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Une his­toire de bouddhas

Les oubliés du pays doré #7

Une his­toire de bouddhas

I

Jim Thomp­son dis­pa­raît le 26 mars 1967. Il part faire une pro­me­nade diges­tive après le déjeu­ner de Pâques. Il ne revien­dra jamais.

Cinq ans plus tôt, en jan­vier 1962, Thomp­son esca­lade une mon­tagne dans la pro­vince de Phet­cha­bun. Il cherche une grotte. Il a ache­té cinq têtes de Boud­dha en cal­caire blanc à des anti­quaires de Bang­kok. Elles sont extra­or­di­naires. Elles vau­draient cinq mille dol­lars pièce sur le mar­ché amé­ri­cain. Il veut savoir d’où elles viennent.

II

La Thaï­lande recense plus de trois mille neuf cents grottes. Celle de Tha Morat doit figu­rer par­mi les plus impor­tantes sur le plan artis­tique. Le Metro­po­li­tan Museum de New York lui-même le dit : cette grotte pos­sède l’un des pro­grammes sculp­tu­raux les plus vastes consa­crés aux Boud­dhas et bod­hi­satt­vas de l’A­sie du Sud-Est conti­nen­tale. Les sculp­tures remontent à plus de mille ans, entre 600 et 1000 de notre ère. Pour­tant, presque per­sonne ne la visite. Elle se trouve près du som­met d’une petite mon­tagne escar­pée, le Khao Amon Rat. Sa posi­tion exacte n’ap­pa­raît sur aucune carte.

Thomp­son gra­vit la pente avec deux amis, Ethan Emo­ry et un cer­tain Kurt dont le nom de famille s’est per­du. Ils se perdent eux-mêmes pen­dant un moment. Peut-être une répé­ti­tion géné­rale de la dis­pa­ri­tion à venir. Mais les guides locaux – un enfant de douze ans, quelques chas­seurs – finissent par crier : “La voi­là !” Une grande ouver­ture dans la falaise. Et là, le corps du grand Boud­dha, sans tête ni mains.

Thomp­son compte six figures dans cette grotte. Toutes déca­pi­tées et mutilées.

III

Quatre ans plus tôt, en avril 1958, Thomp­son roule vers le nord dans une jeep de l’ar­mée avec son ami Joe Huff­man. Ils cherchent “la pagode bir­mane per­due dans la jungle”. Au kilo­mètre 113, ils tournent à droite vers l’est, s’en­foncent dans la forêt. Ils tra­versent une petite rivière, des champs de riz dur­cis. Le guide dit de conti­nuer. Et sou­dain appa­raissent les restes de murailles en laté­rite. Un lac arti­fi­ciel. Une énorme tour de briques sur fon­da­tion de laté­rite. Une grande figure de Vish­nou. Un “Mont d’Or” khmer. C’est Si Thep – la Cité des Dieux. Un vieil homme leur dit que leur jeep est le pre­mier véhi­cule jamais entré dans la zone. Un “farang” – un étran­ger – était venu dix ans aupa­ra­vant. Dans un char à bœufs.

Cet étran­ger, c’é­tait Qua­ritch Wales, l’ex­plo­ra­teur bri­tan­nique qui avait recueilli en 1937 la légende locale. Sur une mon­tagne près de la ville vivaient jadis deux ermites, Œil-de-Feu et Œil-de-Bœuf. Œil-de-Feu avait pour élève un prince, fils du roi de Si Thep. L’er­mite lui par­la de deux puits, l’un d’eau mor­telle, l’autre d’eau vivi­fiante. Pour prou­ver son his­toire, il se bai­gna dans le puits de mort, fai­sant pro­mettre au prince de le rani­mer avec l’eau de vie. Mais le prince infi­dèle s’en­fuit vers la cité. Heu­reu­se­ment, Œil-de-Bœuf pas­sa par là, vit des bulles dans le puits, com­prit ce qui s’é­tait pas­sé et res­sus­ci­ta son compagnon.

Œil-de-Feu jura alors de se ven­ger. Il créa par magie un tau­reau qui tour­na sept jours autour de la ville puis se pré­ci­pi­ta à l’in­té­rieur. Le corps de la bête explo­sa. Le poi­son se répan­dit, détrui­sant tous les habi­tants. Ain­si périt Si Thep, pour ne jamais renaître.

Wales pense que cette légende cache peut-être une ter­rible épi­dé­mie de choléra.

IV

Les vil­la­geois parlent à Thomp­son de “grottes mer­veilleuses” – au plu­riel, notez bien – au som­met du Khao Amon Rat, rem­plies de belles sculp­tures. En 1958, la jungle dense et les pluies tor­ren­tielles empêchent l’as­cen­sion. Thomp­son rentre à Bang­kok. Il lit le récit de Wales. Il com­prend que la mon­tagne des deux ermites et la grotte dont parlent les vil­la­geois ne font qu’un.

