors pour­quoi ne pas retour­ner le pro­blème ? Puisqu’on nous empêche de grim­per plus haut, creu­sons plus bas. À défaut d’un pas de géant pour l’humanité, ce sera un trou gigan­tesque dans la croûte terrestre.

Au début, cela paraît presque enfan­tin : on enfonce un tube, on fait tour­ner une foreuse, et la terre s’écarte, docile. Mais très vite, le sol se rebelle. Plus on s’enfonce, plus la roche devient capri­cieuse, se frac­ture, se tord, s’échauffe. C’est comme si la pla­nète, cette vieille bête géo­lo­gique, refu­sait obs­ti­né­ment qu’on lui palpe les entrailles. Mais les ingé­nieurs sovié­tiques ne sont pas du genre à se lais­ser impres­sion­ner. Ils bri­colent, innovent, inventent des foreuses tou­jours plus solides, et chaque mètre gagné devient une vic­toire sur la matière.

Douze kilo­mètres plus tard, la vic­toire paraît déri­soire. On a foré pen­dant vingt-deux ans pour atteindre 12 262 mètres, un chiffre sec, mais qui a pour­tant le goût d’un exploit. Car per­sonne n’est jamais allé aus­si loin dans la croûte ter­restre. Et qu’y a‑t-on trou­vé ? Rien qui se vende au mar­ché noir. Pas d’or, pas de lave, pas de portes de l’enfer. Seule­ment des frag­ments de roches vieilles de deux mil­liards et demi d’années, des traces d’eau empri­son­nées depuis l’aube du monde, et, cerise sur le cer­cueil, des micro­fos­siles d’organismes marins réduits en pous­sière, qui rap­pellent qu’avant les pins rabou­gris et les vents gla­cés de la Kola, il y avait ici une mer chaude et bruis­sante de vie.

La décou­verte la plus trou­blante n’est pour­tant pas ce pas­sé fos­sile, mais la cha­leur. On pen­sait trou­ver 100 °C. On en trou­va près du double. 180 °C, un four natu­rel qui fit cla­quer les foreuses comme des allu­mettes. Les ingé­nieurs durent aban­don­ner, vain­cus par un enne­mi invi­sible et pour­tant banal : la cha­leur. La Terre, polie par tant d’assaillants, avait cette fois refer­mé son poing incan­des­cent sur leurs ambitions.

Aujourd’hui, le site du SG‑3 res­semble à une base lunaire oubliée. Des bâti­ments sovié­tiques ron­gés par la rouille, des vitres bri­sées, des esca­liers qui grincent. Et au milieu de tout cela, une simple plaque de métal ronde, sou­dée au sol, comme la trappe d’un sous-marin échoué. Des­sous, il y a un vide, un conduit étroit qui plonge dans 12 kilo­mètres d’obscurité, avant de s’interrompre bru­ta­le­ment. C’est un gouffre invi­sible, une absence maté­ria­li­sée. Un trou qui ne montre rien, mais qui dit tout.

Les rumeurs, elles, n’ont jamais ces­sé de cou­rir. Dans les années 90, cer­tains jour­naux sen­sa­tion­na­listes affir­mèrent que des micros avaient cap­té des cris remon­tant des pro­fon­deurs — les lamen­ta­tions d’âmes en peine, preuve que le SG‑3 avait per­fo­ré la voûte des enfers. On rit aujourd’hui de ces his­toires, mais elles disent bien quelque chose : ce trou, parce qu’il est absurde, appelle l’imaginaire. La science n’y a trou­vé que des pierres, l’homme y a pro­je­té ses fantasmes.

