Les vies de autres, par William Warren
Les oubliés du pays doré #5
Les vies des autres, par William Warren
I
William Warren est mort à Bangkok en 2011. Quatre-vingt-un ans. Une vie presque entière passée en Thaïlande. Quand on meurt à Bangkok après soixante ans de résidence, est-on encore un expatrié ? Ou devient-on autre chose – un hybride, un fantôme inversé, un Occidental devenu asiatique par sédimentation lente ? William Warren fait partie de ces ombres qui se perdent dans la lumière des soirs tropicaux.
Il était arrivé en 1960. Vingt-neuf ans, diplômé de Yale, l’Amérique dans les valises et aucune intention d’y retourner vraiment. Les jeunes hommes intelligents fuyaient l’Amérique dans ces années-là. Trop conformiste, trop étouffante. L’Asie était une promesse d’autre chose. Même pas exotique, simplement un ailleurs.
Bangkok en 1960 : une ville de canaux encore, les taxis-bateaux plus nombreux que les voitures, les temples dorés émergeant d’une végétation qui tentait de tout reprendre. Warren tomba amoureux immédiatement. De la ville, de la lumière, de cette sensation d’être ailleurs enfin.
Il ne savait pas qu’il passerait sa vie à raconter celle des autres.
II
Jim Thompson disparut en mars 1967. Promenade dans la jungle malaisienne, Cameron Highlands. Il part marcher après le déjeuner. Ne revient jamais. Aucun corps, aucune trace, aucune explication. Comme si la jungle l’avait avalé.
À Bangkok, c’est le choc. Thompson n’était pas n’importe qui : ancien espion de l’OSS pendant la guerre, devenu entrepreneur dans la soie, collectionneur compulsif d’art asiatique, hôte des célébrités de passage. Sa maison était un musée vivant, son salon un carrefour mondain. On y croisait des princes, des archéologues, des acteurs hollywoodiens.
Warren, qui travaillait alors pour l’agence de presse UPI, couvrit la disparition. Recherches, théories, spéculations. Enlèvement communiste ? Meurtre ? Suicide déguisé ? Amnésie ? Tigre dans la jungle ? Chaque hypothèse trouvait ses partisans. Chaque partisan avait son hypothèse, même les plus délirantes.
Mais aucune certitude. Thompson était devenu une énigme, et les énigmes fascinent toujours plus que les réponses qu’on tente d’y apporter.
III
Dix ans plus tard, un éditeur de Singapour contacte Warren. « Quelqu’un devrait écrire un livre sur Jim Thompson. Vous le connaissiez, vous étiez là. Pourquoi pas vous ? »
Pourquoi pas lui, en effet ? Warren avait rencontré Thompson plusieurs fois, dîné dans la fameuse maison, interviewé des dizaines de personnes qui l’avaient connu. Il était journaliste, écrivait bien, connaissait Bangkok comme sa poche.
Il accepta. Sans savoir que ce livre allait définir sa vie.
“Jim Thompson: The Unsolved Mystery” parut en 1970. Succès immédiat. Le livre avait tout pour rendre heureux : exotisme, espionnage, art, disparition inexpliquée. C’était le parfait mystère oriental pour lecteurs occidentaux en quête de frissons policés.
Warren devint « l’homme qui a écrit le livre sur Jim Thompson ». Une étiquette qu’il porterait jusqu’à sa mort. Partout où il allait, on lui demandait : « Alors, que lui est-il vraiment arrivé ? » Comme s’il détenait une vérité secrète, un dernier chapitre non publié.
Il répondait toujours la même chose : « Si je le savais, je l’aurais écrit. » Et pour cause, il ne l’a pas fait.
IV
Mais qui était vraiment William Warren ? Avant Thompson, avant Bangkok, avant tout ça ?
Né en 1930 dans le Tennessee. Famille aisée, éducation classique. Yale, littérature anglaise. Il aurait pu devenir professeur, critique, éditeur à New York. La trajectoire normale d’un garçon intelligent du Sud.
Mais Warren était gay. Dans l’Amérique des années cinquante, c’était une condamnation. Pas légalement, pas toujours, mais socialement. Le placard ou l’exil. Beaucoup choisissaient l’exil.
L’Asie offrait une liberté que l’Occident refusait. À Bangkok, Singapour, Hong Kong, on pouvait vivre sans trop de questions. Les Asiatiques avaient d’autres priorités que de surveiller les mœurs des étrangers. Et la communauté expatriée, composée elle-même de marginaux divers, pratiquait une tolérance de fait.
