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Suvar­nabhu­mi

Explo­ra­tions asia­tiques #1

Suvar­nabhu­mi dans l’oubli

I

L’aé­ro­port de Bang­kok porte ce nom : Suvar­nabhu­mi. Quinze mil­lions de pas­sa­gers par an pro­noncent ce mot sans le com­prendre. Ils tra­versent le hall cli­ma­ti­sé, traînent leurs valises à rou­lettes sur le marbre gris, achètent du whis­ky détaxé. Per­sonne ne sait qu’ils foulent la Terre de l’Or.

Suvarṇabhū­mi en sans­krit. Suvar­na : l’or. Bhu­mi : la terre.

Le 28 sep­tembre 2006, le roi Bhu­mi­bol a inau­gu­ré ce ter­mi­nal. Il avait quatre-vingts ans. Il por­tait une veste claire et par­lait peu. Der­rière lui, les pan­neaux de verre réflé­chis­saient les nuages de la mous­son. On avait choi­si ce nom pour rap­pe­ler une géo­gra­phie ancienne, celle des textes boud­dhistes et des chro­niques chinoises.

Mais où se trouve exac­te­ment Suvarnabhumi ?

II

Dans les textes palis du canon boud­dhiste, Suvan­nabhu­mi appa­raît comme une des­ti­na­tion. Les mar­chands y vont. Les mis­sion­naires aus­si. C’est une terre riche, au-delà des mers, quelque part vers l’est ou vers le sud.

Au troi­sième siècle avant notre ère, l’empereur Asho­ka envoie deux moines, Sona et Utta­ra, pour y prê­cher le dhar­ma. Ils embarquent depuis le port de Tam­ra­lip­ti, dans le golfe du Ben­gale. Les textes ne disent pas com­bien de temps dure la traversée.

Les chro­niques bir­manes pré­tendent que Suvan­nabhu­mi désigne la Bir­ma­nie. Les Thaï­lan­dais affirment qu’il s’a­git de la Thaï­lande. Les Cam­bod­giens, les Malai­siens, les Indo­né­siens reven­diquent aus­si ce nom. Cha­cun veut être la Terre de l’Or.

Cette guerre de légi­ti­mi­té dure depuis des siècles. En 1863, lors du pre­mier congrès des orien­ta­listes à Paris, un débat violent oppose les savants bri­tan­niques et fran­çais sur la loca­li­sa­tion de Suvar­nabhu­mi. Les Bri­tan­niques, qui contrôlent la Bir­ma­nie, défendent la thèse bir­mane. Les Fran­çais, pré­sents en Indo­chine, penchent pour le Cam­bodge ou le sud du Vietnam.

Per­sonne ne trouve d’ac­cord. Le congrès se ter­mine dans la confusion.

III

Je suis arri­vé à Bang­kok en juillet. La cha­leur était consi­dé­rable. Dans ma chambre d’hô­tel de Sukhum­vit, le cli­ma­ti­seur pro­dui­sait un bruit de fri­go amé­ri­cain. J’a­vais empor­té une édi­tion anno­tée du Milin­da­pan­ha, les Ques­tions du roi Milin­da, dia­logue entre un roi grec de Bac­triane et un moine boud­dhiste, vers 150 avant J.-C.

Le roi Milin­da demande : « Où se trouve Suvannabhumi ? »

Le moine Naga­se­na répond : « Là où pousse le san­tal doré, là où les rivières char­rient des paillettes. »

En réa­li­té, ça n’a rien d’une réponse géo­gra­phique. C’est une énigme. Et je ne sais pas pour­quoi, mais en me lan­çant dans cette quête, je me suis vite dit que j’allais glis­ser sur la réa­li­té, en ne ren­con­trant que des mys­tères de ce genre.

Par la fenêtre, je voyais le Sky­train glis­ser sur ses rails aériens. Des pan­neaux publi­ci­taires géants van­taient des smart­phones, des cos­mé­tiques coréens, des appar­te­ments de luxe. Bang­kok s’é­ti­rait jus­qu’à l’ho­ri­zon, grise et verte sous le ciel blanc de juillet.

IV

Dans la biblio­thèque de l’u­ni­ver­si­té Chu­la­long­korn, j’ai consul­té les tra­duc­tions des annales chi­noises de la dynas­tie Han. Un texte du pre­mier siècle men­tionne un royaume nom­mé Jin­lin, le Bord de l’Or. Il se situe quelque part dans la pénin­sule malaise.

Les géo­graphes grecs, eux, parlent de la Cher­so­nèse d’Or. Pto­lé­mée la place sur ses cartes. C’est une pénin­sule qui s’é­tire vers le sud, bor­dée d’îles, fer­tile en épices et en métaux précieux.

Toutes ces géo­gra­phies se super­posent sans coïn­ci­der. La recherche de Suvar­nabhu­mi com­mence à res­sem­bler à un palimpseste.

La biblio­thèque était presque vide. Un étu­diant dor­mait sur une table, la tête posée sur un manuel d’in­gé­nie­rie. Une biblio­thé­caire ran­geait des ouvrages en silence. Par les hautes fenêtres entraient des rec­tangles de lumière poussiéreuse.

J’ai pho­to­co­pié plu­sieurs pages. Les carac­tères chi­nois anciens res­sem­blaient à des idéo­grammes mys­té­rieux. Je ne com­pre­nais que les notes en anglais du tra­duc­teur, un sino­logue belge mort en 1987. Un monde pous­sié­reux et érudit…

V

À l’é­poque d’A­sho­ka, les marins indiens navi­guaient vers l’est en sui­vant la mous­son. Ils par­taient en novembre, pous­sés par les vents du nord-est, et reve­naient en juin avec les vents du sud-ouest. Le voyage durait des mois.

Ils trans­por­taient des tis­sus, du fer, des perles de verre. Ils rame­naient de l’or, de l’é­tain, des résines aro­ma­tiques, des plumes de paon.

Dans les ports de la côte est de l’Inde, on racon­tait des his­toires sur ces terres loin­taines. Des villes pros­pères. Des rois puis­sants. Des mines d’or inépuisables.