Alors à quoi bon, deman­de­ra-t-on ? À quoi bon creu­ser, si ce n’est pour se heur­ter à la cha­leur, à l’échec, à la déri­sion ? La réponse est simple : pour savoir. La curio­si­té est un vice char­mant, qui pousse l’humanité à se cogner par­tout. On veut voir der­rière la mon­tagne, au-delà des étoiles, et sous la peau de la Terre. Le SG‑3 n’a rien don­né de concret, mais il a offert cette leçon : nous avons tou­ché du doigt les limites de notre savoir. Nous savons désor­mais que nous ne savons pas — et qu’il fau­dra beau­coup d’ingéniosité, et peut-être un peu de folie sup­plé­men­taire, pour espé­rer aller plus loin.

Le SG‑3 est aujourd’hui un monu­ment déri­soire et magni­fique à la fois : un trou dans le sol, une cica­trice dans le gra­nit, mais aus­si un miroir ten­du à notre vani­té. Une ten­ta­tive de conver­sa­tion avec une Terre qui n’a pas envie de répondre. Une ques­tion lais­sée sans réponse, plan­tée dans le sol comme une aiguille inutile.

Et pour­tant, il est ras­su­rant de savoir qu’il existe encore des endroits où l’homme a buté, où la matière a dit non. Cela nous rap­pelle que la pla­nète, mal­gré nos satel­lites et nos cartes, garde ses secrets. Et qu’au fond, elle ne nous appar­tient pas.

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Wadi al-Salam, la cité des morts

Wadi al-Salam, la cité des morts

Wadi el Salam

La cité des morts

Il est des lieux où la vie et la mort cessent de s’opposer et se prennent par la main pour mar­cher ensemble, presque pai­si­ble­ment. À Najaf, au sud de l’Irak, s’étend Wadi al-Salam, وادي السلام, la « val­lée de la paix » — le plus vaste cime­tière du monde. Ses dimen­sions donnent le ver­tige : plu­sieurs kilo­mètres car­rés de tombes, de mau­so­lées et de gale­ries sou­ter­raines, comme une ville qui n’aurait jamais ces­sé de croître, mais dont les habi­tants ne parlent plus.

À pre­mière vue, on pour­rait croire à une mer de pierres et de briques, sans hori­zon. Mais si l’on s’y attarde, on découvre qu’il ne s’agit pas d’un désert miné­ral : ici, tout bruisse encore. Les vivants arpentent ces allées, y cir­culent en scoo­ter ou en camion­nette, viennent rendre visite aux leurs comme on vien­drait voir un voi­sin. Les enfants jouent par­fois à l’ombre des mau­so­lées, et les mar­chands ambu­lants vendent du thé aux familles endeuillées. C’est un lieu où le silence s’accorde au quo­ti­dien, sans solen­ni­té for­cée, comme si la mort fai­sait par­tie du décor.

Il faut dire que Wadi al-Salam n’est pas seule­ment un cime­tière : c’est un lieu de pèle­ri­nage. Repo­ser ici, à quelques pas du sanc­tuaire de l’imam Ali, gendre du Pro­phète, est consi­dé­ré comme une béné­dic­tion, une garan­tie d’intercession. Depuis des siècles, des cara­vanes entières amènent des corps depuis tout l’Irak, l’Iran ou plus loin encore, pour que la pous­sière des morts se mêle à cette terre sacrée. On raconte que chaque tombe, chaque recoin, est habi­té par une his­toire qui se lie à celle du chiisme, comme si la théo­lo­gie avait pris racine dans la glaise.

Et pour­tant, mal­gré la den­si­té des pierres et des âmes, Wadi al-Salam res­pire. Ses ruelles étroites, ses dômes blan­chis par le soleil, ses portes de fer peintes à la main com­posent un tableau d’une étrange dou­ceur. On y croise des pleurs, bien sûr, mais aus­si des conver­sa­tions banales, des éclats de voix, des gestes de la vie la plus ordi­naire. La mort, ici, n’est pas une fron­tière infran­chis­sable : elle devient voi­sine, fami­lière, presque apprivoisée.