Entre 1960 et 1961, cinq têtes magni­fiques arrivent entre ses mains. Les trois pre­mières, ache­tées en 1960, sont entiè­re­ment tri­di­men­sion­nelles. Les deux de 1961 sont plus plates. Il paie 2500 dol­lars à des anti­quaires locaux. Il enquête dis­crè­te­ment. Les têtes viennent pro­ba­ble­ment de la région de Si Thep. De la même grotte sur la mon­tagne. Aucun explo­ra­teur, aucun expert d’art ne l’a jamais décrite, docu­men­tée, ni même trouvée.

Thomp­son décide d’y aller.

V

Fin décembre 1961, début jan­vier 1962. Ils montent. “En avant et vers le haut”, écrit Thomp­son à son ancienne maî­tresse Lisa Lyons, deve­nue sa confi­dente artis­tique. Puis les guides crient. La grande ouver­ture. Le corps du grand Boud­dha sans tête ni mains. Six figures seule­ment dans cette grotte.

Mais Thomp­son écrit quelque chose de capi­tal à Lisa : “Une autre grotte à proxi­mi­té a été scel­lée et c’est sans doute de là que pro­viennent les trois pre­mières têtes que j’ai trou­vées avec toi et Carl.”

Dans sa lettre dac­ty­lo­gra­phiée d’oc­tobre 1962 au direc­teur géné­ral du Dépar­te­ment des Beaux-Arts thaï­lan­dais, il insiste : “Toutes les figures étaient en relief plu­tôt plat, et les trois pre­mières que j’ai acquises étaient presque en relief com­plet, et ne pou­vaient pas pro­ve­nir de cette grotte.”

Ils demandent au gar­çon de douze ans s’il existe une autre grotte sur la mon­tagne. Il répond oui, mais un naga géant – un ser­pent, un cobra – y vit et elle a été scel­lée. D’a­bord, les guides disent qu’ils les y emmè­ne­ront. Puis ils redes­cendent la mon­tagne sans tenir leur promesse.

VI

Thomp­son écrit à Lisa : “Nous avons pen­sé qu’il valait mieux ne pas des­cel­ler l’autre grotte.” Les guides sont super­sti­tieux. Il revien­dra bien­tôt. Trois semaines plus tard, il tombe malade. Ses amis y retournent sans lui. “On ne leur a pas mon­tré la deuxième grotte.”

Autres détails trou­blants dans les lettres : “L’ou­ver­ture de la grande grotte avait été dyna­mi­tée par la police pour l’é­lar­gir.” Et encore : “La police et l’ar­mée avaient toutes deux enle­vé des choses et dyna­mi­té l’endroit.”

La police. L’ar­mée. Dyna­mi­ter un site patri­mo­nial millénaire.

VII

En octobre 1962, c’est le scan­dale. Le direc­teur géné­ral des Beaux-Arts accuse Thomp­son de piller le patri­moine natio­nal. Thomp­son, lui, achète ce qu’il y a de mieux, le conserve, compte le léguer à la Siam Socie­ty et donc au peuple thaï­lan­dais par tes­ta­ment. Le direc­teur géné­ral exige la sai­sie immé­diate des têtes de Boud­dha en calcaire.

On orga­nise un spec­tacle public. “Des hordes de poli­ciers enva­hissent” la mai­son de Thomp­son avec “une meute de jour­na­listes et pho­to­graphes locaux”, rap­porte le Chi­ca­go Dai­ly News. Iro­nie : quelques mois plus tôt, le roi de Thaï­lande a déco­ré Jim Thomp­son de l’Ordre pres­ti­gieux de l’É­lé­phant Blanc.

Thomp­son est furieux. Il vend une par­tie consi­dé­rable de sa col­lec­tion d’art boud­dhiste thaï res­tante. Il ne retour­ne­ra jamais à Si Thep ni à la grotte. Il modi­fie son tes­ta­ment. Au lieu de tout lais­ser à la Siam Socie­ty, il lègue ses biens à son neveu en Amérique.

VIII

Mar­tin Ellis, expert bri­tan­nique du karst thaï­lan­dais, sug­gère une hypo­thèse jamais évo­quée par Thomp­son : et si tout était un coup mon­té ? La police ou l’ar­mée pille la grotte, béné­fi­cie de la vente des têtes à un anti­quaire. L’an­ti­quaire béné­fi­cie en reven­dant à Thomp­son à prix fort – avec peut-être une com­mis­sion aux pilleurs. Puis le Dépar­te­ment des Beaux-Arts béné­fi­cie en sai­sis­sant gra­tui­te­ment les têtes à Thomp­son, amé­lio­rant ain­si sa répu­ta­tion de chas­seur de cri­mi­nels, et reven­dant peut-être cer­tains arte­facts avec un pro­fit de cent pour cent, moins la com­mis­sion aux pilleurs ori­gi­naux. Le seul per­dant : Jim Thompson.

Tout cela est spé­cu­la­tif. Mais Ellis affirme que ce genre d’o­pé­ra­tion cri­mi­nelle n’est pas rare en Thaï­lande, même aujourd’hui.