Suvar­nabhu­mi était peut-être moins un lieu que la pro­messe de richesses inestimables.

Les bateaux uti­li­sés étaient des boutres à voile, construits sans clous, les planches cou­sues avec des fibres de coco. Ils trans­por­taient cin­quante à cent per­sonnes. Les tem­pêtes en englou­tis­saient la moi­tié. Les pirates l’autre moitié.

Ceux qui reve­naient racon­taient des mer­veilles, mais aus­si des moments d’horreur.

VI

Le phi­lo­logue fran­çais Georges Coe­dès a pas­sé sa vie à étu­dier les ins­crip­tions de l’A­sie du Sud-Est. Il a déchif­fré des stèles khmères, des tablettes bir­manes, des chro­niques java­naises. Dans son bureau de l’É­cole fran­çaise d’Ex­trême-Orient à Hanoi, puis à Paris, il a recons­ti­tué l’his­toire de cette région que les Indiens appe­laient Suvarnabhumi.

Il pen­sait que ce nom dési­gnait l’en­semble de la pénin­sule indo­chi­noise et de l’ar­chi­pel malais. Une vaste zone d’in­fluence indienne, india­ni­sée par le com­merce et le boud­dhisme, mais jamais colonisée.

Coe­dès est mort en 1969. Il n’a jamais vu l’aé­ro­port de Bangkok.

J’ai lu ses mémoires un soir dans un res­tau­rant de Silom. Autour de moi, des tou­ristes euro­péens com­man­daient du pad thaï en consul­tant leurs télé­phones. Coe­dès racon­tait ses années à Hanoi, dans les années 1920, quand il par­cou­rait le Cam­bodge à dos d’é­lé­phant pour rele­ver des ins­crip­tions sur des temples per­dus dans la jungle.

Il écri­vait : « Chaque stèle est un frag­ment d’un puzzle dont nous ne ver­rons jamais l’i­mage complète. »

VII

Dans le dis­trict de Nakhon Pathom, à cin­quante kilo­mètres à l’ouest de Bang­kok, on a décou­vert des ves­tiges d’une ancienne cité. Des perles de verre, des sceaux, des frag­ments de pote­rie indienne. Les archéo­logues datent ces objets du troi­sième siècle avant notre ère.

C’é­tait peut-être un comp­toir com­mer­cial. Les mar­chands indiens s’y arrê­taient avant de conti­nuer vers le sud, vers la Malai­sie actuelle, où se trou­vaient les mines d’étain.

Cer­tains pensent que c’é­tait Suvar­nabhu­mi. D’autres en doutent.

Les fouilles ont été diri­gées dans les années 1960 par un archéo­logue thaï for­mé à Oxford, Sri­sa­kra Val­lib­ho­ta­ma. Il a pas­sé dix ans à creu­ser métho­di­que­ment le site. Il a trou­vé des fon­da­tions de bâti­ments, des canaux d’ir­ri­ga­tion, des fours à poterie.

Mais aucune ins­crip­tion. Aucun texte. Rien qui puisse confir­mer le nom ancien de ce lieu.

Val­lib­ho­ta­ma est mort en 2002, convain­cu qu’il avait décou­vert Suvar­nabhu­mi. Ses col­lègues res­tent sceptiques.

VIII

Le mot suvar­na vient du sans­krit su (bon) et var­na (cou­leur). L’or est la bonne cou­leur, la cou­leur par­faite. Dans les textes védiques, l’or sym­bo­lise la lumière, l’im­mor­ta­li­té, la vérité.

Quand les Indiens par­laient de Suvar­nabhu­mi, ils ne pen­saient peut-être pas seule­ment à des gise­ments auri­fères. Ils pen­saient à une terre de pros­pé­ri­té, de sagesse, d’ac­com­plis­se­ment spirituel.

Une terre où le dhar­ma pou­vait s’épanouir.

Dans les Jata­kas, les contes des vies anté­rieures du Boud­dha, Suvar­nabhu­mi appa­raît plu­sieurs fois. Dans l’une de ces his­toires, le Bod­hi­satt­va naît comme fils de mar­chand. Il orga­nise une expé­di­tion mari­time vers Suvar­nabhu­mi pour y cher­cher des richesses. Mais une fois arri­vé, il découvre que la vraie richesse n’est pas l’or, mais l’en­sei­gne­ment du dharma.

C’est une para­bole, bien sûr. Mais elle révèle quelque chose : Suvar­nabhu­mi était autant une méta­phore qu’une destination.

IX

J’ai pris le train pour Nakhon Pathom. Dans le wagon de troi­sième classe, un ven­ti­la­teur bras­sait l’air chaud. À côté de moi, un moine en robe safran lisait un maga­zine de football.

À la gare, j’ai pris un tuk-tuk jus­qu’au Phra Pathom Che­di, le grand stu­pa doré qui domine la ville. C’est le plus haut stu­pa du monde : cent vingt mètres. Construit au dix-neu­vième siècle sur les ruines d’un sanc­tuaire ancien.

Autour du stu­pa, des fidèles dépo­saient des fleurs de lotus. Une femme âgée fai­sait brû­ler de l’en­cens. L’o­deur sucrée se mêlait à celle de la pluie qui com­men­çait à tomber.

J’ai fait le tour du monu­ment dans le sens des aiguilles d’une montre, comme le veut la tra­di­tion. Des bas-reliefs racon­taient la vie du Boud­dha. Des mar­chands de fleurs ven­daient des guir­landes de jas­min. Un groupe d’é­co­liers en uni­forme écou­tait leur pro­fes­seur expli­quer l’his­toire du lieu.

Le pro­fes­seur disait : « C’est ici que les pre­miers mis­sion­naires boud­dhistes sont arri­vés. C’est ici que com­mence l’his­toire de notre pays. »

Peut-être. Peut-être pas.

X

Les chro­niques bir­manes racontent l’his­toire de deux frères mar­chands, Tapus­sa et Bhal­li­ka, qui ren­con­trèrent le Boud­dha sous l’arbre de la Bod­hi, peu après son éveil. Le Boud­dha leur offrit huit che­veux de sa tête. Les deux frères retour­nèrent dans leur pays natal, Suvan­nabhu­mi, et construi­sirent un stu­pa pour y enchâs­ser ces reliques.