Wadi al-Salam n’a rien de lugubre. C’est une cité des morts habi­tée par les vivants, une biblio­thèque de briques où chaque tombe est un livre fer­mé, mais que les visi­teurs conti­nuent de feuille­ter du regard. Ce qui pour­rait sem­bler acca­blant devient une leçon de sim­pli­ci­té : accep­ter que le pas­sage soit inévi­table, mais que l’attachement per­siste, entre deux mondes qui se répondent.

Sous le soleil brû­lant de Najaf, la val­lée de la paix porte bien son nom : un lieu où les pierres parlent encore, où la mémoire ne s’enterre jamais tout à fait, et où la mort, loin d’être une fin, s’installe comme une voi­sine dis­crète dans la grande mai­son de l’existence.

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Komo­re­bi : juste le soleil au tra­vers du feuillage

Komo­re­bi : juste le soleil au tra­vers du feuillage

Komo­re­bi

juste le soleil
au tra­vers du feuillage

Il existe des mots qui ne devraient jamais être tra­duits. Le japo­nais a ce talent d’enfiler des perles lin­guis­tiques pour dire l’indicible. Komo­re­bi en fait par­tie : la lumière du soleil qui filtre à tra­vers les feuilles. Trois syl­labes pour sai­sir ce moment fugace où le vent, en bou­geant les branches, joue au pro­jec­tion­niste avec le ciel.

Je me sou­viens d’une marche un peu molle, un après-midi où la cha­leur écra­sait la ville. Je m’étais réfu­gié sous une ran­gée d’arbres et sou­dain, sur le sol, se mirent à dan­ser ces taches mou­vantes de lumière. Rien d’extraordinaire en appa­rence — juste le soleil qui se frayait un che­min au tra­vers du feuillage. Mais dans l’instant, tout sem­bla ralen­tir. J’eus la convic­tion que si le monde devait se dire en une seule image, ce serait celle-là : une clar­té inter­mit­tente, ni tout à fait ombre ni tout à fait soleil.

Les Japo­nais en ont fait un mot ; nous, pauvres Euro­péens, nous par­lons de « rayons de soleil dans les arbres », avec la lour­deur d’un inven­taire. Eux y voient une expé­rience esthé­tique, un rap­pel dis­cret que la beau­té n’est pas seule­ment dans les œuvres mais dans les inter­stices, dans ce qui échappe.

Le komo­re­bi est une péda­go­gie lente : il enseigne qu’il faut par­fois lever la tête, s’arrêter sous un arbre et accep­ter que le monde vous couvre de motifs mou­vants comme une tapis­se­rie que le vent aurait déci­dé de repeindre à chaque seconde.

Le mot komo­re­bi (木漏れ日) désigne un phé­no­mène très pré­cis mais pro­fon­dé­ment poétique :

木 (ko) = arbre
漏れ (more) = fuite, pas­sage, filtre
日 (bi) = soleil, lumière du jour

C’est ce jeu de clair-obs­cur qu’on observe quand, sous une futaie, le vent bouge dou­ce­ment le feuillage et laisse pas­ser des taches de lumière mou­vantes sur le sol, comme un motif vivant pro­je­té par la nature.

En japo­nais, ce mot est char­gé d’une nuance que nous n’avons pas vrai­ment en fran­çais : il n’évoque pas seule­ment la lumière, mais aus­si la sen­sa­tion qu’elle pro­duit, ce mélange de beau­té, de dou­ceur et d’éphémère. Le komo­re­bi est moins une obser­va­tion phy­sique qu’une expé­rience esthé­tique et sen­so­rielle, une manière d’habiter le monde avec attention.

Et si je devais rete­nir une morale de ce petit théâtre de lumière, ce serait celle-ci : le soleil ne cherche pas à tout éclai­rer, il s’amuse à par­ta­ger. Une part pour les feuilles, une part pour la terre, et entre les deux, pour nous autres, voya­geurs dis­traits, un spec­tacle gratuit.

