Les trois visiteurs du Roi Mongkut
Les oubliés du pays doré #10
Les trois visiteurs du Roi Mongkut
I. Les cartes sont fausses
Les cartes du Siam, en 1856, sont fausses. On le sait. Les cartographes de Paris tracent des fleuves qui n’existent pas, inventent des montagnes, déplacent les villes. Louis-Antoine Léon de Rougé le sait aussi, lui qui débarque à Bangkok avec dans sa malle les dernières publications de la Société de Géographie. Il a vingt-huit ans, une formation d’ingénieur, et cette façon particulière qu’ont les hommes de son époque de regarder le monde comme un problème à résoudre.
Le Chao Phraya sent la vase et les épices. Les maisons sur pilotis tremblent au passage des barques. Rougé note tout dans un carnet à couverture de cuir : la température, l’heure du crépuscule, la largeur du fleuve. C’est un homme qui mesure. Qui compte. Qui croit aux chiffres comme d’autres croient aux saints.
Deux ans plus tard, Louis de Carné arrive par le même fleuve. Il a vingt-quatre ans, diplomate, fils de famille, cette élégance un peu ennuyée des hommes qui ont trop lu Chateaubriand. Il ne vient pas mesurer le Siam. Il vient l’écrire. Dans ses bagages, pas d’instruments scientifiques mais des volumes de poésie et cette curiosité gourmande pour les cérémonies, les palais, les danseuses aux doigts recourbés.
Eugène Simon débarque en 1864. Il a dix-neuf ans. C’est un enfant, presque. Fils d’industriel, il a abandonné l’usine familiale de Roanne pour courir après les araignées. Oui, les araignées. Il sera le premier à cataloguer les arachnides du Siam, leurs huit pattes, leurs yeux multiples, leur façon de tisser la soie dans l’ombre des temples.
Trois hommes. Trois Siam.
II. Rougé et la géométrie
Rougé remonte le Menam – c’est ainsi qu’on appelle encore le Chao Phraya. Il voyage avec un sextant, un baromètre, un théodolite. Ses porteurs ne comprennent pas pourquoi il s’arrête tous les kilomètres pour regarder le soleil à travers des tubes de cuivre. Ils pensent qu’il prie. D’une certaine façon, c’est un peu vrai.
À Ayutthaya, devant les temples en ruine, Rougé ne voit pas la beauté. Il voit des angles, des hauteurs, des distances. Il calcule la trajectoire des boulets birmans qui ont détruit la capitale en 1767. Il dessine des plans, établit des courbes de niveau. Le soir, à la lueur d’une lampe à huile, il corrige les cartes françaises. Il raye des villages, en ajoute d’autres. Il redresse le cours du fleuve.
Les Siamois l’observent avec une politesse inquiète. Cet étranger qui mesure tout, qui plante des jalons dans les rizières, qui calcule la hauteur des wat – est-ce un espion ? Un militaire déguisé ? Le roi Mongkut, qui a lui-même étudié l’astronomie avec des missionnaires, comprend. Il autorise Rougé à voyager jusqu’aux frontières birmanes. Il lui donne une escorte, des guides, une lettre scellée.
Rougé progresse vers le nord. Il franchit des cols, traverse des forêts où les sangsues tombent des arbres. Il dort dans des huttes, mange du riz gluant avec les doigts. Mais chaque soir, il sort ses instruments. Il prend des relevés. Il dessine. Il est venu construire un Siam géométrique, un Siam mesurable, un Siam qui tiendra dans les archives du Quai d’Orsay.
II. Carné et les apparences
Louis de Carné accompagne une ambassade. C’est autre chose. Il y a des palanquins, des parasols, des caisses de cadeaux pour le roi. Il y a des interprètes, des secrétaires, tout un théâtre diplomatique. Carné observe ce ballet avec l’œil amusé de celui qui sait que la politique est d’abord une question de costumes.