Ce stu­pa serait la pagode Shwe­da­gon à Rangoon.

Mais une autre légende dit que les deux frères étaient ori­gi­naires de Nakhon Pathom, et que le Phra Pathom Che­di conserve ces reliques.

Les mythes migrent comme les mots.

J’ai visi­té la pagode Shwe­da­gon en 2003, avant la der­nière période sombre de la junte bir­mane. C’é­tait un matin de février. La pagode brillait sous le soleil, recou­verte de plu­sieurs tonnes de feuilles d’or. Des mil­liers de fidèles tour­naient autour de la base, pieds nus sur les dalles chaudes.

Un vieux guide m’a­vait racon­té la légende de Tapus­sa et Bhal­li­ka. Il par­lait un anglais approxi­ma­tif mais chan­tant. Il disait : « Les deux frères viennent d’i­ci. Ran­goon, c’est Suvannabhumi. »

À Bang­kok, on m’a­vait dit exac­te­ment la même chose. 

On aurait pu croire que ça reve­nait au même que l’éternel com­bat entre Nor­mands et Bre­tons pour savoir où se situait le Mont Saint-Michel.

XI

Dans les années 1920, le lin­guiste fin­lan­dais Yrjö Hirn a étu­dié la dif­fu­sion du boud­dhisme en Asie du Sud-Est. Il a com­pa­ré les ver­sions palie, bir­mane, thaïe et cin­gha­laise des textes canoniques.

Il a remar­qué que le nom Suvan­nabhu­mi appa­raît dans tous ces textes, mais avec des signi­fi­ca­tions légè­re­ment dif­fé­rentes. Pour cer­tains, c’est un royaume pré­cis. Pour d’autres, c’est une région. Pour d’autres encore, c’est un concept : la fron­tière orien­tale du monde bouddhiste.

Hirn en a conclu que Suvan­nabhu­mi était une construc­tion lit­té­raire autant que géographique.

Son étude, publiée en 1927 à Hel­sin­ki, n’a jamais été tra­duite en fran­çais. Je l’ai lue dans une édi­tion en anglais, anno­tée au crayon par un pré­cé­dent lec­teur. Dans la marge de la page 47, quel­qu’un avait écrit : « Ou peut-être sim­ple­ment l’Indonésie ? »

L’In­do­né­sie. Encore une hypo­thèse. On n’est plus à une hypo­thèse près.

Plus je cherche, plus j’ai l’impression que la véri­té s’éloigne.

XII

Les Por­tu­gais sont arri­vés en Asie du Sud-Est au sei­zième siècle. Ils cher­chaient des épices et de l’or. Ils ont fon­dé des comp­toirs à Malac­ca, à Goa, à Macao.

Dans leurs chro­niques, ils men­tionnent par­fois un royaume légen­daire qu’ils appellent Ter­ra do Ouro. Terre de l’Or. Ils ne savent pas exac­te­ment où elle se trouve, mais ils en ont enten­du par­ler par les mar­chands arabes et persans.

C’est le même mythe, tra­duit en portugais.

Tomé Pires, apo­thi­caire et chro­ni­queur por­tu­gais, écrit en 1515 : « Au-delà de Malac­ca, vers l’est, se trouve une terre où l’or pousse dans les arbres. Les indi­gènes l’ap­pellent Suvar­nabhu­mi. Mais nous n’a­vons jamais trou­vé cette terre. »

Les Por­tu­gais ont cher­ché pen­dant cent ans. Ils ont explo­ré Suma­tra, Java, Bor­néo, les Phi­lip­pines. Ils ont trou­vé de l’or, certes. Des mines, des rivières auri­fères, des royaumes riches. Mais jamais assez. Jamais la légen­daire Terre de l’Or.

Fina­le­ment, ils ont ces­sé de chercher.

XIII

Au Musée natio­nal de Bang­kok, on peut voir une carte gra­vée sur une plaque de cuivre, datée du dix-hui­tième siècle. Elle repré­sente le royaume de Siam et ses voi­sins. Au sud, vers la Malai­sie, une ins­crip­tion en carac­tères thaïs indique : « Suvar­nabhu­mi, l’an­cienne terre. »

Le car­to­graphe savait que ce nom dési­gnait un pas­sé révo­lu. Une géo­gra­phie mythique.

J’ai pas­sé une après-midi dans ce musée. Les salles étaient fraîches, presque vides. Un gar­dien som­no­lait sur une chaise. Dans une vitrine, des sta­tuettes de bronze repré­sen­tant des divi­ni­tés hin­doues côtoyaient des boud­dhas en grès.

La carte était expo­sée dans une salle consa­crée aux rela­tions entre Siam et l’Inde. À côté, on pou­vait voir des tis­sus indiens du dix-sep­tième siècle, des pièces de mon­naie mogholes, des manus­crits en sanskrit.

L’é­ti­quette de la carte disait : « Cette repré­sen­ta­tion montre com­ment les car­to­graphes sia­mois conce­vaient leur pays comme l’hé­ri­tier de Suvarnabhumi. »

Héri­tier. Pas Suvar­nabhu­mi elle-même. Juste son héritier.

XIV

Pen­dant la Seconde Guerre mon­diale, les Japo­nais ont occu­pé la Thaï­lande. Ils ont construit des aéro­dromes, des routes, des ponts. Après la guerre, ces infra­struc­tures sont restées.

Dans les années 1960, le gou­ver­ne­ment thaï­lan­dais a déci­dé de moder­ni­ser le pays. On a construit des bar­rages, des usines, des hôtels pour tou­ristes. Bang­kok s’est trans­for­mée en métropole.

L’an­cien aéro­port, Don Mueang, était deve­nu trop petit. On a pla­ni­fié un nou­vel aéro­port dans les marais à l’est de la ville.

Il fal­lait lui don­ner un nom.

Les archi­tectes vou­laient un nom moderne : « Bang­kok Inter­na­tio­nal » ou « Thai­land Gate­way ». Les mili­taires sug­gé­raient le nom d’un roi. Les moines consul­tés pro­po­saient un nom bouddhiste.

