VoiÂci un livre qui, lorsque je l’ai lu, il y a quelques Ă©tĂ©s mainÂteÂnant, m’a proÂfonÂdĂ©Âment remuĂ©. Le livre de KesÂsel, Les Temps SauÂvages, se dĂ©roule penÂdant la PreÂmière Guerre MonÂdiale, Ă la fin exacÂteÂment, lorsÂqu’il revient en France après ĂŞtre pasÂsĂ© par VlaÂdiÂvosÂtok. On y fait la renÂcontre des offiÂciers de l’ArÂmĂ©e Blanche de la RusÂsie qui se disÂloque sous l’imÂpulÂsion des bolÂcheÂviks, et l’ombre de KoltÂchak, mais ausÂsi celle, folle et fuyante de Roman FioÂdoÂroÂvitch von Ungern-SternÂberg, le baron fou.
Roman de jeuÂnesse, indesÂcripÂtible, c’est un roman d’aÂvenÂture comme on en fait plus, qui sent le vent des steppes et l’alÂcool freÂlaÂtĂ©, la misère des oubliĂ©s de la guerre et la mort omniÂprĂ©Âsente. Une grande Ĺ“uvre, ausÂsi sauÂvage que son titre…
Elle Ă©tait vaste, masÂsive, plus nette et dĂ©cente que les autres Ă©diÂfices publics. Elle n’aÂvait pas eu le temps de se dĂ©graÂder : la ligne qui reliait VlaÂdiÂvosÂtok au TransÂsiÂbĂ©Ârien n’aÂvait pas beauÂcoup d’anÂnĂ©es. A l’apÂproche, elle faiÂsait bon effet. Mais dès que notre traiÂneau nous eut dĂ©poÂsĂ©s devant le haut perÂron, je n’ai plus Ă©tĂ© capable de penÂser Ă quoi que ce fĂ»t. L’oÂdeur Ă©tait dĂ©jĂ lĂ . InsiÂdieuse, sourÂnoise… dĂ©tesÂtable. A chaque marche, elle deveÂnait plus lourde.
Quand nous avons atteint le perÂron, elle imprĂ©Âgnait l’air pourÂtant libre.
— Venez, m’a dit Milan.
Il se tenait près de la grande porte Ă peine entreÂbâillĂ©e qui donÂnait accès Ă l’inÂtĂ©Ârieur de la gare. Je l’ai rejoint. D’un coup d’éÂpaule oĂą il avait mis tout son poids, il a pousÂsĂ© le battant.
— Venez, m’a rĂ©pĂ©ÂtĂ© Milan.
Je ne pouÂvais pas. Non, je ne pouÂvais pas. LĂ , c’éÂtait l’antre de l’oÂdeur. Elle frapÂpait en pleine face, de plein jet. Ignoble Ă faire vomir. Et ce n’éÂtait rien encore.
De la porte jusÂqu’aux derÂniers recoins du hall, le sol Ă©tait tapisÂsĂ©, mateÂlasÂsĂ© d’une Ă©paisse et horÂrible subÂstance, molle, flasque, espère de tourbe, de marĂ©Âcage, dont on ne savait si elle Ă©tait vivante ou morte car tanÂtĂ´t elle demeuÂrait inerte et tanÂtĂ´t remuait faiÂbleÂment. Les fenĂŞtres enduites de suie, de vieille pousÂsière et de givre sale ne laisÂsaient pasÂser qu’une lueur couÂleur de cendre. Il falÂlait un long insÂtant pour reconÂnaĂ®tre dans la matière qui couÂvrait toute la surÂface du hall sans en laisÂser un pouce libre, colÂlĂ©s, entreÂlaÂcĂ©s, imbriÂquĂ©s les uns aux autres, des corps humains.
Joseph KesÂsel, Les temps sauvages
in ReporÂtages, Romans (QuarÂto)
GalÂliÂmard, 1975