Suvarnabhumi
Explorations asiatiques #1
Suvarnabhumi dans l’oubli
I
L’aéroport de Bangkok porte ce nom : Suvarnabhumi. Quinze millions de passagers par an prononcent ce mot sans le comprendre. Ils traversent le hall climatisé, traînent leurs valises à roulettes sur le marbre gris, achètent du whisky détaxé. Personne ne sait qu’ils foulent la Terre de l’Or.
Suvarṇabhūmi en sanskrit. Suvarna : l’or. Bhumi : la terre.
Le 28 septembre 2006, le roi Bhumibol a inauguré ce terminal. Il avait quatre-vingts ans. Il portait une veste claire et parlait peu. Derrière lui, les panneaux de verre réfléchissaient les nuages de la mousson. On avait choisi ce nom pour rappeler une géographie ancienne, celle des textes bouddhistes et des chroniques chinoises.
Mais où se trouve exactement Suvarnabhumi ?
II
Dans les textes palis du canon bouddhiste, Suvannabhumi apparaît comme une destination. Les marchands y vont. Les missionnaires aussi. C’est une terre riche, au-delà des mers, quelque part vers l’est ou vers le sud.
Au troisième siècle avant notre ère, l’empereur Ashoka envoie deux moines, Sona et Uttara, pour y prêcher le dharma. Ils embarquent depuis le port de Tamralipti, dans le golfe du Bengale. Les textes ne disent pas combien de temps dure la traversée.
Les chroniques birmanes prétendent que Suvannabhumi désigne la Birmanie. Les Thaïlandais affirment qu’il s’agit de la Thaïlande. Les Cambodgiens, les Malaisiens, les Indonésiens revendiquent aussi ce nom. Chacun veut être la Terre de l’Or.
Cette guerre de légitimité dure depuis des siècles. En 1863, lors du premier congrès des orientalistes à Paris, un débat violent oppose les savants britanniques et français sur la localisation de Suvarnabhumi. Les Britanniques, qui contrôlent la Birmanie, défendent la thèse birmane. Les Français, présents en Indochine, penchent pour le Cambodge ou le sud du Vietnam.
Personne ne trouve d’accord. Le congrès se termine dans la confusion.
III
Je suis arrivé à Bangkok en juillet. La chaleur était considérable. Dans ma chambre d’hôtel de Sukhumvit, le climatiseur produisait un bruit de frigo américain. J’avais emporté une édition annotée du Milindapanha, les Questions du roi Milinda, dialogue entre un roi grec de Bactriane et un moine bouddhiste, vers 150 avant J.-C.
Le roi Milinda demande : « Où se trouve Suvannabhumi ? »
Le moine Nagasena répond : « Là où pousse le santal doré, là où les rivières charrient des paillettes. »
En réalité, ça n’a rien d’une réponse géographique. C’est une énigme. Et je ne sais pas pourquoi, mais en me lançant dans cette quête, je me suis vite dit que j’allais glisser sur la réalité, en ne rencontrant que des mystères de ce genre.
Par la fenêtre, je voyais le Skytrain glisser sur ses rails aériens. Des panneaux publicitaires géants vantaient des smartphones, des cosmétiques coréens, des appartements de luxe. Bangkok s’étirait jusqu’à l’horizon, grise et verte sous le ciel blanc de juillet.
IV
Dans la bibliothèque de l’université Chulalongkorn, j’ai consulté les traductions des annales chinoises de la dynastie Han. Un texte du premier siècle mentionne un royaume nommé Jinlin, le Bord de l’Or. Il se situe quelque part dans la péninsule malaise.
Les géographes grecs, eux, parlent de la Chersonèse d’Or. Ptolémée la place sur ses cartes. C’est une péninsule qui s’étire vers le sud, bordée d’îles, fertile en épices et en métaux précieux.
Toutes ces géographies se superposent sans coïncider. La recherche de Suvarnabhumi commence à ressembler à un palimpseste.
La bibliothèque était presque vide. Un étudiant dormait sur une table, la tête posée sur un manuel d’ingénierie. Une bibliothécaire rangeait des ouvrages en silence. Par les hautes fenêtres entraient des rectangles de lumière poussiéreuse.
J’ai photocopié plusieurs pages. Les caractères chinois anciens ressemblaient à des idéogrammes mystérieux. Je ne comprenais que les notes en anglais du traducteur, un sinologue belge mort en 1987. Un monde poussiéreux et érudit…
V
À l’époque d’Ashoka, les marins indiens naviguaient vers l’est en suivant la mousson. Ils partaient en novembre, poussés par les vents du nord-est, et revenaient en juin avec les vents du sud-ouest. Le voyage durait des mois.
Ils transportaient des tissus, du fer, des perles de verre. Ils ramenaient de l’or, de l’étain, des résines aromatiques, des plumes de paon.
Dans les ports de la côte est de l’Inde, on racontait des histoires sur ces terres lointaines. Des villes prospères. Des rois puissants. Des mines d’or inépuisables.