Fina­le­ment, c’est le roi Bhu­mi­bol, Rama IX, qui a tran­ché. Suvar­nabhu­mi. L’an­cienne Terre de l’Or.

XV

Le roi Bhu­mi­bol était un monarque éru­dit. Il jouait du saxo­phone, com­po­sait des chan­sons de jazz, s’in­té­res­sait à la pho­to­gra­phie et à l’hy­drau­lique. Il avait étu­dié les textes anciens et par­lait fran­çais presque couramment.

C’est lui qui a pro­po­sé le nom Suvarnabhumi.

Il vou­lait relier le pré­sent au pas­sé. Faire de cet aéro­port moderne, avec ses pistes de trois mille mètres et ses ter­mi­naux de verre, le pro­lon­ge­ment d’une his­toire millénaire.

Dans son dis­cours d’i­nau­gu­ra­tion, il a dit : « Nous construi­sons l’a­ve­nir en nous sou­ve­nant du passé. »

Les jour­naux thaï­lan­dais ont célé­bré ce choix. Les intel­lec­tuels ont écrit des articles élo­gieux. Quelques voix dis­si­dentes ont fait remar­quer que per­sonne ne savait vrai­ment où se trou­vait Suvar­nabhu­mi, ni même si elle avait existé.

Ces voix ont été igno­rées et l’aéroport porte ce nom que les tou­ristes assi­milent à Bangkok.

XVI

J’ai ren­con­tré le pro­fes­seur Sunait Chu­tin­ta­ra­nond, his­to­rien à l’u­ni­ver­si­té Tham­ma­sat. Dans son bureau encom­bré de livres, il m’a expli­qué que Suvar­nabhu­mi n’a jamais été un lieu unique.

« C’é­tait un réseau, m’a-t-il dit. Des ports, des royaumes, des routes com­mer­ciales. Une zone d’é­changes cultu­rels entre l’Inde et l’A­sie du Sud-Est. Le nom dési­gnait cet espace fluide, cette civi­li­sa­tion mar­chande et boud­dhiste qui s’é­ten­dait sur des mil­liers de kilomètres. »

Il a ajou­té : « Les Euro­péens cher­chaient des fron­tières pré­cises. Mais les Asia­tiques pen­saient en termes de centres et de péri­phé­ries. Suvar­nabhu­mi était un centre mobile. »

Nous avons bu du thé gla­cé en par­lant des anciennes routes mari­times. Le pro­fes­seur Sunait me mon­trait des cartes, des repro­duc­tions d’ins­crip­tions, des sché­mas de la cir­cu­la­tion des mar­chan­dises au pre­mier millénaire.

« Regar­dez, disait-il en poin­tant du doigt. De l’Inde vers Suma­tra. De Suma­tra vers Java. De Java vers le Cam­bodge. Et retour. Suvar­nabhu­mi, c’é­tait tout ça. Un monde connecté. »

En mon for inté­rieur, je me disais « de la même manière que l’aéroport est un hub vers l’Asie du sud-est. »

XVII

Dans les années 1990, pen­dant les tra­vaux de construc­tion de l’aé­ro­port, les archéo­logues ont décou­vert des traces d’oc­cu­pa­tion humaine très anciennes. Des tes­sons de pote­rie, des outils de pierre, des osse­ments d’animaux.

Le site avait été habi­té depuis le néo­li­thique. Les hommes vivaient ici depuis six mille ans.

Ils ne savaient pas qu’ils habi­taient la Terre de l’Or.

Les tra­vaux ont été retar­dés de six mois pour per­mettre les fouilles. Les ingé­nieurs pes­taient. Les poli­ti­ciens s’im­pa­tien­taient. Les archéo­logues conti­nuaient à creuser.

Ils ont trou­vé les restes d’un vil­lage de l’âge du bronze. Des sépul­tures. Des bra­ce­lets de bronze. Des haches polies. Mais rien qui prouve que ce lieu s’ap­pe­lait Suvarnabhumi.

Les fouilles ont fina­le­ment ces­sé. Les bull­do­zers sont reve­nus. Les pistes ont été bétonnées.

XVIII

Aujourd’­hui, l’aé­ro­port de Suvar­nabhu­mi est l’un des plus fré­quen­tés d’A­sie. Les avions décollent toutes les deux minutes. Dans le hall des arri­vées, des chauf­feurs de taxi attendent avec des pan­cartes. Des familles se retrouvent. Des hommes d’af­faires consultent leurs téléphones.

Le mot Suvar­nabhu­mi s’af­fiche par­tout : sur les enseignes, les uni­formes du per­son­nel, les écrans d’in­for­ma­tion. Mais per­sonne ne le pro­nonce correctement.

La plu­part des voya­geurs l’ap­pellent sim­ple­ment « Bang­kok Airport ».

J’ai inter­ro­gé quelques pas­sa­gers dans le hall des départs. Une Amé­ri­caine en route pour Bali. Un Japo­nais qui ren­trait à Tokyo. Un couple d’Al­le­mands qui par­taient en vacances à Phuket.

« Savez-vous ce que signi­fie Suvarnabhumi ? »

Ils ne savaient pas. Ils s’en fichaient un peu. Ils vou­laient juste attra­per leur vol.

L’A­mé­ri­caine a dit : « C’est un joli nom. Ça sonne exotique. »

XIX

Patrick Leigh Fer­mor, le voya­geur bri­tan­nique, écri­vait que les noms de lieux sont des sédi­ments d’his­toire. Chaque syl­labe conserve la trace d’une civi­li­sa­tion disparue.

Suvar­nabhu­mi contient le sans­krit, le pali, les rêves des mar­chands indiens, les cartes des géo­graphes grecs, les chro­niques des moines bir­mans, les ambi­tions des rois thaïs.

C’est un mot-palimp­seste. Un mot-navigation.

J’ai pen­sé à Leigh Fer­mor en par­cou­rant les cou­loirs de l’aé­ro­port. Lui qui avait tra­ver­sé l’Eu­rope à pied dans les années 1930, de Rot­ter­dam à Constan­ti­nople, dor­mant chez les pay­sans et les nobles, notant tout dans ses carnets.