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Mille ans entre les murs : la Badia Fio­ren­ti­na en silence

Mille ans entre les murs : la Badia Fio­ren­ti­na en silence

La Badia
Fio­ren­ti­na en silence

Mille ans entre les murs

Il faut par­fois pous­ser une porte entrou­verte pour entrer dans le cœur secret d’une ville. À Flo­rence, der­rière un porche dis­cret de la Via del Pro­con­so­lo, se tient depuis plus d’un mil­lé­naire la Badia Fio­ren­ti­na. Fon­dée en 978 par Willa, mar­quise de Tos­cane, cette abbaye est l’un de ces lieux où l’Histoire s’accumule comme des couches de pein­ture, chaque époque y ajou­tant sa touche sans jamais effa­cer com­plè­te­ment la précédente.

Au départ, c’était une com­mu­nau­té béné­dic­tine. Les moines copiaient, reliaient, enlu­mi­naient : on n’y enten­dait pas seule­ment les psaumes, mais aus­si le grat­te­ment des plumes sur le par­che­min, ce bruit ténu qui bâtis­sait les biblio­thèques. On y priait et l’on y écri­vait avec la même fer­veur. Le monde exté­rieur pou­vait s’agiter, ici il res­tait conte­nu dans le velin.

Dante, qui gran­dit dans le voi­si­nage, dut entendre, enfant, les cloches de la Badia. Peut-être même y vit-il pour la pre­mière fois Béa­trice, cette appa­ri­tion qui allait bou­le­ver­ser sa vie et sa poé­sie. Ain­si la légende se mêle à la pierre, et l’on se prend à rêver que la Divine Comé­die doit quelque chose à ce cloître silencieux.

Les siècles remo­de­lèrent l’abbaye : au XIIIᵉ siècle, Arnol­fo di Cam­bio la dota d’une nou­velle nef gothique et d’un cam­pa­nile élan­cé qui mar­qua long­temps l’horizon de Flo­rence. Plus tard, le baroque vint lui gref­fer ses dorures, ses stucs et son chœur tour­né vers l’Arno, comme si chaque époque avait vou­lu y ins­crire son style, quitte à en brouiller un peu la voix initiale.

Le cloître des Oran­gers, construit au XVe siècle, res­pire encore l’ombre fraîche des récits de saint Benoît. On y entre comme dans une paren­thèse, un lieu où même la lumière semble se dépla­cer à pas feu­trés. À l’intérieur, on croise les traces d’artistes qui ont lais­sé, au détour d’une cha­pelle, des témoi­gnages silencieux.

Il y a d’abord le tom­beau d’Ugo, fils de Willa, sculp­té par Mino da Fie­sole : un monu­ment élé­gant, sévère et presque pudique, qui ne cherche pas à impres­sion­ner mais à durer. À deux pas, une œuvre bien plus vibrante : la Vierge appa­rais­sant à saint Ber­nard de Filip­pi­no Lip­pi, peinte à la fin du Quat­tro­cen­to. Saint Ber­nard, absor­bé dans ses écrits, se voit sou­dain inter­rom­pu par une appa­ri­tion mariale qui a l’air à la fois tendre et un peu intru­sive. Lip­pi, avec sa grâce habi­tuelle, a don­né à cette ren­contre une vita­li­té qui ne s’éteint pas, et l’on reste devant le tableau comme devant un sou­ve­nir qu’on n’arrive pas à dater.

On pour­rait citer encore les stalles en noyer du chœur, pati­nées par les siècles de prières, ou les fresques effa­cées qui laissent devi­ner des récits anciens — autant de fan­tômes peints qui s’accrochent aux murs. Chaque détail est une petite trou­vaille, mais rien ne se donne comme un musée : la Badia n’a pas besoin d’annoncer ses tré­sors, ils se révèlent sim­ple­ment à qui prend le temps de les regarder.