Suvarnabhumi était peut-être moins un lieu que la promesse de richesses inestimables.
Les bateaux utilisés étaient des boutres à voile, construits sans clous, les planches cousues avec des fibres de coco. Ils transportaient cinquante à cent personnes. Les tempêtes en engloutissaient la moitié. Les pirates l’autre moitié.
Ceux qui revenaient racontaient des merveilles, mais aussi des moments d’horreur.
VI
Le philologue français Georges Coedès a passé sa vie à étudier les inscriptions de l’Asie du Sud-Est. Il a déchiffré des stèles khmères, des tablettes birmanes, des chroniques javanaises. Dans son bureau de l’École française d’Extrême-Orient à Hanoi, puis à Paris, il a reconstitué l’histoire de cette région que les Indiens appelaient Suvarnabhumi.
Il pensait que ce nom désignait l’ensemble de la péninsule indochinoise et de l’archipel malais. Une vaste zone d’influence indienne, indianisée par le commerce et le bouddhisme, mais jamais colonisée.
Coedès est mort en 1969. Il n’a jamais vu l’aéroport de Bangkok.
J’ai lu ses mémoires un soir dans un restaurant de Silom. Autour de moi, des touristes européens commandaient du pad thaï en consultant leurs téléphones. Coedès racontait ses années à Hanoi, dans les années 1920, quand il parcourait le Cambodge à dos d’éléphant pour relever des inscriptions sur des temples perdus dans la jungle.
Il écrivait : « Chaque stèle est un fragment d’un puzzle dont nous ne verrons jamais l’image complète. »
VII
Dans le district de Nakhon Pathom, à cinquante kilomètres à l’ouest de Bangkok, on a découvert des vestiges d’une ancienne cité. Des perles de verre, des sceaux, des fragments de poterie indienne. Les archéologues datent ces objets du troisième siècle avant notre ère.
C’était peut-être un comptoir commercial. Les marchands indiens s’y arrêtaient avant de continuer vers le sud, vers la Malaisie actuelle, où se trouvaient les mines d’étain.
Certains pensent que c’était Suvarnabhumi. D’autres en doutent.
Les fouilles ont été dirigées dans les années 1960 par un archéologue thaï formé à Oxford, Srisakra Vallibhotama. Il a passé dix ans à creuser méthodiquement le site. Il a trouvé des fondations de bâtiments, des canaux d’irrigation, des fours à poterie.
Mais aucune inscription. Aucun texte. Rien qui puisse confirmer le nom ancien de ce lieu.
Vallibhotama est mort en 2002, convaincu qu’il avait découvert Suvarnabhumi. Ses collègues restent sceptiques.
VIII
Le mot suvarna vient du sanskrit su (bon) et varna (couleur). L’or est la bonne couleur, la couleur parfaite. Dans les textes védiques, l’or symbolise la lumière, l’immortalité, la vérité.
Quand les Indiens parlaient de Suvarnabhumi, ils ne pensaient peut-être pas seulement à des gisements aurifères. Ils pensaient à une terre de prospérité, de sagesse, d’accomplissement spirituel.
Une terre où le dharma pouvait s’épanouir.
Dans les Jatakas, les contes des vies antérieures du Bouddha, Suvarnabhumi apparaît plusieurs fois. Dans l’une de ces histoires, le Bodhisattva naît comme fils de marchand. Il organise une expédition maritime vers Suvarnabhumi pour y chercher des richesses. Mais une fois arrivé, il découvre que la vraie richesse n’est pas l’or, mais l’enseignement du dharma.
C’est une parabole, bien sûr. Mais elle révèle quelque chose : Suvarnabhumi était autant une métaphore qu’une destination.
IX
J’ai pris le train pour Nakhon Pathom. Dans le wagon de troisième classe, un ventilateur brassait l’air chaud. À côté de moi, un moine en robe safran lisait un magazine de football.
À la gare, j’ai pris un tuk-tuk jusqu’au Phra Pathom Chedi, le grand stupa doré qui domine la ville. C’est le plus haut stupa du monde : cent vingt mètres. Construit au dix-neuvième siècle sur les ruines d’un sanctuaire ancien.
Autour du stupa, des fidèles déposaient des fleurs de lotus. Une femme âgée faisait brûler de l’encens. L’odeur sucrée se mêlait à celle de la pluie qui commençait à tomber.
J’ai fait le tour du monument dans le sens des aiguilles d’une montre, comme le veut la tradition. Des bas-reliefs racontaient la vie du Bouddha. Des marchands de fleurs vendaient des guirlandes de jasmin. Un groupe d’écoliers en uniforme écoutait leur professeur expliquer l’histoire du lieu.
Le professeur disait : « C’est ici que les premiers missionnaires bouddhistes sont arrivés. C’est ici que commence l’histoire de notre pays. »
Peut-être. Peut-être pas.