Il aurait aimé cette his­toire de Suvar­nabhu­mi. Cette géo­gra­phie impos­sible. Cette terre qui existe et n’existe pas.

XX

Dans un café de l’aé­ro­port, j’ai relu mes notes. Des pho­to­co­pies, des réfé­rences biblio­gra­phiques, des frag­ments de conver­sa­tions. J’es­sayais de recons­ti­tuer le puzzle.

Suvar­nabhu­mi appa­raît pour la pre­mière fois dans les textes boud­dhistes palis, vers le troi­sième siècle avant notre ère. Les chro­niques chi­noises la men­tionnent au pre­mier siècle. Les géo­graphes grecs parlent de la Cher­so­nèse d’Or vers la même époque.

Puis le nom dis­pa­raît. Pen­dant mille ans, plus per­sonne ne parle de Suvarnabhumi.

Il réap­pa­raît au trei­zième siècle dans les chro­niques bir­manes. Puis au dix-hui­tième siècle dans les cartes sia­moises. Puis au ving­tième siècle dans les débats des orientalistes.

Et enfin, en 2006, sur les murs d’un aéro­port ultramoderne.

Le mot a sur­vé­cu aux civi­li­sa­tions qui l’ont créé.

XXI

J’ai essayé d’i­ma­gi­ner les moines Sona et Utta­ra, envoyés par Asho­ka au troi­sième siècle avant notre ère. Ils embarquent à Tam­ra­lip­ti avec quelques rou­leaux de manus­crits, des vête­ments de rechange, des bols pour mendier.

Ils ne savent pas com­bien de temps dure­ra le voyage. Ils ne savent pas à quoi res­semble Suvar­nabhu­mi. Ils ont juste enten­du dire que c’est une terre pros­père où le dhar­ma n’a pas encore été prêché.

Pen­dant la tra­ver­sée, ils récitent des sutras. Ils méditent. Ils regardent l’horizon.

Après des semaines en mer, ils aper­çoivent une côte. Des forêts. Des mon­tagnes. Des vil­lages de pêcheurs.

Est-ce Suvar­nabhu­mi ?

Peut-être. Ils décident que oui. Ils débarquent. Ils com­mencent à prêcher.

XXII

Le phi­lo­logue bri­tan­nique William Jones, fon­da­teur de la Socié­té asia­tique de Cal­cut­ta au dix-hui­tième siècle, a été le pre­mier Euro­péen à étu­dier sérieu­se­ment le sans­krit. Il a décou­vert les liens entre le sans­krit, le grec, le latin, les langues ger­ma­niques et celtiques.

Il a aus­si étu­dié les textes boud­dhistes. Dans une lettre à un col­lègue datée de 1789, il écrit : « J’ai trou­vé men­tion d’un pays nom­mé Suvar­nabhu­mi. D’a­près mes cal­culs, il devrait se situer sur la côte ouest de la Bir­ma­nie, près de l’ac­tuel Ran­goon. Mais je ne peux en être certain. »

Jones est mort en 1794, à l’âge de qua­rante-sept ans, sans avoir réso­lu cette énigme.

Deux siècles plus tard, nous ne sommes guère plus avancés.

XXIII

Dans le temple Wat Pho à Bang­kok, il existe une fresque du dix-neu­vième siècle repré­sen­tant une carte cos­mo­lo­gique boud­dhiste. Au centre, le mont Meru, axe du monde. Autour, les quatre conti­nents. Au sud-est, une terre dorée : Suvannabhumi.

Ce n’est pas une carte géo­gra­phique. C’est une carte spirituelle.

J’ai pas­sé une heure à étu­dier cette fresque. Un moine âgé m’a expli­qué que dans la cos­mo­lo­gie boud­dhiste, les lieux ne sont pas défi­nis par leurs coor­don­nées mais par leur fonc­tion spirituelle.

« Suvar­nabhu­mi, m’a-t-il dit, c’est l’en­droit où le dhar­ma peut fleu­rir. Où les gens sont récep­tifs à l’en­sei­gne­ment. Cela peut être n’im­porte où. Cela peut être partout. »

« Donc Suvar­nabhu­mi pour­rait être ici ? À Bangkok ? »

« Pour­quoi pas ? »

XXIV

L’his­to­rien de l’art fran­çais Louis Finot, suc­ces­seur de Georges Coe­dès à l’É­cole fran­çaise d’Ex­trême-Orient, a écrit en 1925 : « La quête de Suvar­nabhu­mi res­semble à la quête du royaume du Prêtre Jean. C’est une géo­gra­phie du désir. »

Le royaume du Prêtre Jean. Cette légende médié­vale euro­péenne qui par­lait d’un royaume chré­tien fabu­leux quelque part en Asie ou en Afrique. Les croi­sés l’ont cher­ché. Les explo­ra­teurs por­tu­gais aus­si. Ils ne l’ont jamais trouvé.

Parce qu’il n’exis­tait pas.

Suvar­nabhu­mi serait-elle du même ordre ? Une pro­jec­tion de nos espoirs sur une carte vide ?

Finot ajoute : « Mais ce qui est fas­ci­nant, c’est que cette pro­jec­tion a eu des effets réels. Des moines sont par­tis. Des routes com­mer­ciales se sont créées. Des royaumes se sont india­ni­sés. Le mythe a pro­duit de l’histoire. »

XXV

Un soir, dans un bar de Bang Rak, j’ai ren­con­tré un archéo­logue aus­tra­lien qui tra­vaillait sur un site près de la fron­tière bir­mane. Il s’ap­pe­lait Peter. Il buvait de la bière Chang dans une théière et fumait des ciga­rettes indonésiennes.

« Suvar­nabhu­mi, m’a-t-il dit, c’est une obses­sion régio­nale. Chaque pays veut prou­ver que c’é­tait chez lui. Les Bir­mans, les Thaïs, les Cam­bod­giens. Même les Malai­siens et les Indo­né­siens s’y mettent. »

« Et vous, vous en pen­sez quoi ? »

« Je pense que c’é­tait pro­ba­ble­ment plu­sieurs endroits dif­fé­rents à dif­fé­rentes époques. Un réseau de ports. Pas un royaume unique. »

Il a écra­sé sa ciga­rette dans le cendrier.

