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La mai­son de Kamthieng

Les oubliés du pays doré #4

La mai­son de Kamthieng

I

Sur les rives de la Ping, dans le royaume de Lan­na que Bang­kok ne contrôle pas encore tout à fait, on élève une mai­son en teck. Les arti­sans choi­sissent les arbres en pal­pant l’écorce, en pres­sant l’oreille contre le tronc pour écou­ter la den­si­té du bois. Ils regardent les nœuds et y voient déjà la struc­ture de la construc­tion, forts de leur expé­rience. Cer­tains disent encore que le bois mur­mure quand il est prêt à quit­ter la forêt : un souffle imper­cep­tible, comme un consen­te­ment à se lais­ser emporter. 

La résine coule len­te­ment, chaude, avec cette odeur de miel brû­lé qui se mêle à la sciure fraîche.

Mae Kam­thieng n’a pas encore de nom dans l’histoire. Elle res­pire l’air de la rivière, lourd, humide, char­gé de pol­len. Elle est sim­ple­ment là, dans cette mai­son neuve où la pous­sière de teck flotte comme une brume dorée.

On raconte que les pre­mières nuits d’une mai­son Lan­na sont cru­ciales : les esprits du lieu, les phi, y prennent leurs marques, décident si la demeure leur convient, s’ils accep­te­ront leurs nou­velles condi­tions, ou s’ils vien­dront faire des ennuis.

Le teck vieillit len­te­ment. Il se dur­cit, noir­cit, trans­pire sous la mous­son. Les pluies d’été mar­tèlent les planches avec un bruit plein, presque char­nel. Le soleil les fend en veines fines. Mais tout tient. Cent dix-huit ans avant qu’on ne le démonte planche par planche.

On pour­rait com­men­cer autre­ment. Dire que tout com­mence en 1966, quand le roi Bhu­mi­bol ouvre offi­ciel­le­ment le musée. Mais les mai­sons res­pirent de leur propre his­toire : elles suivent la cadence lente du bois, l’odeur qui s’approfondit, la manière dont la lumière s’y pose — et la fidé­li­té de leurs esprits tutélaires.

II

Sukhum­vit Soi 21, Soi Asoke. Une rue où l’air chaud s’engouffre entre les tours, où le bitume relâche l’odeur acide de la ville. On cherche l’entrée dis­crète de la Siam Socie­ty, der­rière un por­tail de fer qui grince légèrement.

Une mai­son sur pilo­tis au milieu d’immeubles hauts. Un ana­chro­nisme par­fait, une contes­ta­tion silen­cieuse : ici, la brise tra­verse encore l’espace, sou­lève les rideaux, fait fré­mir les planches.

Les Thaïs disent que lorsqu’une mai­son sur­vit à un exil, c’est que ses phi l’ont sui­vie. Sans eux, le teck se fis­sure, le toit pleure, la char­pente se tord.

Les mai­sons exhalent ce qui les a façon­nées — et ceux qui les protègent.

III

Chiang Mai, donc. La rose du nord. Capi­tale d’un royaume indé­pen­dant pen­dant des siècles, aux cré­pus­cules mauves et aux mati­nées voi­lées de brume. Les Bir­mans l’avaient détruite au XVIIIe siècle ; on l’avait recons­truite avec une obs­ti­na­tion fri­sant la démence. Le bois du Lan­na a cette odeur de terre humide et de fumée d’herbes sèches.

Mae Kam­thieng vivait là. On ne sait presque rien d’elle, sinon qu’elle eut une fille, Mae Kim Haw, et que cette fille eut assez d’argent, ou assez d’attachement, pour don­ner la mai­son. Trois géné­ra­tions de femmes dont les noms flottent comme un par­fum loin­tain. On n’a gar­dé que leur geste : offrir une demeure, sa tex­ture, son souffle.

Dans cer­taines familles du Nord, on disait que lorsqu’une mai­son était don­née, les esprits domes­tiques la sui­vaient comme on suit un héri­tage. Ils se déplacent len­te­ment, comme des ombres patientes.

La Siam Socie­ty accep­ta le don de la fille  en 1963. Les Occi­den­taux auraient fait des plans et recons­truit une copie. Les Thaï­lan­dais démon­tèrent la vraie, planche par planche, au tou­cher, en recon­nais­sant les pièces à leur grain, à leur odeur. L’âme du bois — et ses esprits — voya­ge­raient avec lui.