X
Les chroniques birmanes racontent l’histoire de deux frères marchands, Tapussa et Bhallika, qui rencontrèrent le Bouddha sous l’arbre de la Bodhi, peu après son éveil. Le Bouddha leur offrit huit cheveux de sa tête. Les deux frères retournèrent dans leur pays natal, Suvannabhumi, et construisirent un stupa pour y enchâsser ces reliques.
Ce stupa serait la pagode Shwedagon à Rangoon.
Mais une autre légende dit que les deux frères étaient originaires de Nakhon Pathom, et que le Phra Pathom Chedi conserve ces reliques.
Les mythes migrent comme les mots.
J’ai visité la pagode Shwedagon en 2003, avant la dernière période sombre de la junte birmane. C’était un matin de février. La pagode brillait sous le soleil, recouverte de plusieurs tonnes de feuilles d’or. Des milliers de fidèles tournaient autour de la base, pieds nus sur les dalles chaudes.
Un vieux guide m’avait raconté la légende de Tapussa et Bhallika. Il parlait un anglais approximatif mais chantant. Il disait : « Les deux frères viennent d’ici. Rangoon, c’est Suvannabhumi. »
À Bangkok, on m’avait dit exactement la même chose.
On aurait pu croire que ça revenait au même que l’éternel combat entre Normands et Bretons pour savoir où se situait le Mont Saint-Michel.
XI
Dans les années 1920, le linguiste finlandais Yrjö Hirn a étudié la diffusion du bouddhisme en Asie du Sud-Est. Il a comparé les versions palie, birmane, thaïe et cinghalaise des textes canoniques.
Il a remarqué que le nom Suvannabhumi apparaît dans tous ces textes, mais avec des significations légèrement différentes. Pour certains, c’est un royaume précis. Pour d’autres, c’est une région. Pour d’autres encore, c’est un concept : la frontière orientale du monde bouddhiste.
Hirn en a conclu que Suvannabhumi était une construction littéraire autant que géographique.
Son étude, publiée en 1927 à Helsinki, n’a jamais été traduite en français. Je l’ai lue dans une édition en anglais, annotée au crayon par un précédent lecteur. Dans la marge de la page 47, quelqu’un avait écrit : « Ou peut-être simplement l’Indonésie ? »
L’Indonésie. Encore une hypothèse. On n’est plus à une hypothèse près.
Plus je cherche, plus j’ai l’impression que la vérité s’éloigne.
XII
Les Portugais sont arrivés en Asie du Sud-Est au seizième siècle. Ils cherchaient des épices et de l’or. Ils ont fondé des comptoirs à Malacca, à Goa, à Macao.
Dans leurs chroniques, ils mentionnent parfois un royaume légendaire qu’ils appellent Terra do Ouro. Terre de l’Or. Ils ne savent pas exactement où elle se trouve, mais ils en ont entendu parler par les marchands arabes et persans.
C’est le même mythe, traduit en portugais.
Tomé Pires, apothicaire et chroniqueur portugais, écrit en 1515 : « Au-delà de Malacca, vers l’est, se trouve une terre où l’or pousse dans les arbres. Les indigènes l’appellent Suvarnabhumi. Mais nous n’avons jamais trouvé cette terre. »
Les Portugais ont cherché pendant cent ans. Ils ont exploré Sumatra, Java, Bornéo, les Philippines. Ils ont trouvé de l’or, certes. Des mines, des rivières aurifères, des royaumes riches. Mais jamais assez. Jamais la légendaire Terre de l’Or.
Finalement, ils ont cessé de chercher.
XIII
Au Musée national de Bangkok, on peut voir une carte gravée sur une plaque de cuivre, datée du dix-huitième siècle. Elle représente le royaume de Siam et ses voisins. Au sud, vers la Malaisie, une inscription en caractères thaïs indique : « Suvarnabhumi, l’ancienne terre. »
Le cartographe savait que ce nom désignait un passé révolu. Une géographie mythique.
J’ai passé une après-midi dans ce musée. Les salles étaient fraîches, presque vides. Un gardien somnolait sur une chaise. Dans une vitrine, des statuettes de bronze représentant des divinités hindoues côtoyaient des bouddhas en grès.
La carte était exposée dans une salle consacrée aux relations entre Siam et l’Inde. À côté, on pouvait voir des tissus indiens du dix-septième siècle, des pièces de monnaie mogholes, des manuscrits en sanskrit.
L’étiquette de la carte disait : « Cette représentation montre comment les cartographes siamois concevaient leur pays comme l’héritier de Suvarnabhumi. »
Héritier. Pas Suvarnabhumi elle-même. Juste son héritier.
XIV
Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Japonais ont occupé la Thaïlande. Ils ont construit des aérodromes, des routes, des ponts. Après la guerre, ces infrastructures sont restées.
Dans les années 1960, le gouvernement thaïlandais a décidé de moderniser le pays. On a construit des barrages, des usines, des hôtels pour touristes. Bangkok s’est transformée en métropole.
L’ancien aéroport, Don Mueang, était devenu trop petit. On a planifié un nouvel aéroport dans les marais à l’est de la ville.
Il fallait lui donner un nom.