Puis vint Napo­léon, qui sup­pri­ma les ordres reli­gieux et vida les cloîtres de leurs habi­tants. La Badia aurait pu alors dis­pa­raître dans l’oubli. Mais elle sur­vé­cut, comme tou­jours, en chan­geant de peau. Aujourd’hui, c’est la com­mu­nau­té de Jéru­sa­lem qui y vit, et les offices chan­tés emplissent encore la nef, offrant à qui s’y attarde un moment suspendu.

Il y a dans cette église une constance qui m’émeut : elle a tra­ver­sé guerres, réno­va­tions, expro­pria­tions, chan­ge­ments de style, mais elle conti­nue à être ce qu’elle a tou­jours été — un refuge. On y entre sou­vent par hasard, mais on en sort chan­gé, comme si mille ans de prières s’étaient dépo­sés sur vos épaules en une fine pous­sière invisible.

La Badia Fio­ren­ti­na n’est pas une vedette de Flo­rence, et c’est peut-être ce qui fait son charme. Elle se tient là depuis plus de mille ans, dis­crète mais tenace, comme pour rap­pe­ler qu’il y a des pierres qui ne cherchent pas à briller mais à durer.

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Vapeurs sur le Bosphore

Vapeurs sur le Bosphore

Vapeurs sur le Bosphore

His­toire sen­ti­men­tale de Şehir Hatları

His­toire sen­ti­men­tale de Şehir Hatları

On dit sou­vent qu’Istanbul est une ville de ponts. C’est vrai, mais réduc­teur. Avant que le béton ne se tende d’une rive à l’autre, il y avait déjà, sur l’eau, des sil­houettes blanches striées d’orange qui fai­saient le lien : les vapur. Ces fer­ries grin­çants, cra­cho­tant de la vapeur comme des loco­mo­tives à moi­tié marines, ont long­temps été l’unique manière de relier l’Europe à l’Asie sans se mouiller les pieds. Et, dans une ville qui aime se défi­nir comme un car­re­four du monde, rien n’est plus poé­tique que de pen­ser que ce car­re­four flottait.

Le nom offi­ciel aujourd’hui, c’est Şehir Hat­ları, « les lignes de la ville ». Un mot qui sent l’administration, la réunion de comi­té, la pape­rasse. Mais dans la bouche des Stam­bou­liotes, ce n’est qu’un sou­pir tendre : « le vapur ». Car cha­cun garde au fond de sa mémoire le sou­ve­nir d’un embar­que­ment : un pre­mier bai­ser sur le pont arrière, un thé brû­lant dans une tasse de verre en forme de tulipe, ou la caresse gla­ciale du vent du Bos­phore en plein mois de février.

Tout com­mence en 1851, dans l’Empire otto­man encore sûr de lui, qui décide de créer une com­pa­gnie mari­time à la fois publique et pri­vée. On l’appelle Şirket‑i Hay­riye, lit­té­ra­le­ment « Com­pa­gnie de la Bien­fai­sance ». À croire que prendre le bateau rele­vait presque de l’aumône. Pour­tant, le suc­cès est immé­diat. Les navires des­servent les vil­lages du Bos­phore, les îles, les fau­bourgs d’Istanbul. Des mil­lions de pas­sa­gers s’entassent chaque année, dans un joyeux chaos que ni les billets mal impri­més ni les grèves spon­ta­nées ne par­viennent à frei­ner. Ces fer­ries, avec leurs che­mi­nées cra­cho­tantes et leurs cabines en bois ver­ni, devinrent rapi­de­ment les véri­tables fiacres de la ville. Dans un empire qui se fis­su­rait de toutes parts, le vapur don­nait au moins l’impression que quelque chose fonctionnait.