À Bangkok, il assiste aux audiences royales. Le roi Mongkut, moine bouddhiste devenu souverain, parle anglais, discute d’astronomie, cite Shakespeare. C’est un roi moderne, dit-on. Un roi qui a compris que le Siam doit s’ouvrir pour ne pas être dévoré. La France à l’ouest, l’Angleterre à l’est, les appétits coloniaux se resserrent comme des mâchoires.
Carné prend des notes pour son rapport. Mais ce qui l’intéresse vraiment, ce sont les danseuses. Leurs gestes codés, leurs masques d’or, cette façon qu’elles ont de raconter des histoires anciennes avec leurs mains. Il passe des heures dans les théâtres, dans les temples, à déchiffrer cette grammaire du corps. Il écrit : “Le Siam ne se comprend pas, il se regarde.”
Il voyage jusqu’à Angkor, alors territoire siamois, avant que les Français n’en fassent un joyau cambodgien. Devant les tours du Bayon, ces visages de pierre aux sourires énigmatiques, Carné a une révélation : l’Asie n’est pas un terrain à conquérir, c’est un mystère à contempler. Il rentrera en France avec cette conviction, qui fera de lui un diplomate médiocre mais un écrivain précis.
IV. Simon et le bestiaire
Eugène Simon n’est pas diplomate. Il n’est pas ingénieur. Il est naturaliste, ou plutôt il le devient, là, dans les forêts du Siam. Il a dix-neuf ans et une passion dévorante pour ce que les autres trouvent répugnant.
Il collecte des araignées. Des centaines, des milliers. Il les trouve partout : dans les greniers des monastères, sous les ponts, dans les replis des bananiers. Il les tue avec de l’éther, un coton au bout d’un bâton, les épingle dans des boîtes, les dessine avec une précision maniaque. Chaque espèce est un monde. Chaque toile est une architecture.
Les moines bouddhistes l’observent avec perplexité. Pour eux, tuer un insecte est un péché. Simon leur explique, dans son siamois approximatif, qu’il ne tue pas, il immortalise. Ils ne sont pas convaincus mais ils le laissent faire. Ce jeune Français qui rampe sous les maisons, qui fouille dans les fissures des temples, qui parle aux araignées – il est inoffensif. Peut-être un peu fou.
Simon progresse vers le sud, vers les provinces malaises où la forêt devient plus dense, plus sombre. Il y a des serpents, des tigres, des fièvres. Il attrape la malaria, survit avec de la quinine et de l’entêtement. Il continue à collecter. Dans ses carnets, il dessine des chélicères, des pédipalpes, des filières. Il invente une taxonomie. Il crée des noms latins pour des créatures que personne n’avait jamais nommées.
À vingt-deux ans, il aura décrit plus de deux mille espèces d’araignées. Le Siam sera sa cathédrale arachnéenne.
V. Les trois Siam
Rougé rentre en France en 1858. Il rapporte des cartes exactes, des mesures précises, un Siam quadrillé. Les militaires sont contents. Les marchands aussi. On peut maintenant naviguer sur le Menam sans craindre les bancs de sable. On connaît la largeur des routes, la profondeur des ports. Rougé a fait du Siam un territoire lisible.
Carné publie son récit de voyage en 1872. “Voyage en Indo-Chine et dans l’Empire Chinois”. C’est un succès. Les salons parisiens s’arrachent ses descriptions des danseuses, des temples, des cérémonies royales. Il a fait du Siam un spectacle. Une image. Un rêve oriental pour bourgeois en mal d’exotisme.
Simon publie ses travaux dans les annales du Muséum d’Histoire Naturelle. Personne ne les lit, sauf quelques spécialistes. Ses araignées sont archivées, étiquetées, oubliées dans des tiroirs. Mais elles sont là. Elles témoignent. Simon a fait du Siam un inventaire du vivant.
Trois hommes, trois missions, trois façons de regarder le même royaume. Rougé a mesuré, Carné a écrit, Simon a collecté. Et le Siam ? Le vrai Siam, celui qui échappait aux instruments, aux récits, aux bocaux ? Il continuait sa vie, indifférent à ces Français qui croyaient le comprendre.