Les architectes voulaient un nom moderne : « Bangkok International » ou « Thailand Gateway ». Les militaires suggéraient le nom d’un roi. Les moines consultés proposaient un nom bouddhiste.
Finalement, c’est le roi Bhumibol, Rama IX, qui a tranché. Suvarnabhumi. L’ancienne Terre de l’Or.
XV
Le roi Bhumibol était un monarque érudit. Il jouait du saxophone, composait des chansons de jazz, s’intéressait à la photographie et à l’hydraulique. Il avait étudié les textes anciens et parlait français presque couramment.
C’est lui qui a proposé le nom Suvarnabhumi.
Il voulait relier le présent au passé. Faire de cet aéroport moderne, avec ses pistes de trois mille mètres et ses terminaux de verre, le prolongement d’une histoire millénaire.
Dans son discours d’inauguration, il a dit : « Nous construisons l’avenir en nous souvenant du passé. »
Les journaux thaïlandais ont célébré ce choix. Les intellectuels ont écrit des articles élogieux. Quelques voix dissidentes ont fait remarquer que personne ne savait vraiment où se trouvait Suvarnabhumi, ni même si elle avait existé.
Ces voix ont été ignorées et l’aéroport porte ce nom que les touristes assimilent à Bangkok.
XVI
J’ai rencontré le professeur Sunait Chutintaranond, historien à l’université Thammasat. Dans son bureau encombré de livres, il m’a expliqué que Suvarnabhumi n’a jamais été un lieu unique.
« C’était un réseau, m’a-t-il dit. Des ports, des royaumes, des routes commerciales. Une zone d’échanges culturels entre l’Inde et l’Asie du Sud-Est. Le nom désignait cet espace fluide, cette civilisation marchande et bouddhiste qui s’étendait sur des milliers de kilomètres. »
Il a ajouté : « Les Européens cherchaient des frontières précises. Mais les Asiatiques pensaient en termes de centres et de périphéries. Suvarnabhumi était un centre mobile. »
Nous avons bu du thé glacé en parlant des anciennes routes maritimes. Le professeur Sunait me montrait des cartes, des reproductions d’inscriptions, des schémas de la circulation des marchandises au premier millénaire.
« Regardez, disait-il en pointant du doigt. De l’Inde vers Sumatra. De Sumatra vers Java. De Java vers le Cambodge. Et retour. Suvarnabhumi, c’était tout ça. Un monde connecté. »
En mon for intérieur, je me disais « de la même manière que l’aéroport est un hub vers l’Asie du sud-est. »
XVII
Dans les années 1990, pendant les travaux de construction de l’aéroport, les archéologues ont découvert des traces d’occupation humaine très anciennes. Des tessons de poterie, des outils de pierre, des ossements d’animaux.
Le site avait été habité depuis le néolithique. Les hommes vivaient ici depuis six mille ans.
Ils ne savaient pas qu’ils habitaient la Terre de l’Or.
Les travaux ont été retardés de six mois pour permettre les fouilles. Les ingénieurs pestaient. Les politiciens s’impatientaient. Les archéologues continuaient à creuser.
Ils ont trouvé les restes d’un village de l’âge du bronze. Des sépultures. Des bracelets de bronze. Des haches polies. Mais rien qui prouve que ce lieu s’appelait Suvarnabhumi.
Les fouilles ont finalement cessé. Les bulldozers sont revenus. Les pistes ont été bétonnées.
XVIII
Aujourd’hui, l’aéroport de Suvarnabhumi est l’un des plus fréquentés d’Asie. Les avions décollent toutes les deux minutes. Dans le hall des arrivées, des chauffeurs de taxi attendent avec des pancartes. Des familles se retrouvent. Des hommes d’affaires consultent leurs téléphones.
Le mot Suvarnabhumi s’affiche partout : sur les enseignes, les uniformes du personnel, les écrans d’information. Mais personne ne le prononce correctement.
La plupart des voyageurs l’appellent simplement « Bangkok Airport ».
J’ai interrogé quelques passagers dans le hall des départs. Une Américaine en route pour Bali. Un Japonais qui rentrait à Tokyo. Un couple d’Allemands qui partaient en vacances à Phuket.
« Savez-vous ce que signifie Suvarnabhumi ? »
Ils ne savaient pas. Ils s’en fichaient un peu. Ils voulaient juste attraper leur vol.
L’Américaine a dit : « C’est un joli nom. Ça sonne exotique. »
XIX
Patrick Leigh Fermor, le voyageur britannique, écrivait que les noms de lieux sont des sédiments d’histoire. Chaque syllabe conserve la trace d’une civilisation disparue.
Suvarnabhumi contient le sanskrit, le pali, les rêves des marchands indiens, les cartes des géographes grecs, les chroniques des moines birmans, les ambitions des rois thaïs.
C’est un mot-palimpseste. Un mot-navigation.
J’ai pensé à Leigh Fermor en parcourant les couloirs de l’aéroport. Lui qui avait traversé l’Europe à pied dans les années 1930, de Rotterdam à Constantinople, dormant chez les paysans et les nobles, notant tout dans ses carnets.