« Mais hon­nê­te­ment, on ne sau­ra jamais. Les preuves archéo­lo­giques sont trop frag­men­taires. Les textes anciens sont trop vagues. C’est comme cher­cher l’Atlantide. »

XXVI

Dans les archives colo­niales bri­tan­niques à Londres, conser­vées à la Bri­tish Libra­ry, il existe un rap­port daté de 1826. Un offi­cier de la Com­pa­gnie des Indes orien­tales, le capi­taine Fre­de­rick Mar­ryat, raconte une expé­di­tion dans le del­ta de l’Ir­ra­wad­dy en Birmanie.

Il écrit : « Les indi­gènes nous ont par­lé d’une ancienne cité englou­tie quelque part dans le del­ta. Ils l’ap­pellent Suvan­nabhu­mi. Selon la légende, elle a été détruite par un raz-de-marée il y a mille ans. »

Mar­ryat a cher­ché cette cité. Il a inter­ro­gé les pêcheurs, explo­ré les îles du del­ta, son­dé les fonds marins. Il n’a rien trouvé.

« Je com­mence à croire, conclut-il, que Suvan­nabhu­mi est une pure invention. »

XXVII

Je suis repar­ti de Bang­kok par un vol de nuit. L’a­vion a rou­lé len­te­ment sur le tar­mac. Par le hublot, je voyais les lumières de l’aé­ro­port, les balises orange, les pro­jec­teurs des hangars.

Puis nous avons décol­lé. L’ap­pa­reil a pris de l’al­ti­tude au-des­sus des marais, au-des­sus des rizières, au-des­sus de la ville illuminée.

En bas, quelque part, se trou­vait peut-être Suvarnabhumi.

Peut-être que Suvar­nabhu­mi est jus­te­ment un nom qui refuse la fixi­té. Une géo­gra­phie nomade. Un signi­fiant sans signi­fié stable.

Les lin­guistes appellent ça un « shif­ter », un embrayeur. Un mot dont le réfé­rent change selon le contexte, selon celui qui parle, selon l’époque.

Suvar­nabhu­mi est un shif­ter géographique.

XXX

L’é­cri­vain argen­tin Jorge Luis Borges a écrit une nou­velle inti­tu­lée « Tlön, Uqbar, Orbis Ter­tius ». Elle raconte la décou­verte pro­gres­sive d’un monde ima­gi­naire, Tlön, inven­té par une socié­té secrète. Au fil du temps, ce monde fic­tif com­mence à conta­mi­ner la réa­li­té. Des objets de Tlön appa­raissent dans notre monde.

En lisant cette nou­velle dans l’a­vion, j’ai pen­sé à Suvarnabhumi.

Un lieu ima­gi­naire qui pro­duit des effets réels. Des moines qui tra­versent l’o­céan. Des royaumes qui se créent. Des archéo­logues qui creusent. Un aéro­port qui se construit.

Le mythe devient géo­gra­phie. La géo­gra­phie devient mythe.

XXXI

Dans le Ramaya­na, l’é­po­pée indienne, le héros Rama part à la recherche de son épouse Sita, enle­vée par le démon Rava­na. Sa quête le mène jus­qu’à Lan­ka, l’île du Sri Lan­ka. Mais dans cer­taines ver­sions du texte, Rama conti­nue plus loin vers l’est. Vers Suvarnabhumi.

Ces ver­sions sont rares, sou­vent consi­dé­rées comme apo­cryphes. Mais elles existent.

Un pro­fes­seur de sans­krit de l’u­ni­ver­si­té de Madras, que j’ai contac­té par email, m’a envoyé la tra­duc­tion d’un pas­sage : « Et Rama mar­cha vers la Terre Dorée, où les arbres pro­duisent des fruits d’or et où les rivières char­rient des gemmes. »

C’est tout. Trois lignes. Puis l’his­toire revient au Sri Lanka.

Comme si le texte lui-même ne savait que faire de Suvarnabhumi.

XXXII

J’ai pen­sé aux explo­ra­teurs qui ont cher­ché d’autres lieux légen­daires. L’El­do­ra­do en Amé­rique du Sud. Les Sept Cités de Cibo­la au Mexique. Le royaume de Shan­gri-La dans l’Himalaya.

Tous ces lieux ont une chose en com­mun : ils pro­mettent l’a­bon­dance, la sagesse, l’im­mor­ta­li­té. Ils sont tou­jours ailleurs. Tou­jours plus loin.

Les conquis­ta­dors espa­gnols ont mas­sa­cré des popu­la­tions entières en cher­chant l’El­do­ra­do. Les explo­ra­teurs bri­tan­niques ont péri dans la neige en cher­chant Shangri-La.

Heu­reu­se­ment, la quête de Suvar­nabhu­mi a été plus paci­fique. Des moines, des phi­lo­logues, des archéo­logues. Pas de mas­sacres. Juste des malentendus.

XXXIII

L’hô­tesse de l’air est pas­sée avec le cha­riot des bois­sons. J’ai com­man­dé une bière gla­cée. Par le hublot, on ne voyait plus que le noir de la nuit et, par­fois, les lumières d’une ville lointaine.

J’ai fer­mé mon car­net. À quoi bon conti­nuer à cher­cher ? Suvar­nabhu­mi res­te­rait une énigme. Et peut-être était-ce mieux ainsi.

Cer­taines ques­tions n’ont pas besoin de réponse. Elles semblent plus riches dans leur indétermination.

XXXIV

Le phi­lo­sophe fran­çais Gas­ton Bache­lard écri­vait sur « la poé­tique de l’es­pace ». Il disait que cer­tains lieux existent d’a­bord dans l’i­ma­gi­na­tion avant d’exis­ter dans la réa­li­té. La mai­son natale, le gre­nier, la cave. Ce sont des espaces psy­chiques autant que physiques.