VI. Bangkok, 1868
Il y a un moment où leurs chemins se croisent – pas physiquement, ils ne se sont jamais rencontrés, mais dans le temps, dans la mémoire. En 1868, Bangkok vit une éclipse solaire. Le roi Mongkut a calculé l’heure exacte, le point précis où la lune mordra le soleil. Il invite les scientifiques européens. Il veut prouver que le Siam n’est pas un royaume barbare.
Rougé est déjà reparti. Mais il a laissé ses mesures, ses calculs. Carné est à Paris, dans les salons, racontant le Siam. Simon est dans une forêt du sud, à genoux devant une toile d’araignée.
L’éclipse a lieu. Le roi a raison. L’ombre glisse sur Bangkok exactement comme prévu. La foule pousse des cris. Les chiens hurlent. Pendant deux minutes, le monde bascule dans une nuit artificielle.
Mongkut attrape la malaria pendant l’expédition. Il meurt quelques semaines plus tard. Son fils Chulalongkorn lui succède. Le nouveau roi modernisera le Siam, abolira l’esclavage, construira des chemins de fer. Il utilisera les cartes de Rougé, citera les récits de Carné, visitera peut-être les collections de Simon au Muséum de Paris.
VII. L’héritage
Qu’est-ce qui reste d’une exploration ? Des cartes qui jaunissent, des livres qu’on ne lit plus, des araignées mortes dans des bocaux. L’exploration est toujours une forme de violence douce. On arrive, on prend, on repart. On prend des mesures, des notes, des spécimens. On croit comprendre. On se trompe.
Rougé est mort en 1870, pendant la guerre franco-prussienne. Il n’a jamais revu le Siam. Carné est mort en 1876, malade, désabusé par la diplomatie. Simon a vécu jusqu’en 1924, entouré de ses araignées, devenu un vieil homme minutieux qui passait ses journées à coller des étiquettes.
Le Siam, lui, est devenu la Thaïlande. Le seul pays d’Asie du Sud-Est à n’avoir jamais été colonisé. Peut-être parce que les Siamois avaient compris la leçon : laisser les étrangers mesurer, écrire, collecter. Les laisser croire qu’ils comprennent. Et pendant ce temps, rester soi-même.
VIII. Épilogue : les fantômes
Il y a aujourd’hui, dans les archives de la Société de Géographie à Paris, une carte du Siam tracée par Rougé. Elle est exacte, ou presque. Les fleuves sont à leur place, les montagnes aussi. On peut suivre du doigt la route qu’il a prise, le long du Menam, vers le nord.
À la Bibliothèque Nationale, on peut lire le récit de Carné. Ses descriptions des danseuses, des temples, des audiences royales. Son français est élégant, un peu désuet. On imagine les salons du Second Empire, les dames en crinoline qui écoutaient ses histoires.
Au Muséum d’Histoire Naturelle, dans les réserves, il y a des milliers d’araignées étiquetées par Simon. Leurs corps desséchés, leurs pattes repliées. Elles portent des noms latins : *Thomisus siamensis*, *Heteropoda venatoria*, *Nephila pilipes*. Elles ont traversé un siècle et demi dans leurs bocaux de formol.
Trois hommes ont cru posséder le Siam. Par la science, par l’art, par la classification. Ils l’ont disséqué, décrit, archivé. Et le Siam les a laissés faire, avec cette patience infinie qu’ont les vieux royaumes face aux jeunes empires pressés.
Le Chao Phraya coule toujours. Les temples d’Ayutthaya sont toujours en ruine. Les araignées tissent toujours leurs toiles dans l’ombre. Et Bangkok, immense maintenant, bruyante, polluée, garde quelque part la mémoire de ces trois Français qui sont venus, il y a longtemps, croyant découvrir un monde.
Ils ont découvert trois reflets. Le leur.