Il aurait aimé cette histoire de Suvarnabhumi. Cette géographie impossible. Cette terre qui existe et n’existe pas.
XX
Dans un café de l’aéroport, j’ai relu mes notes. Des photocopies, des références bibliographiques, des fragments de conversations. J’essayais de reconstituer le puzzle.
Suvarnabhumi apparaît pour la première fois dans les textes bouddhistes palis, vers le troisième siècle avant notre ère. Les chroniques chinoises la mentionnent au premier siècle. Les géographes grecs parlent de la Chersonèse d’Or vers la même époque.
Puis le nom disparaît. Pendant mille ans, plus personne ne parle de Suvarnabhumi.
Il réapparaît au treizième siècle dans les chroniques birmanes. Puis au dix-huitième siècle dans les cartes siamoises. Puis au vingtième siècle dans les débats des orientalistes.
Et enfin, en 2006, sur les murs d’un aéroport ultramoderne.
Le mot a survécu aux civilisations qui l’ont créé.
XXI
J’ai essayé d’imaginer les moines Sona et Uttara, envoyés par Ashoka au troisième siècle avant notre ère. Ils embarquent à Tamralipti avec quelques rouleaux de manuscrits, des vêtements de rechange, des bols pour mendier.
Ils ne savent pas combien de temps durera le voyage. Ils ne savent pas à quoi ressemble Suvarnabhumi. Ils ont juste entendu dire que c’est une terre prospère où le dharma n’a pas encore été prêché.
Pendant la traversée, ils récitent des sutras. Ils méditent. Ils regardent l’horizon.
Après des semaines en mer, ils aperçoivent une côte. Des forêts. Des montagnes. Des villages de pêcheurs.
Est-ce Suvarnabhumi ?
Peut-être. Ils décident que oui. Ils débarquent. Ils commencent à prêcher.
XXII
Le philologue britannique William Jones, fondateur de la Société asiatique de Calcutta au dix-huitième siècle, a été le premier Européen à étudier sérieusement le sanskrit. Il a découvert les liens entre le sanskrit, le grec, le latin, les langues germaniques et celtiques.
Il a aussi étudié les textes bouddhistes. Dans une lettre à un collègue datée de 1789, il écrit : « J’ai trouvé mention d’un pays nommé Suvarnabhumi. D’après mes calculs, il devrait se situer sur la côte ouest de la Birmanie, près de l’actuel Rangoon. Mais je ne peux en être certain. »
Jones est mort en 1794, à l’âge de quarante-sept ans, sans avoir résolu cette énigme.
Deux siècles plus tard, nous ne sommes guère plus avancés.
XXIII
Dans le temple Wat Pho à Bangkok, il existe une fresque du dix-neuvième siècle représentant une carte cosmologique bouddhiste. Au centre, le mont Meru, axe du monde. Autour, les quatre continents. Au sud-est, une terre dorée : Suvannabhumi.
Ce n’est pas une carte géographique. C’est une carte spirituelle.
J’ai passé une heure à étudier cette fresque. Un moine âgé m’a expliqué que dans la cosmologie bouddhiste, les lieux ne sont pas définis par leurs coordonnées mais par leur fonction spirituelle.
« Suvarnabhumi, m’a-t-il dit, c’est l’endroit où le dharma peut fleurir. Où les gens sont réceptifs à l’enseignement. Cela peut être n’importe où. Cela peut être partout. »
« Donc Suvarnabhumi pourrait être ici ? À Bangkok ? »
« Pourquoi pas ? »
XXIV
L’historien de l’art français Louis Finot, successeur de Georges Coedès à l’École française d’Extrême-Orient, a écrit en 1925 : « La quête de Suvarnabhumi ressemble à la quête du royaume du Prêtre Jean. C’est une géographie du désir. »
Le royaume du Prêtre Jean. Cette légende médiévale européenne qui parlait d’un royaume chrétien fabuleux quelque part en Asie ou en Afrique. Les croisés l’ont cherché. Les explorateurs portugais aussi. Ils ne l’ont jamais trouvé.
Parce qu’il n’existait pas.
Suvarnabhumi serait-elle du même ordre ? Une projection de nos espoirs sur une carte vide ?
Finot ajoute : « Mais ce qui est fascinant, c’est que cette projection a eu des effets réels. Des moines sont partis. Des routes commerciales se sont créées. Des royaumes se sont indianisés. Le mythe a produit de l’histoire. »
XXV
Un soir, dans un bar de Bang Rak, j’ai rencontré un archéologue australien qui travaillait sur un site près de la frontière birmane. Il s’appelait Peter. Il buvait de la bière Chang dans une théière et fumait des cigarettes indonésiennes.
« Suvarnabhumi, m’a-t-il dit, c’est une obsession régionale. Chaque pays veut prouver que c’était chez lui. Les Birmans, les Thaïs, les Cambodgiens. Même les Malaisiens et les Indonésiens s’y mettent. »
« Et vous, vous en pensez quoi ? »
« Je pense que c’était probablement plusieurs endroits différents à différentes époques. Un réseau de ports. Pas un royaume unique. »
Il a écrasé sa cigarette dans le cendrier.