IV

Le convoi des­cen­dit vers Bang­kok. Des camions sur des routes pous­sié­reuses, l’air chaud char­gé de l’odeur des rizières brû­lées. Le pay­sage glis­sait : mon­tagnes, col­lines, plaine. Le teck res­pi­rait encore le fleuve. Dans ses fibres, l’humidité de la Ping séchait lentement.

À Bang­kok, tout allait plus vite. Odeur d’essence, cha­leur qui monte des trot­toirs, fumées des échoppes. Sarit Tha­na­rat, le Pre­mier Ministre, venait de mou­rir. Les Amé­ri­cains construi­saient leurs bases. Les bars s’allumaient à Pat­pong. Le Siam deve­nait la Thaïlande.

On disait que les esprits mon­ta­gnards sup­por­taient mal la plaine, encore moins la ville. Mais cer­taines mai­sons — les plus anciennes, les mieux nées — avaient un souffle assez fort pour sur­vivre au vacarme des moteurs.

La Siam Socie­ty résis­tait, dans une cour silen­cieuse où l’air sem­blait plus dense.

V

Ils la remon­tèrent selon les règles. Les pilo­tis d’abord : ils s’enfoncèrent dans le sol meuble, avec un bruit sourd, presque orga­nique. Puis le plan­cher, ces larges planches lisses, polies par d’innombrables pieds nus. Leur odeur — mélange de pous­sière, de bois gras, de pluie — emplis­sait l’espace.

Les murs s’emboîtèrent sans clous. Le bois coui­nait légè­re­ment, comme s’il recon­nais­sait sa place. Le toit enfin, avec son Kalae, sombre, sculp­té, qui cap­tait la lumière d’une manière étran­ge­ment sensuelle.

Le Kalae n’est pas qu’un motif : il filtre les esprits. Il laisse entrer ceux du foyer et repousse les autres. On raconte que les plus anciens Kalae vibrent légè­re­ment au vent, comme des antennes de protection.

Le bois garde l’odeur des pluies anciennes — et la mémoire de ses esprits.

VI

Le gre­nier à riz : une cha­leur sèche, presque sucrée, s’y accu­mu­lait. L’économie domes­tique est une méta­phore : pré­voir, sto­cker, res­pi­rer lentement.

Les objets expo­sés racontent une vie tac­tile. Les pièges à pois­sons sentent le bam­bou humide. Les hottes en rotin gardent une odeur de fumée. Les mor­tiers portent encore la trace des épices écra­sées, un par­fum fan­tôme de citron­nelle et de galanga.

Dans les mai­sons du Nord, on croyait que les mor­tiers et les paniers absor­baient les prières, que le riz gar­dait l’écho des voix des femmes qui le triaient au crépuscule.

Les musées eth­no­gra­phiques trans­forment l’ordinaire en exo­tisme. Le quo­ti­dien devient un par­fum loin­tain. Les petits-enfants visitent en tou­ristes la vie de leurs grands-parents — et les esprits de leurs ancêtres, plus dis­crets que les vitrines.

VII

La Thaï­lande s’enrichit, Bang­kok explose. L’air se charge de pous­sière, d’essence, de cha­leur. Les jeunes partent. Les rizières s’assèchent de solitude.

La mai­son sur pilo­tis devient un refuge. La Siam Socie­ty entre­tient un jar­din tro­pi­cal : odeur d’humus, de feuilles écra­sées, d’eau stag­nante. Autour, Sukhum­vit hurle. Le Sky­train siffle, métal­lique, au-des­sus des embou­teillages. Les vapeurs de die­sel s’accrochent aux vêtements.

On dit que cer­taines mai­sons Lan­na, bien nées, res­pirent encore sous la cha­leur. Elles ont un souffle propre, un rythme inté­rieur qui ne se laisse pas étouffer.

La mai­son ignore tout cela. Le teck res­pire de l’intérieur, lentement.

VIII

Qu’est-ce qu’une mai­son Lan­na à Bang­kok ? Une nos­tal­gie par­fu­mée ? Une contes­ta­tion de la moder­ni­té ? Une blessure ?

On pour­rait la relier à d’autres mai­sons exi­lées. Les demeures japo­naises démon­tées. Les châ­teaux euro­péens ven­dus pierre par pierre. Les temples cam­bod­giens expa­triés dans des musées aseptisés.

