Un Allemand à Bangkok
Les oubliés du pays doré #7
Un Allemand à Bangkok
On a trouvé dans les archives de Darmstadt une photographie sépia, datée de 1910. Karl Döhring pose devant une porte de Wat Chetuphon, la bouche close, les mains derrière le dos. Son regard fixe l’objectif avec cette morgue des hommes qui savent dessiner, et qui sont certains de leur art. Derrière lui, du granit baroque dans la chaleur de Bangkok. Il avait trente et un ans, déjà l’immense érudition et cette manie d’emporter partout avec lui son carnet à croquis, ses crayons bien taillés, sa soif de tout comprendre.
Il est né le 14 août 1879 à Cologne, dans la famille d’un employé de la poste impériale. Rien ne le prédestinait à devenir le premier architecte du roi de Siam, et pourtant. À dix-huit ans, lorsque la famille déménage à Neustetin – aujourd’hui Szczecinek, en Pologne –, Karl Siegfried rêve déjà de ces terres qui n’existent que dans les traités d’architecture orientale qu’il dévore à la bibliothèque municipale. En 1899, il obtient son Abitur et s’inscrit immédiatement à la Königliches Technische Hochschule de Berlin-Charlottenburg. C’est là, entre les cours de Julius Raschdorff et Otto Schmalz, qu’il apprend à dessiner les colonnes, les arcs, les frontons. Mais c’est à l’Université von Humboldt, dans les amphithéâtres d’histoire de l’art et d’archéologie, qu’il trouve sa véritable vocation : l’Asie du Sud-Est, la Birmanie surtout, ses temples, ses stupas, ses mystères dorés.
En 1905, il obtient son diplôme cum laude. Vingt-six ans, une femme, Margarethe Erbguth, qu’il vient d’épouser, et ce projet fou d’aller bâtir des gares dans un royaume tropical dont il ne sait presque rien. Mais les ingénieurs en chef des chemins de fer siamois sont allemands depuis 1891, et Berlin-Charlottenburg forme les meilleurs. Louis Wieler, qui dirige alors les chemins de fer royaux du Siam, est lui aussi un ancien de l’école. Le hasard n’existe pas dans ces réseaux-là. On se coopte continuellement.
En mai 1906, Karl et Margarethe débarquent à Bangkok. Deux mois plus tard, il commence comme ingénieur dans un département en plein essor, celui des chemins de fer. On construit partout, on relie les provinces, on modernise. Le roi Chulalongkorn – Rama V – veut impressionner l’Occident, montrer que le Siam n’est pas une colonie en puissance mais un royaume moderne, capable de combiner la splendeur européenne et l’élégance asiatique. C’est l’époque où Bangkok se métamorphose, où les palais sortent de terre comme des champignons de pierre.
Döhring construit d’abord des bâtiments administratifs, puis des gares. La gare de Thonburi, qu’il dessine en 1900 dans le style expressionniste en brique, sera détruite pendant la Seconde Guerre mondiale avant d’être reconstruite selon ses plans originaux. On y reconnaît déjà sa signature : des lignes épurées qui anticipent le Bauhaus de vingt ans, cette sobriété industrielle du Deutscher Werkbund mâtinée d’une adaptation tropicale qu’il invente au fil des jours. À Phitsanulok, il conçoit une autre gare, celle-là évoque les maisons à colombages du sud de l’Allemagne. Un morceau de Bavière transplanté dans la chaleur thaïlandaise.
En 1909, il change de ministère. On le nomme architecte et ingénieur au ministère de l’Intérieur. C’est là qu’il rencontre le prince Damrong Rajanubhab, demi-frère du roi et premier ministre de l’Intérieur du royaume, et le prince Dilok Nabarath. Les commandes affluent. En deux ans, il dessine et supervise la construction de quatre palais pour la famille royale. Une résidence pour le roi Chulalongkorn à Phetchaburi – le Phra Ram Ratchaniwet, avec ses toits mansardés, ses courbes viennoises, ses céramiques exquises, ses putti italiens dans la cour. Un palais pour le prince Damrong. Un autre pour le prince Dilok. Et pour la reine Sukhumala Marasri, sixième épouse de Chulalongkorn, un bâtiment résidentiel dans le palais de son fils, le prince Paribatra Sukhumbandhu.
En septembre 1909, Karl Döhring est nommé Premier Architecte du roi. Il a trente ans.
Mais 1911 brise quelque chose. Margarethe meurt subitement. Karl rentre en Allemagne, effondré. Il se réfugie dans le travail. Il soutient à la Königliches Sächsisches Technische Hochschule de Dresde une thèse sur le Phrachedi siamois, ces stupas bouddhistes qu’il a observés, mesurés, dessinés durant ses années à Bangkok. Il obtient son premier doctorat. L’année suivante, il retourne au Siam. Seul.