« Mais honnêtement, on ne saura jamais. Les preuves archéologiques sont trop fragmentaires. Les textes anciens sont trop vagues. C’est comme chercher l’Atlantide. »
XXVI
Dans les archives coloniales britanniques à Londres, conservées à la British Library, il existe un rapport daté de 1826. Un officier de la Compagnie des Indes orientales, le capitaine Frederick Marryat, raconte une expédition dans le delta de l’Irrawaddy en Birmanie.
Il écrit : « Les indigènes nous ont parlé d’une ancienne cité engloutie quelque part dans le delta. Ils l’appellent Suvannabhumi. Selon la légende, elle a été détruite par un raz-de-marée il y a mille ans. »
Marryat a cherché cette cité. Il a interrogé les pêcheurs, exploré les îles du delta, sondé les fonds marins. Il n’a rien trouvé.
« Je commence à croire, conclut-il, que Suvannabhumi est une pure invention. »
XXVII
Je suis reparti de Bangkok par un vol de nuit. L’avion a roulé lentement sur le tarmac. Par le hublot, je voyais les lumières de l’aéroport, les balises orange, les projecteurs des hangars.
Puis nous avons décollé. L’appareil a pris de l’altitude au-dessus des marais, au-dessus des rizières, au-dessus de la ville illuminée.
En bas, quelque part, se trouvait peut-être Suvarnabhumi.
Peut-être que Suvarnabhumi est justement un nom qui refuse la fixité. Une géographie nomade. Un signifiant sans signifié stable.
Les linguistes appellent ça un « shifter », un embrayeur. Un mot dont le référent change selon le contexte, selon celui qui parle, selon l’époque.
Suvarnabhumi est un shifter géographique.
XXX
L’écrivain argentin Jorge Luis Borges a écrit une nouvelle intitulée « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius ». Elle raconte la découverte progressive d’un monde imaginaire, Tlön, inventé par une société secrète. Au fil du temps, ce monde fictif commence à contaminer la réalité. Des objets de Tlön apparaissent dans notre monde.
En lisant cette nouvelle dans l’avion, j’ai pensé à Suvarnabhumi.
Un lieu imaginaire qui produit des effets réels. Des moines qui traversent l’océan. Des royaumes qui se créent. Des archéologues qui creusent. Un aéroport qui se construit.
Le mythe devient géographie. La géographie devient mythe.
XXXI
Dans le Ramayana, l’épopée indienne, le héros Rama part à la recherche de son épouse Sita, enlevée par le démon Ravana. Sa quête le mène jusqu’à Lanka, l’île du Sri Lanka. Mais dans certaines versions du texte, Rama continue plus loin vers l’est. Vers Suvarnabhumi.
Ces versions sont rares, souvent considérées comme apocryphes. Mais elles existent.
Un professeur de sanskrit de l’université de Madras, que j’ai contacté par email, m’a envoyé la traduction d’un passage : « Et Rama marcha vers la Terre Dorée, où les arbres produisent des fruits d’or et où les rivières charrient des gemmes. »
C’est tout. Trois lignes. Puis l’histoire revient au Sri Lanka.
Comme si le texte lui-même ne savait que faire de Suvarnabhumi.
XXXII
J’ai pensé aux explorateurs qui ont cherché d’autres lieux légendaires. L’Eldorado en Amérique du Sud. Les Sept Cités de Cibola au Mexique. Le royaume de Shangri-La dans l’Himalaya.
Tous ces lieux ont une chose en commun : ils promettent l’abondance, la sagesse, l’immortalité. Ils sont toujours ailleurs. Toujours plus loin.
Les conquistadors espagnols ont massacré des populations entières en cherchant l’Eldorado. Les explorateurs britanniques ont péri dans la neige en cherchant Shangri-La.
Heureusement, la quête de Suvarnabhumi a été plus pacifique. Des moines, des philologues, des archéologues. Pas de massacres. Juste des malentendus.
XXXIII
L’hôtesse de l’air est passée avec le chariot des boissons. J’ai commandé une bière glacée. Par le hublot, on ne voyait plus que le noir de la nuit et, parfois, les lumières d’une ville lointaine.
J’ai fermé mon carnet. À quoi bon continuer à chercher ? Suvarnabhumi resterait une énigme. Et peut-être était-ce mieux ainsi.
Certaines questions n’ont pas besoin de réponse. Elles semblent plus riches dans leur indétermination.
XXXIV
Le philosophe français Gaston Bachelard écrivait sur « la poétique de l’espace ». Il disait que certains lieux existent d’abord dans l’imagination avant d’exister dans la réalité. La maison natale, le grenier, la cave. Ce sont des espaces psychiques autant que physiques.
Suvarnabhumi serait un espace psychique à l’échelle d’un continent. L’Orient rêvé par l’Inde. La terre promise des marchands et des moines.