Suvar­nabhu­mi serait un espace psy­chique à l’é­chelle d’un conti­nent. L’O­rient rêvé par l’Inde. La terre pro­mise des mar­chands et des moines.

Et main­te­nant, un aéro­port. Un non-lieu, comme dirait l’an­thro­po­logue Marc Augé. Un espace de tran­sit, sans iden­ti­té propre, inter­chan­geable avec tous les autres aéro­ports du monde. Après tout, un aéro­port n’est-il pas par défi­ni­tion une zone inter­na­tio­nale, sans iden­ti­té, sans 

L’i­ro­nie est totale : la Terre de l’Or est deve­nue un hall d’aéroport.

XXXV

J’ai repen­sé à ma conver­sa­tion avec le pro­fes­seur Sunait. Il m’a­vait dit : « Les Asia­tiques pen­saient en termes de centres et de périphéries. »

C’est vrai. Dans la cos­mo­lo­gie boud­dhiste et hin­doue, le monde n’a pas de fron­tières fixes. Il y a des centres de pou­voir spi­ri­tuel – le mont Meru, Bodh­gaya, Ang­kor. Et autour de ces centres, des zones d’in­fluence qui s’es­tompent graduellement.

Suvar­nabhu­mi serait une de ces zones. Pas un royaume avec des fron­tières, mais une auréole de civi­li­sa­tion. Une sphère d’in­fluence culturelle.

Les Euro­péens, avec leurs cartes et leurs trai­tés, n’ont jamais com­pris cela. Ils vou­laient des lignes pré­cises. Des lati­tudes et des longitudes.

Mais Suvar­nabhu­mi résiste à la car­to­gra­phie occi­den­tale. Et elle résiste très fort.

XXX­VI

Dans les années 1950, l’U­NES­CO a lan­cé un pro­jet pour car­to­gra­phier les anciennes routes com­mer­ciales d’A­sie. Des équipes d’ar­chéo­logues, d’his­to­riens et de géo­graphes ont par­cou­ru l’Inde, l’A­sie du Sud-Est, la Chine.

Ils ont tra­cé les routes de la soie, les routes mari­times, les routes des épices. Ils ont iden­ti­fié les ports anciens, les cara­van­sé­rails, les relais commerciaux.

Sur leurs cartes, Suvar­nabhu­mi appa­raît comme une zone floue, colo­rée en jaune pâle, s’é­ten­dant du sud de la Bir­ma­nie jus­qu’à Java. Une légende pré­cise : « Zone d’in­fluence indienne, Ier-VIe siècle de notre ère. Iden­ti­fi­ca­tion incertaine. »

Zone d’in­fluence. Iden­ti­fi­ca­tion incertaine.

C’est peut-être la meilleure définition.

XXX­VII

J’ai relu le dis­cours d’i­nau­gu­ra­tion du roi Bhu­mi­bol. Il disait : « Nous construi­sons l’a­ve­nir en nous sou­ve­nant du passé. »

Mais quel pas­sé exac­te­ment ? Un pas­sé his­to­rique ou un pas­sé mytho­lo­gique ? Un pas­sé réel ou un pas­sé désiré ?

Le roi était un homme intel­li­gent. Il savait cer­tai­ne­ment que la loca­li­sa­tion de Suvar­nabhu­mi était débat­tue. Il avait lu les tra­vaux de Coe­dès, les études des archéologues.

Peut-être que pour lui, la véri­té his­to­rique impor­tait peu. Ce qui comp­tait, c’é­tait le geste sym­bo­lique. Relier la Thaï­lande moderne à une tra­di­tion ancienne. Ins­crire le pays dans une his­toire millénaire.

C’est ce que font tous les natio­na­lismes : ils inventent des généalogies.

XXX­VIII

L’a­vion com­men­çait sa des­cente. On aper­ce­vait les lumières de Paris dans la nuit. La Seine, les bou­le­vards, la tour Eif­fel illu­mi­née. Ou peut-être que je n’avais envie de voir que ça.

J’ai ran­gé mon car­net dans mon sac. Dans quelques minutes, je serais de retour en Europe. Loin de l’A­sie, loin de Suvarnabhumi.

Mais je savais que je conti­nue­rais à pen­ser à cette énigme. Elle me hanterait.

C’est le propre des grandes questions.

XXXIX

Quelques mois après mon retour, j’ai reçu un email du pro­fes­seur Sunait. Il m’en­voyait un article récent publié dans le Jour­nal of Sou­theast Asian Stu­dies. Une équipe d’ar­chéo­logues japo­nais avait décou­vert un nou­veau site dans le sud de la Thaï­lande, près de Nakhon Si Thammarat.

Ils avaient trou­vé des frag­ments de tablettes en or gra­vées de textes en pali. L’une de ces tablettes men­tion­nait « Suvannabhumi ».

Le pro­fes­seur Sunait écri­vait : « Enfin une preuve concrète ! »

J’ai lu l’ar­ticle. C’é­tait inté­res­sant, certes. Mais une tablette ne résout rien. Elle prouve seule­ment que quel­qu’un, au dixième siècle, uti­li­sait ce nom pour dési­gner cette région.

Mais ce quel­qu’un savait-il vrai­ment où se trou­vait la Suvar­nabhu­mi ori­gi­nelle ? Ou répé­tait-il sim­ple­ment une tradition ?

La décou­verte posait plus de ques­tions qu’elle n’en résolvait.

XL

Dans un livre de pho­to­gra­phies de l’aé­ro­port de Suvar­nabhu­mi, publié pour le dixième anni­ver­saire de son ouver­ture, j’ai trou­vé une image frappante.

C’est une pho­to prise du ciel, au cré­pus­cule. On voit le ter­mi­nal, les pistes, les avions ali­gnés. Et tout autour, à perte de vue, des rizières, des vil­lages, des canaux.

L’ul­tra­mo­derne et l’an­ces­tral. Côte à côte.

La légende de la pho­to disait : « Suvar­nabhu­mi : entre tra­di­tion et modernité. »

For­mule conve­nue. Mais vraie, au fond.

XLI

Le roman­cier W.G. Sebald écri­vait que le pas­sé n’est jamais vrai­ment pas­sé. Il sur­vit sous forme de traces, de ruines, de mots. Il per­siste dans le pré­sent comme une ombre.