Le patri­moine est tou­jours une forme de vol ou de sau­ve­tage. Mais c’est aus­si une manière de conser­ver une odeur de temps.

Dans les vil­lages du Nord, on dit par­fois que les mai­sons dépla­cées vieillissent plus vite, sauf si leurs esprits s’adaptent au nou­veau sol. Celui-ci, meuble, pol­lué, hos­tile, a pour­tant accep­té Mae Kam­thieng — pré­sage rare.

Si la mai­son était res­tée à Chiang Mai, le teck sen­ti­rait-il encore la pluie de la Ping ? Aurait-elle sur­vé­cu aux pro­mo­teurs ? On pré­fère dire oui. On sait que non.

IX

Les visi­teurs sont rares. Quelques étu­diants en archi­tec­ture. Des retrai­tés occi­den­taux. Des enfants qui baillent discrètement.

On enlève ses chaus­sures. Le bois est tiède. Sous les pieds, il y a cette dou­ceur sati­née propre au teck ancien. Le bruit du dehors s’étouffe d’un coup, rem­pla­cé par un souffle léger, presque sen­suel, celui de la ven­ti­la­tion naturelle.

Cer­tains disent sen­tir une pré­sence dis­crète, comme un cou­rant d’air venu d’ailleurs. Une mai­son qui a tra­ver­sé un fleuve porte tou­jours un peu de son eau en elle.

Dans une vitrine, des pho­tos jau­nies : la mai­son au bord de la Ping, des buffles, la boue, l’eau. On sent presque l’odeur du fleuve, un mélange de vase, de cha­leur et de végétation.

La mai­son ne retour­ne­ra jamais à Chiang Mai. Le bois a fait son deuil du fleuve — ou peut-être le fleuve veille encore, d’une manière qu’on ne com­prend plus.

X

Ce qui a dis­pa­ru avec Mae Kam­thieng : les chants de repi­quage, le goût de l’eau de la Ping sur les lèvres, les bruits du cré­pus­cule, l’odeur de fumée des cui­sines, les prières mur­mu­rées dans la cha­leur du soir, la langue du nord, les recettes, les nuits constellées.

Et peut-être aus­si les esprits d’ancêtres qui rôdaient sous le plan­cher, entre les jarres et les paniers.

Ce qui demeure : le teck, dense, odo­rant, patient. Les pilo­tis, le Kalae, les planches numé­ro­tées, le gre­nier à riz, l’ombre fraîche sous la mai­son, la mémoire têtue d’un monde lent.

Et un souffle presque imper­cep­tible, comme une res­pi­ra­tion venue du Nord.

Ce qui vien­dra : d’autres tours, d’autres oublis, d’autres réveils. Le teck dure­ra encore. Le béton vieilli­ra plus vite.

XI

Il est cinq heures. La Siam Socie­ty ferme. Le gar­dien ferme les fenêtres dans un bruit sec. La mai­son Kam­thieng reste seule. L’air devient plus frais, plus lourd, comme avant une pluie. Une chatte se glisse sous les pilo­tis, atti­rée par l’odeur de terre.

Sukhum­vit conti­nue son vacarme. La ville n’a pas besoin de mai­sons anciennes. Mais les mai­sons anciennes per­sistent, avec une sen­sua­li­té tran­quille, une obs­ti­na­tion héréditaire.

Les Thaïs disent que les vieilles mai­sons savent se défendre : elles ont des esprits qui bâillent comme des chats, ron­ronnent dans les poutres et soufflent sur les visi­teurs inattentifs.

Mae Kam­thieng est morte. Le fleuve est loin. Mais la mai­son est là, debout, ancrée dans le mau­vais sol de Bang­kok. Frag­ment de Nord trans­plan­té dans le chaos.

La nuit tombe. Les néons s’allument. La cha­leur de la jour­née reste pri­son­nière des murs de béton.

La mai­son Kam­thieng, elle, se laisse enva­hir par l’obscurité par­fu­mée du jar­din. Elle demeure, ce que font les mai­sons quand on leur en laisse le temps.

Elle demeure — avec, dans son bois noir­ci, la sen­sua­li­té tenace de tout ce qu’elle a traversé.

La mai­son Kam­thieng est actuel­le­ment en cours de res­tau­ra­tion.

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