IX

Un compte ren­du inédit des années 1960, écrit par un offi­cier du Ser­vice diplo­ma­tique amé­ri­cain en poste à Bang­kok, décrit une série de raids poli­ciers contre des anti­quaires. La police sait que les “sus­pects” sont inno­cents. Le plus gros tra­fi­quant cor­rom­pu, un cer­tain “Tha­da”, n’est pas inquié­té. Il est pro­té­gé par la police. Il est clair dans ce récit que Tha­da est très hos­tile à Thomp­son et à ses amies expertes en art, Connie Mang­skau et Lisa Lyons. Ces der­nières sont ciblées dans ces raids.

Peut-être Tha­da a‑t-il pié­gé Thomp­son en 1962. William War­ren, der­nier acteur vivant de cette his­toire, ne se sou­vient pas de ce per­son­nage obs­cur. Mais la petite-fille de Connie Mang­skau rap­porte que Connie fut pré­ve­nue du raid immi­nent d’oc­tobre 1962, bien avant qu’il n’ait lieu. Elle aver­tit Jim, qui ven­dit ou trans­fé­ra immé­dia­te­ment une grande par­tie de ses anti­qui­tés thaïes à des amis du corps diplo­ma­tique qui “les sor­tirent dis­crè­te­ment du pays”.

X

Jim Thomp­son, aigri, amer, conti­nue sa vie dorée à Bang­kok. Il reçoit tou­jours les stars de ciné­ma, les célé­bri­tés, les diri­geants mon­diaux. Sa mai­son-musée reste l’une des prin­ci­pales attrac­tions de la ville. Son entre­prise de soie pros­père. Mais quelque chose s’est brisé.

Trois semaines avant sa dis­pa­ri­tion, en mars 1967, il part en expé­di­tion vers des grottes au nord de Bang­kok pour “pho­to­gra­phier des pla­fonds de grottes à uti­li­ser pour des impres­sions de soie thaïe”.

Puis viennent les Came­ron High­lands. La pro­me­nade diges­tive. L’évaporation.

On ne retrou­ve­ra jamais rien.

XI

La deuxième grotte existe-t-elle ? En esca­la­dant le Khao Amon Rat, l’au­teur de l’ar­ticle tente d’in­ter­ro­ger son guide. Les réponses sont confuses. Soit une grotte exis­tait à l’in­té­rieur de la mon­tagne il y a très long­temps mais s’est effon­drée, soit il n’y a pas de deuxième grotte.

Mais une autre source appa­rem­ment fiable four­nit ces infor­ma­tions : il existe une deuxième grotte près de Tha Morat. Pas sur la même mon­tagne. Avec une entrée très petite, mais assez grande pour un homme, très dif­fi­cile à trou­ver. La grotte n’est pas “connue”. Une fois à l’in­té­rieur, on doit immé­dia­te­ment des­cendre une échelle. L’en­trée était autre­fois plus grande. La grotte s’est effon­drée sur elle-même dans un pas­sé lointain.

Cette deuxième grotte pour­rait conte­nir des sta­tues de Boud­dha ou des ves­tiges de temple, simi­laires à ceux de l’im­por­tante grotte de Tha Morat. Peut-être est-ce la source de cer­taines têtes en cal­caire blanc de Thompson.

Mais tout cela reste incertain.

XII

En 2017, cin­quante ans après la dis­pa­ri­tion, quel­qu’un grimpe enfin au Khao Amon Rat avec un GPS. Les coor­don­nées exactes de Tha Morat sont publiées pour la pre­mière fois. La grotte appa­raît enfin sur une carte. Elle n’é­tait nulle part aupa­ra­vant, comme si elle aus­si avait disparu.

L’as­cen­sion dure deux heures et quart, en comp­tant quelques pauses courtes. L’es­ti­ma­tion de “30 minutes” citée dans le guide d’El­lis est très opti­miste. Les der­niers soixante mètres sont si raides qu’une corde aide à se his­ser. Menaces en che­min : chi­cots de petits arbres ou bam­bous, rochers cal­caires tran­chants, chute dans le vide, occa­sion­nel grand mille-pattes brun. Risque d’é­pui­se­ment par la chaleur.

À l’in­té­rieur de la grotte, les six figures déca­pi­tées et endom­ma­gées se dressent tou­jours autour du pilier cen­tral. Des bâches blanches ont été dis­po­sées pour décou­ra­ger les mille-pattes. Les “ombres” des corps sculp­tés per­sistent dans la roche. Les têtes manquent tou­jours, conser­vées au Musée Natio­nal de Thaï­lande, sauf peut-être une, ven­due via un cer­tain “M. Wolfe” à Blan­chette Rockefeller.

Per­sonne n’a jamais prou­vé scien­ti­fi­que­ment que toutes les têtes pro­viennent de Tha Morat.

Per­sonne n’a jamais cher­ché la deuxième grotte avec détermination.

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