En 1937, la Répu­blique turque reprend le flam­beau et renomme le ser­vice Şehir Hat­ları. Peu à peu, tout le tra­fic mari­time urbain est absor­bé sous ce nom : fer­ries de la Corne d’Or, com­pa­gnies pri­vées, vieilles coques repeintes pour l’occasion. Puis, en 2006, la muni­ci­pa­li­té d’Istanbul en prend direc­te­ment la ges­tion. Entre-temps, les navires ont chan­gé de visage. Le char­bon a dis­pa­ru, rem­pla­cé par le die­sel ; les ponts en bois sont deve­nus de métal ; les embar­ca­dères se sont moder­ni­sés. Pour­tant, la mélo­die n’a pas chan­gé : le klaxon grave qui résonne dans le brouillard, la lente manœuvre d’approche contre le quai, la volée de mouettes qui accom­pagnent chaque départ comme une escorte officielle.

Aujourd’hui, Şehir Hat­ları c’est une tren­taine de fer­ries, une cin­quan­taine de quais et plus de qua­rante mil­lions de pas­sa­gers par an. Mais réduire cela à des sta­tis­tiques serait une erreur : ce qui compte, ce sont les his­toires qui cir­culent à bord. À la proue, on fume sa ciga­rette en silence, les yeux fixés sur l’eau noire. À la poupe, on bavarde autour d’un çay, ser­vi brû­lant dans son verre tulipe. Sur les bancs, des éco­liers se cha­maillent, des amou­reux s’embrassent, un vieux mon­sieur dis­tri­bue des mor­ceaux de simit aux mouettes. Et tout ce monde se retrouve dans un même espace flot­tant, où le temps semble sus­pen­du entre deux continents.

Dans cette his­toire col­lec­tive, un détail gra­phique prend une impor­tance sin­gu­lière : le logo de Şehir Hat­ları. Deux ancres rouges y sont croi­sées comme deux rives qui se tiennent par la main, au-des­sus des­quelles brillent un crois­sant et une étoile, rap­pel du legs otto­man tou­jours pré­sent dans la mémoire de la ville. La date 1851 y figure, non pas comme une relique pous­sié­reuse, mais comme une pro­messe : celle que chaque départ d’aujourd’hui s’inscrit dans une longue conti­nui­té. Les bandes jaunes et noires rap­pellent les che­mi­nées des fer­ries, détail dis­cret mais inou­bliable, comme un par­fum recon­nais­sable entre mille. Ce logo, fami­lier au point de deve­nir invi­sible sur les billets, les pan­neaux ou les uni­formes, condense en quelques traits l’identité de la com­pa­gnie : un ser­vice public, certes, mais sur­tout une émo­tion collective.

Pour les habi­tants, le vapur n’est pas qu’un trans­port : c’est un rite quo­ti­dien, une res­pi­ra­tion. On y lit le jour­nal, on y médite, on y écrit des poèmes. Les tou­ristes y voient un pano­ra­ma, les Stam­bou­liotes une habi­tude tendre. Cer­tains affirment même qu’on ne connaît pas Istan­bul tant qu’on n’a pas tra­ver­sé le Bos­phore dans la lumière dorée d’un soir d’hiver, quand la ville s’embrase dou­ce­ment et que les che­mi­nées du fer­ry fument encore comme des samo­vars géants.

Şehir Hat­ları n’est pas seule­ment l’histoire d’une com­pa­gnie mari­time : c’est celle d’une ville qui, pour se com­prendre elle-même, a tou­jours eu besoin de flot­ter entre deux rives. Dans ses cales résonnent encore les conver­sa­tions, les éclats de rire, les silences pen­sifs de plu­sieurs géné­ra­tions. Et, quoi qu’il arrive — tram­ways modernes, métros sous-marins, tun­nels auto­rou­tiers —, il res­te­ra tou­jours ces sil­houettes blanches et oranges, obs­ti­nées, qui rap­pellent aux Stam­bou­liotes qu’ils vivent au rythme d’un détroit et que leur cœur bat à la cadence lente d’un vapur quit­tant le quai.

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