Ses responsabilités s’élargissent. On lui confie la planification architecturale de la première université du royaume, l’université Chulalongkorn. Mais parallèlement, il devient superviseur des recherches sur les antiquités thaïlandaises. C’est là que tout bascule. Döhring l’architecte devient Döhring l’archéologue, l’historien de l’art, le voyageur obsessionnel. Il organise des expéditions dans les provinces du Nord, visite des villes en ruine, documente, photographie, dessine. Il remplit des carnets entiers de croquis, de mesures, d’observations. Il étudie les temples, les wat, les chedi, leur place dans les complexes religieux, leurs décorations, leurs proportions. Chaque voyage l’éloigne un peu plus de Berlin, le rapproche un peu plus de ce royaume qui devient le sien.
Mais le stress, la charge de travail, la chaleur épuisante ont raison de lui. Il tombe gravement malade. Les médecins lui ordonnent de rentrer en Allemagne. Il espère revenir une fois rétabli, mais en 1914 éclate la Première Guerre mondiale. Les frontières se ferment. Le Siam s’éloigne comme un mirage.
Après la guerre, Döhring ne retourne jamais à Bangkok. Il met fin à sa carrière d’architecte. Il devient historien de l’art à plein temps, traducteur de littérature anglaise et américaine, designer. Mais surtout, il écrit. Entre 1912 et 1925, il publie des ouvrages monumentaux sur l’art siamois. *Buddhistische Tempelanlagen in Siam*, en trois volumes, paraît en 1920. *Kunst und Kunstgewerbe in Siam*, commandé par le roi Rama VI, est publié en 1925. Ses photographies, ses dessins, son érudition impressionnent l’Occident. À Bangkok, des décennies plus tard, le département des Beaux-Arts utilisera ses archives pour les premières grandes campagnes de restauration et de conservation.
En 1920, il se remarie avec Hedwig Maria Wagner, née en 1898 à Nuremberg. Vingt-deux ans plus jeune que lui. Ils n’auront pas d’enfants. Karl meurt le 1er juin 1941 à Darmstadt, à soixante et un ans. Hedwig survivra quarante ans, émigrera aux États-Unis en 1949 pour vivre près de la famille du frère de Karl, Erich. Elle mourra en novembre 1981 à Lawrence, Kansas, chez la nièce de Karl, Louise Döhring McClendon.
Les carnets originaux, les dessins, les notes sont aujourd’hui conservés par Brian McClendon, arrière-neveu de Karl.
À Bangkok, il reste quelques traces. La gare de Thonburi, reconstruite. Celle de Phitsanulok. Le palais de Phetchaburi où l’on marche pieds nus sur le parquet ciré et où craquent les planches sous le poids de l’histoire. Sur les murs, un portrait de Döhring. Un homme au visage austère, le regard fixe, la mâchoire serrée. L’homme qui a voulu comprendre un royaume entier, pierre après pierre, temple après temple. L’homme qui a bâti des gares et des palais, puis s’est perdu dans les ruines du Nord pour y chercher l’âme du bouddhisme.
On sait peu de choses de ses dernières années à Darmstadt. On sait qu’il a traduit, dessiné, écrit sous le pseudonyme de Ravi Ravendro. On sait qu’il n’est jamais retourné à Bangkok. On imagine qu’il n’a jamais cessé d’y penser.
Dans le projet de Döhring, il y avait une gare centrale pour Bangkok qui n’a jamais été construite. Il y avait un siège social et un hôpital pour la Marine royale qui sont restés sur le papier. Il y avait des rêves interrompus par la maladie, par la guerre, par l’exil. Mais il y avait aussi cette intuition : qu’un royaume pouvait être moderne sans renoncer à son âme, qu’une architecture pouvait être européenne sans être coloniale, qu’un étranger pouvait servir un pays sans le trahir.
Aujourd’hui, quand on traverse Bangkok en train, quand on visite le palais de Phetchaburi, quand on feuillette les volumes de *Buddhistische Tempelanlagen in Siam* dans une bibliothèque universitaire, on croise son fantôme. Un Allemand de Cologne qui a fait de Bangkok sa seconde patrie, qui a dessiné des gares dans la mangrove, qui a gravi des montagnes pour mesurer des stupas oubliés, qui a laissé derrière lui des bâtiments, des livres, des archives, et cette question vertigineuse : que reste-t-il d’un homme qui a tout donné à un pays qui n’était pas le sien ?
Karl Siegfried Döhring est mort en juin 1941, à Darmstadt, loin de la chaleur tropicale, loin des wat dorés, loin du Mékong. On ne sait pas s’il pensait encore au Siam. On sait seulement qu’il y a laissé son œuvre, et peut-être son cœur.