Vapeurs sur le Bosphore
Histoire sentimentale de Şehir Hatları
Histoire sentimentale de Şehir Hatları
On dit souvent qu’Istanbul est une ville de ponts. C’est vrai, mais réducteur. Avant que le béton ne se tende d’une rive à l’autre, il y avait déjà, sur l’eau, des silhouettes blanches striées d’orange qui faisaient le lien : les vapur. Ces ferries grinçants, crachotant de la vapeur comme des locomotives à moitié marines, ont longtemps été l’unique manière de relier l’Europe à l’Asie sans se mouiller les pieds. Et, dans une ville qui aime se définir comme un carrefour du monde, rien n’est plus poétique que de penser que ce carrefour flottait.
Le nom officiel aujourd’hui, c’est Şehir Hatları, « les lignes de la ville ». Un mot qui sent l’administration, la réunion de comité, la paperasse. Mais dans la bouche des Stambouliotes, ce n’est qu’un soupir tendre : « le vapur ». Car chacun garde au fond de sa mémoire le souvenir d’un embarquement : un premier baiser sur le pont arrière, un thé brûlant dans une tasse de verre en forme de tulipe, ou la caresse glaciale du vent du Bosphore en plein mois de février.
Tout commence en 1851, dans l’Empire ottoman encore sûr de lui, qui décide de créer une compagnie maritime à la fois publique et privée. On l’appelle Şirket‑i Hayriye, littéralement « Compagnie de la Bienfaisance ». À croire que prendre le bateau relevait presque de l’aumône. Pourtant, le succès est immédiat. Les navires desservent les villages du Bosphore, les îles, les faubourgs d’Istanbul. Des millions de passagers s’entassent chaque année, dans un joyeux chaos que ni les billets mal imprimés ni les grèves spontanées ne parviennent à freiner. Ces ferries, avec leurs cheminées crachotantes et leurs cabines en bois verni, devinrent rapidement les véritables fiacres de la ville. Dans un empire qui se fissurait de toutes parts, le vapur donnait au moins l’impression que quelque chose fonctionnait.
En 1937, la République turque reprend le flambeau et renomme le service Şehir Hatları. Peu à peu, tout le trafic maritime urbain est absorbé sous ce nom : ferries de la Corne d’Or, compagnies privées, vieilles coques repeintes pour l’occasion. Puis, en 2006, la municipalité d’Istanbul en prend directement la gestion. Entre-temps, les navires ont changé de visage. Le charbon a disparu, remplacé par le diesel ; les ponts en bois sont devenus de métal ; les embarcadères se sont modernisés. Pourtant, la mélodie n’a pas changé : le klaxon grave qui résonne dans le brouillard, la lente manœuvre d’approche contre le quai, la volée de mouettes qui accompagnent chaque départ comme une escorte officielle.
Aujourd’hui, Şehir Hatları c’est une trentaine de ferries, une cinquantaine de quais et plus de quarante millions de passagers par an. Mais réduire cela à des statistiques serait une erreur : ce qui compte, ce sont les histoires qui circulent à bord. À la proue, on fume sa cigarette en silence, les yeux fixés sur l’eau noire. À la poupe, on bavarde autour d’un çay, servi brûlant dans son verre tulipe. Sur les bancs, des écoliers se chamaillent, des amoureux s’embrassent, un vieux monsieur distribue des morceaux de simit aux mouettes. Et tout ce monde se retrouve dans un même espace flottant, où le temps semble suspendu entre deux continents.
Dans cette histoire collective, un détail graphique prend une importance singulière : le logo de Şehir Hatları. Deux ancres rouges y sont croisées comme deux rives qui se tiennent par la main, au-dessus desquelles brillent un croissant et une étoile, rappel du legs ottoman toujours présent dans la mémoire de la ville. La date 1851 y figure, non pas comme une relique poussiéreuse, mais comme une promesse : celle que chaque départ d’aujourd’hui s’inscrit dans une longue continuité. Les bandes jaunes et noires rappellent les cheminées des ferries, détail discret mais inoubliable, comme un parfum reconnaissable entre mille. Ce logo, familier au point de devenir invisible sur les billets, les panneaux ou les uniformes, condense en quelques traits l’identité de la compagnie : un service public, certes, mais surtout une émotion collective.
Pour les habitants, le vapur n’est pas qu’un transport : c’est un rite quotidien, une respiration. On y lit le journal, on y médite, on y écrit des poèmes. Les touristes y voient un panorama, les Stambouliotes une habitude tendre. Certains affirment même qu’on ne connaît pas Istanbul tant qu’on n’a pas traversé le Bosphore dans la lumière dorée d’un soir d’hiver, quand la ville s’embrase doucement et que les cheminées du ferry fument encore comme des samovars géants.
Şehir Hatları n’est pas seulement l’histoire d’une compagnie maritime : c’est celle d’une ville qui, pour se comprendre elle-même, a toujours eu besoin de flotter entre deux rives. Dans ses cales résonnent encore les conversations, les éclats de rire, les silences pensifs de plusieurs générations. Et, quoi qu’il arrive — tramways modernes, métros sous-marins, tunnels autoroutiers —, il restera toujours ces silhouettes blanches et oranges, obstinées, qui rappellent aux Stambouliotes qu’ils vivent au rythme d’un détroit et que leur cœur bat à la cadence lente d’un vapur quittant le quai.

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