Wadi el Salam
La cité des morts
Il est des lieux où la vie et la mort cessent de s’opposer et se prennent par la main pour marcher ensemble, presque paisiblement. À Najaf, au sud de l’Irak, s’étend Wadi al-Salam, وادي السلام, la « vallée de la paix » — le plus vaste cimetière du monde. Ses dimensions donnent le vertige : plusieurs kilomètres carrés de tombes, de mausolées et de galeries souterraines, comme une ville qui n’aurait jamais cessé de croître, mais dont les habitants ne parlent plus.
À première vue, on pourrait croire à une mer de pierres et de briques, sans horizon. Mais si l’on s’y attarde, on découvre qu’il ne s’agit pas d’un désert minéral : ici, tout bruisse encore. Les vivants arpentent ces allées, y circulent en scooter ou en camionnette, viennent rendre visite aux leurs comme on viendrait voir un voisin. Les enfants jouent parfois à l’ombre des mausolées, et les marchands ambulants vendent du thé aux familles endeuillées. C’est un lieu où le silence s’accorde au quotidien, sans solennité forcée, comme si la mort faisait partie du décor.
Il faut dire que Wadi al-Salam n’est pas seulement un cimetière : c’est un lieu de pèlerinage. Reposer ici, à quelques pas du sanctuaire de l’imam Ali, gendre du Prophète, est considéré comme une bénédiction, une garantie d’intercession. Depuis des siècles, des caravanes entières amènent des corps depuis tout l’Irak, l’Iran ou plus loin encore, pour que la poussière des morts se mêle à cette terre sacrée. On raconte que chaque tombe, chaque recoin, est habité par une histoire qui se lie à celle du chiisme, comme si la théologie avait pris racine dans la glaise.
Et pourtant, malgré la densité des pierres et des âmes, Wadi al-Salam respire. Ses ruelles étroites, ses dômes blanchis par le soleil, ses portes de fer peintes à la main composent un tableau d’une étrange douceur. On y croise des pleurs, bien sûr, mais aussi des conversations banales, des éclats de voix, des gestes de la vie la plus ordinaire. La mort, ici, n’est pas une frontière infranchissable : elle devient voisine, familière, presque apprivoisée.
Wadi al-Salam n’a rien de lugubre. C’est une cité des morts habitée par les vivants, une bibliothèque de briques où chaque tombe est un livre fermé, mais que les visiteurs continuent de feuilleter du regard. Ce qui pourrait sembler accablant devient une leçon de simplicité : accepter que le passage soit inévitable, mais que l’attachement persiste, entre deux mondes qui se répondent.
Sous le soleil brûlant de Najaf, la vallée de la paix porte bien son nom : un lieu où les pierres parlent encore, où la mémoire ne s’enterre jamais tout à fait, et où la mort, loin d’être une fin, s’installe comme une voisine discrète dans la grande maison de l’existence.

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