Et maintenant, un aéroport. Un non-lieu, comme dirait l’anthropologue Marc Augé. Un espace de transit, sans identité propre, interchangeable avec tous les autres aéroports du monde. Après tout, un aéroport n’est-il pas par définition une zone internationale, sans identité, sans
L’ironie est totale : la Terre de l’Or est devenue un hall d’aéroport.
XXXV
J’ai repensé à ma conversation avec le professeur Sunait. Il m’avait dit : « Les Asiatiques pensaient en termes de centres et de périphéries. »
C’est vrai. Dans la cosmologie bouddhiste et hindoue, le monde n’a pas de frontières fixes. Il y a des centres de pouvoir spirituel – le mont Meru, Bodhgaya, Angkor. Et autour de ces centres, des zones d’influence qui s’estompent graduellement.
Suvarnabhumi serait une de ces zones. Pas un royaume avec des frontières, mais une auréole de civilisation. Une sphère d’influence culturelle.
Les Européens, avec leurs cartes et leurs traités, n’ont jamais compris cela. Ils voulaient des lignes précises. Des latitudes et des longitudes.
Mais Suvarnabhumi résiste à la cartographie occidentale. Et elle résiste très fort.
XXXVI
Dans les années 1950, l’UNESCO a lancé un projet pour cartographier les anciennes routes commerciales d’Asie. Des équipes d’archéologues, d’historiens et de géographes ont parcouru l’Inde, l’Asie du Sud-Est, la Chine.
Ils ont tracé les routes de la soie, les routes maritimes, les routes des épices. Ils ont identifié les ports anciens, les caravansérails, les relais commerciaux.
Sur leurs cartes, Suvarnabhumi apparaît comme une zone floue, colorée en jaune pâle, s’étendant du sud de la Birmanie jusqu’à Java. Une légende précise : « Zone d’influence indienne, Ier-VIe siècle de notre ère. Identification incertaine. »
Zone d’influence. Identification incertaine.
C’est peut-être la meilleure définition.
XXXVII
J’ai relu le discours d’inauguration du roi Bhumibol. Il disait : « Nous construisons l’avenir en nous souvenant du passé. »
Mais quel passé exactement ? Un passé historique ou un passé mythologique ? Un passé réel ou un passé désiré ?
Le roi était un homme intelligent. Il savait certainement que la localisation de Suvarnabhumi était débattue. Il avait lu les travaux de Coedès, les études des archéologues.
Peut-être que pour lui, la vérité historique importait peu. Ce qui comptait, c’était le geste symbolique. Relier la Thaïlande moderne à une tradition ancienne. Inscrire le pays dans une histoire millénaire.
C’est ce que font tous les nationalismes : ils inventent des généalogies.
XXXVIII
L’avion commençait sa descente. On apercevait les lumières de Paris dans la nuit. La Seine, les boulevards, la tour Eiffel illuminée. Ou peut-être que je n’avais envie de voir que ça.
J’ai rangé mon carnet dans mon sac. Dans quelques minutes, je serais de retour en Europe. Loin de l’Asie, loin de Suvarnabhumi.
Mais je savais que je continuerais à penser à cette énigme. Elle me hanterait.
C’est le propre des grandes questions.
XXXIX
Quelques mois après mon retour, j’ai reçu un email du professeur Sunait. Il m’envoyait un article récent publié dans le Journal of Southeast Asian Studies. Une équipe d’archéologues japonais avait découvert un nouveau site dans le sud de la Thaïlande, près de Nakhon Si Thammarat.
Ils avaient trouvé des fragments de tablettes en or gravées de textes en pali. L’une de ces tablettes mentionnait « Suvannabhumi ».
Le professeur Sunait écrivait : « Enfin une preuve concrète ! »
J’ai lu l’article. C’était intéressant, certes. Mais une tablette ne résout rien. Elle prouve seulement que quelqu’un, au dixième siècle, utilisait ce nom pour désigner cette région.
Mais ce quelqu’un savait-il vraiment où se trouvait la Suvarnabhumi originelle ? Ou répétait-il simplement une tradition ?
La découverte posait plus de questions qu’elle n’en résolvait.
XL
Dans un livre de photographies de l’aéroport de Suvarnabhumi, publié pour le dixième anniversaire de son ouverture, j’ai trouvé une image frappante.
C’est une photo prise du ciel, au crépuscule. On voit le terminal, les pistes, les avions alignés. Et tout autour, à perte de vue, des rizières, des villages, des canaux.
L’ultramoderne et l’ancestral. Côte à côte.
La légende de la photo disait : « Suvarnabhumi : entre tradition et modernité. »
Formule convenue. Mais vraie, au fond.
XLI
Le romancier W.G. Sebald écrivait que le passé n’est jamais vraiment passé. Il survit sous forme de traces, de ruines, de mots. Il persiste dans le présent comme une ombre.
Suvarnabhumi est une ombre du passé projetée sur le présent.
Une ombre qui ne correspond à aucun objet précis. Une ombre sans corps.
