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La Badia
Fio­ren­ti­na en silence

Mille ans entre les murs

Il faut par­fois pous­ser une porte entrou­verte pour entrer dans le cœur secret d’une ville. À Flo­rence, der­rière un porche dis­cret de la Via del Pro­con­so­lo, se tient depuis plus d’un mil­lé­naire la Badia Fio­ren­ti­na. Fon­dée en 978 par Willa, mar­quise de Tos­cane, cette abbaye est l’un de ces lieux où l’Histoire s’accumule comme des couches de pein­ture, chaque époque y ajou­tant sa touche sans jamais effa­cer com­plè­te­ment la précédente.

Au départ, c’était une com­mu­nau­té béné­dic­tine. Les moines copiaient, reliaient, enlu­mi­naient : on n’y enten­dait pas seule­ment les psaumes, mais aus­si le grat­te­ment des plumes sur le par­che­min, ce bruit ténu qui bâtis­sait les biblio­thèques. On y priait et l’on y écri­vait avec la même fer­veur. Le monde exté­rieur pou­vait s’agiter, ici il res­tait conte­nu dans le velin.

Dante, qui gran­dit dans le voi­si­nage, dut entendre, enfant, les cloches de la Badia. Peut-être même y vit-il pour la pre­mière fois Béa­trice, cette appa­ri­tion qui allait bou­le­ver­ser sa vie et sa poé­sie. Ain­si la légende se mêle à la pierre, et l’on se prend à rêver que la Divine Comé­die doit quelque chose à ce cloître silencieux.

Les siècles remo­de­lèrent l’abbaye : au XIIIᵉ siècle, Arnol­fo di Cam­bio la dota d’une nou­velle nef gothique et d’un cam­pa­nile élan­cé qui mar­qua long­temps l’horizon de Flo­rence. Plus tard, le baroque vint lui gref­fer ses dorures, ses stucs et son chœur tour­né vers l’Arno, comme si chaque époque avait vou­lu y ins­crire son style, quitte à en brouiller un peu la voix initiale.

Le cloître des Oran­gers, construit au XVe siècle, res­pire encore l’ombre fraîche des récits de saint Benoît. On y entre comme dans une paren­thèse, un lieu où même la lumière semble se dépla­cer à pas feu­trés. À l’intérieur, on croise les traces d’artistes qui ont lais­sé, au détour d’une cha­pelle, des témoi­gnages silencieux.

Il y a d’abord le tom­beau d’Ugo, fils de Willa, sculp­té par Mino da Fie­sole : un monu­ment élé­gant, sévère et presque pudique, qui ne cherche pas à impres­sion­ner mais à durer. À deux pas, une œuvre bien plus vibrante : la Vierge appa­rais­sant à saint Ber­nard de Filip­pi­no Lip­pi, peinte à la fin du Quat­tro­cen­to. Saint Ber­nard, absor­bé dans ses écrits, se voit sou­dain inter­rom­pu par une appa­ri­tion mariale qui a l’air à la fois tendre et un peu intru­sive. Lip­pi, avec sa grâce habi­tuelle, a don­né à cette ren­contre une vita­li­té qui ne s’éteint pas, et l’on reste devant le tableau comme devant un sou­ve­nir qu’on n’arrive pas à dater.

On pour­rait citer encore les stalles en noyer du chœur, pati­nées par les siècles de prières, ou les fresques effa­cées qui laissent devi­ner des récits anciens — autant de fan­tômes peints qui s’accrochent aux murs. Chaque détail est une petite trou­vaille, mais rien ne se donne comme un musée : la Badia n’a pas besoin d’annoncer ses tré­sors, ils se révèlent sim­ple­ment à qui prend le temps de les regarder.

Puis vint Napo­léon, qui sup­pri­ma les ordres reli­gieux et vida les cloîtres de leurs habi­tants. La Badia aurait pu alors dis­pa­raître dans l’oubli. Mais elle sur­vé­cut, comme tou­jours, en chan­geant de peau. Aujourd’hui, c’est la com­mu­nau­té de Jéru­sa­lem qui y vit, et les offices chan­tés emplissent encore la nef, offrant à qui s’y attarde un moment suspendu.

Il y a dans cette église une constance qui m’émeut : elle a tra­ver­sé guerres, réno­va­tions, expro­pria­tions, chan­ge­ments de style, mais elle conti­nue à être ce qu’elle a tou­jours été — un refuge. On y entre sou­vent par hasard, mais on en sort chan­gé, comme si mille ans de prières s’étaient dépo­sés sur vos épaules en une fine pous­sière invisible.

La Badia Fio­ren­ti­na n’est pas une vedette de Flo­rence, et c’est peut-être ce qui fait son charme. Elle se tient là depuis plus de mille ans, dis­crète mais tenace, comme pour rap­pe­ler qu’il y a des pierres qui ne cherchent pas à briller mais à durer.

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