Suvar­nabhu­mi est une ombre du pas­sé pro­je­tée sur le présent.

Une ombre qui ne cor­res­pond à aucun objet pré­cis. Une ombre sans corps.

XLII

J’ai revu le moine que j’a­vais ren­con­tré au temple Wat Pho. Il don­nait une confé­rence à la Mai­son de l’A­sie à Paris. Il par­lait de la cos­mo­lo­gie bouddhiste.

Après la confé­rence, je suis allé le saluer. Il m’a reconnu.

« Alors, vous avez trou­vé Suvar­nabhu­mi ? » m’a-t-il deman­dé en souriant.

« Non. Vous aviez rai­son. C’est par­tout et nulle part. »

« Exac­te­ment. C’est un lieu inté­rieur. Un état d’esprit. »

Nous avons bu du thé dans un café près de la Seine. Il regar­dait le fleuve couler.

« Vous savez, m’a-t-il dit, dans le boud­dhisme, on dit que le dhar­ma n’a pas de lieu fixe. Il se mani­feste où il peut se mani­fes­ter. Suvar­nabhu­mi, c’est pareil. C’est là où le dhar­ma fleurit. »

« Donc ça pour­rait être ici ? À Paris ? »

Il a ri.

« Pour­quoi pas ? Si vous pra­ti­quez le dhar­ma ici, alors oui, c’est Suvarnabhumi. »

XLIII

Fina­le­ment, j’ai com­pris quelque chose d’es­sen­tiel : la quête de Suvar­nabhu­mi n’a jamais été une quête géo­gra­phique. C’é­tait une quête spirituelle.

Les moines Sona et Utta­ra ne cher­chaient pas un lieu. Ils cher­chaient un ter­rain fer­tile pour l’en­sei­gne­ment du Bouddha.

Les mar­chands ne cher­chaient pas de l’or. Ils cher­chaient la prospérité.

Les archéo­logues ne cherchent pas des ruines. Ils cherchent du sens.

Et moi ? Qu’est-ce que je cher­chais en par­cou­rant la Thaï­lande, en consul­tant des textes anciens, en inter­ro­geant des savants ?

Je cher­chais peut-être la même chose que tous les autres : une connexion avec quelque chose de plus grand, de plus ancien, de plus vrai.

XLIV

Il existe un concept en japo­nais : ma. C’est l’in­ter­valle, l’es­pace entre les choses. Le silence entre les notes de musique. Le vide entre deux objets.

Le ma n’est pas rien. C’est un espace char­gé de sens.

Suvar­nabhu­mi est peut-être un ma géo­gra­phique. L’es­pace entre l’Inde et la Chine. Entre l’his­toire et le mythe. Entre le réel et l’imaginaire.

Un espace char­gé de possibilités.

XLV

Der­nière scène : je suis retour­né à l’aé­ro­port de Bang­kok un an plus tard, pour un tran­sit vers le Cam­bodge. J’a­vais quelques heures d’escale.

J’ai mar­ché dans les cou­loirs. Je regar­dais les pan­neaux : Suvar­nabhu­mi Air­port. Par­tout ce nom.

J’ai ache­té un café dans un Star­bucks. Je me suis assis près d’une baie vitrée. Dehors, les avions rou­laient sur le tar­mac. Le ciel était gris, char­gé de pluie.

Une annonce a reten­ti dans les haut-par­leurs, d’a­bord en thaï, puis en anglais : « Wel­come to Suvar­nabhu­mi Airport. »

Bien­ve­nue dans la Terre de l’Or.

Des mil­liers de pas­sa­gers pas­saient devant moi. Chi­nois, Euro­péens, Aus­tra­liens, Indiens. Ils venaient de par­tout. Ils allaient partout.

Aucun d’eux ne savait qu’il tra­ver­sait une légende.

Et peut-être était-ce bien ainsi.

Peut-être que les mythes sont plus puis­sants quand on ne les remarque pas. Quand ils imprègnent notre quo­ti­dien sans qu’on y pense.

Suvar­nabhu­mi était deve­nue invi­sible. Dis­soute dans les gestes ordi­naires du voyage. Les pas­se­ports tam­pon­nés, les bagages récu­pé­rés, les taxis hélas.

La Terre de l’Or, trans­for­mée en salle d’attente.

XLVI

En repre­nant l’a­vion, j’ai pen­sé une der­nière fois à cette histoire.

Suvar­nabhu­mi com­mence comme un rêve indien au troi­sième siècle avant notre ère. Elle tra­verse les siècles comme une rumeur, un espoir, une pro­messe. Elle appa­raît dans les textes, sur les cartes, dans les légendes.

Elle ne meurt jamais vrai­ment. Elle se trans­forme, se déplace, se réinvente.

Et en 2006, elle renaît comme nom d’aéroport.

C’est une belle tra­jec­toire, au fond. Du mythe à la moder­ni­té. De l’or spi­ri­tuel à l’or économique.

Le capi­ta­lisme a récu­pé­ré le dharma.

Ou peut-être est-ce l’in­verse : le dhar­ma a infil­tré le capitalisme.

Je ne sais pas.

XLVII

Patrick Deville écrit à la fin de Peste & Cho­lé­ra : « On ne com­prend jamais vrai­ment une his­toire. On la raconte, c’est tout. »

C’est vrai.

Je n’ai pas com­pris Suvar­nabhu­mi. J’ai juste racon­té ce que j’en ai vu, lu, entendu.

Des frag­ments. Des indices. Des hypothèses.

Suvar­nabhu­mi reste une énigme.

Et c’est par­fait ainsi.

Les meilleures his­toires sont celles qui n’ont pas de fin. Suvar­nabhu­mi n’a jamais exis­té ailleurs que dans les mots, dans les textes, dans l’i­ma­gi­na­tion des voyageurs.

La Terre de l’Or. Une uto­pie géo­gra­phique. Un lieu qui recule à mesure qu’on s’en approche.

Comme tous les lieux pré­cieux, elle n’est acces­sible que par la pensée.

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