XLII
J’ai revu le moine que j’avais rencontré au temple Wat Pho. Il donnait une conférence à la Maison de l’Asie à Paris. Il parlait de la cosmologie bouddhiste.
Après la conférence, je suis allé le saluer. Il m’a reconnu.
« Alors, vous avez trouvé Suvarnabhumi ? » m’a-t-il demandé en souriant.
« Non. Vous aviez raison. C’est partout et nulle part. »
« Exactement. C’est un lieu intérieur. Un état d’esprit. »
Nous avons bu du thé dans un café près de la Seine. Il regardait le fleuve couler.
« Vous savez, m’a-t-il dit, dans le bouddhisme, on dit que le dharma n’a pas de lieu fixe. Il se manifeste où il peut se manifester. Suvarnabhumi, c’est pareil. C’est là où le dharma fleurit. »
« Donc ça pourrait être ici ? À Paris ? »
Il a ri.
« Pourquoi pas ? Si vous pratiquez le dharma ici, alors oui, c’est Suvarnabhumi. »
XLIII
Finalement, j’ai compris quelque chose d’essentiel : la quête de Suvarnabhumi n’a jamais été une quête géographique. C’était une quête spirituelle.
Les moines Sona et Uttara ne cherchaient pas un lieu. Ils cherchaient un terrain fertile pour l’enseignement du Bouddha.
Les marchands ne cherchaient pas de l’or. Ils cherchaient la prospérité.
Les archéologues ne cherchent pas des ruines. Ils cherchent du sens.
Et moi ? Qu’est-ce que je cherchais en parcourant la Thaïlande, en consultant des textes anciens, en interrogeant des savants ?
Je cherchais peut-être la même chose que tous les autres : une connexion avec quelque chose de plus grand, de plus ancien, de plus vrai.
XLIV
Il existe un concept en japonais : ma. C’est l’intervalle, l’espace entre les choses. Le silence entre les notes de musique. Le vide entre deux objets.
Le ma n’est pas rien. C’est un espace chargé de sens.
Suvarnabhumi est peut-être un ma géographique. L’espace entre l’Inde et la Chine. Entre l’histoire et le mythe. Entre le réel et l’imaginaire.
Un espace chargé de possibilités.
XLV
Dernière scène : je suis retourné à l’aéroport de Bangkok un an plus tard, pour un transit vers le Cambodge. J’avais quelques heures d’escale.
J’ai marché dans les couloirs. Je regardais les panneaux : Suvarnabhumi Airport. Partout ce nom.
J’ai acheté un café dans un Starbucks. Je me suis assis près d’une baie vitrée. Dehors, les avions roulaient sur le tarmac. Le ciel était gris, chargé de pluie.
Une annonce a retenti dans les haut-parleurs, d’abord en thaï, puis en anglais : « Welcome to Suvarnabhumi Airport. »
Bienvenue dans la Terre de l’Or.
Des milliers de passagers passaient devant moi. Chinois, Européens, Australiens, Indiens. Ils venaient de partout. Ils allaient partout.
Aucun d’eux ne savait qu’il traversait une légende.
Et peut-être était-ce bien ainsi.
Peut-être que les mythes sont plus puissants quand on ne les remarque pas. Quand ils imprègnent notre quotidien sans qu’on y pense.
Suvarnabhumi était devenue invisible. Dissoute dans les gestes ordinaires du voyage. Les passeports tamponnés, les bagages récupérés, les taxis hélas.
La Terre de l’Or, transformée en salle d’attente.
XLVI
En reprenant l’avion, j’ai pensé une dernière fois à cette histoire.
Suvarnabhumi commence comme un rêve indien au troisième siècle avant notre ère. Elle traverse les siècles comme une rumeur, un espoir, une promesse. Elle apparaît dans les textes, sur les cartes, dans les légendes.
Elle ne meurt jamais vraiment. Elle se transforme, se déplace, se réinvente.
Et en 2006, elle renaît comme nom d’aéroport.
C’est une belle trajectoire, au fond. Du mythe à la modernité. De l’or spirituel à l’or économique.
Le capitalisme a récupéré le dharma.
Ou peut-être est-ce l’inverse : le dharma a infiltré le capitalisme.
Je ne sais pas.
XLVII
Patrick Deville écrit à la fin de Peste & Choléra : « On ne comprend jamais vraiment une histoire. On la raconte, c’est tout. »
C’est vrai.
Je n’ai pas compris Suvarnabhumi. J’ai juste raconté ce que j’en ai vu, lu, entendu.
Des fragments. Des indices. Des hypothèses.
Suvarnabhumi reste une énigme.
Et c’est parfait ainsi.
Les meilleures histoires sont celles qui n’ont pas de fin. Suvarnabhumi n’a jamais existé ailleurs que dans les mots, dans les textes, dans l’imagination des voyageurs.
La Terre de l’Or. Une utopie géographique. Un lieu qui recule à mesure qu’on s’en approche.
Comme tous les lieux précieux, elle n’est accessible que par la pensée.