Warren ne parla jamais publiquement de sa sexualité. Ce n’était pas son genre. Discret, élégant, ironique. Mais tous ceux qui le connaissaient savaient. Et s’en fichaient, la plupart du temps.
Bangkok était pleine de ces exilés volontaires. Des hommes (toujours des hommes) qui avaient fui quelque chose : une famille étouffante, un mariage raté, une carrière sans issue, une loi trop sévère. La Thaïlande ne posait pas de questions. Elle accueillait.
V
Après le livre sur Thompson, Warren continua d’écrire. Articles pour les journaux locaux, guides de voyage, livres sur l’art thaï, l’architecture tropicale, les jardins asiatiques. Il devint une autorité sur tout ce qui touchait à l’esthétique thaïe.
Son appartement près du fleuve était un capharnaüm organisé : livres du sol au plafond, antiquités empilées, photographies jaunies, manuscrits en cours. Il travaillait tous les jours, fumant cigarette sur cigarette, tapant sur une vieille machine puis, plus tard, sur un ordinateur qu’il n’aimait pas vraiment.
« L’écriture est une question de discipline », disait-il. Pas d’inspiration romantique, pas d’attente de la muse. On s’assoit, on écrit. Tous les jours. Comme un travail.
Cette éthique protestante appliquée à l’art. Très américain, en fin de compte. On peut fuir l’Amérique géographiquement, mais on emporte toujours sa culture avec soi, comme un virus indétectable.
Warren écrivait sur la Thaïlande pour les Occidentaux. Traduisait l’une pour les autres. C’était son rôle : passeur, interprète, guide. Il expliquait pourquoi les toits des temples étaient courbés, ce que signifiaient les gestes des danseurs classiques, comment lire un jardin thaï.
Travail de pédagogue, essentiel et ingrat. Car les explications ne capturent jamais vraiment l’essence d’une culture. Elles la rationalisent, la domestiquent pour la consommation touristique.
VI
Je pense à Warren en 1970, juste après la publication du livre sur Thompson. Quarante ans, célèbre soudainement. Les interviews, les invitations, la reconnaissance. La travail de toute une vie récompensé.
Mais aussi la frustration, peut-être. Être connu pour un seul livre, toujours le même. Les autres livres qu’il écrirait – et il en écrivit beaucoup – resteraient dans l’ombre du premier. « L’auteur de *Jim Thompson: The Unsolved Mystery*… »
C’est le piège de l’écrivain à succès : devenir prisonnier de son propre triomphe. On attend de vous que vous reproduisiez la formule gagnante. Mais un mystère non résolu, par définition, ne peut être reproduit. Il est unique.
Warren fut assez intelligent pour ne pas essayer. Il changea de registre, se fit historien de l’art, chroniqueur de l’architecture. Abandonna le thriller pour le beau livre.
Stratégie de survie littéraire.
VII
La maison de Jim Thompson, elle, devint un musée. La fondation créée après la disparition transforma la demeure en attraction touristique. Des milliers de visiteurs chaque année, guidés à travers les pièces remplies d’antiquités, écoutant l’histoire du mystérieux Américain qui avait ressuscité l’industrie de la soie thaïe.
Warren détestait ça, je crois. Cette muséification, cette mise en scène. Thompson avait été son ami, ou du moins une connaissance, une bonne connaissance. Le voir transformé en personnage de légende, en produit touristique, devait être étrange.
Mais c’est le destin de tous les mystères : être simplifiés, romancés, vendus. L’histoire vraie – compliquée, ambiguë, décevante souvent – est remplacée par le mythe. Plus vendeur, plus satisfaisant narrativement.
Warren connaissait la vraie histoire, ou du moins une version plus nuancée. Thompson n’était pas seulement l’aventurier glamour des brochures. C’était aussi un homme seul, vieillissant, peut-être dépressif, certainement fatigué. Un homme qui avait tout construit – fortune, réputation, collection – et qui se demandait peut-être pourquoi.
Disparaître dans la jungle est une façon de répondre à cette question. Ou de l’éviter définitivement.
VIII
Warren écrivit d’autres livres. *Thai Style*, sur l’architecture traditionnelle. “The House on the Klong”, sur les maisons de Bangkok. Des dizaines de guides, d’articles, de préfaces. Il devint le chroniqueur officieux du patrimoine thaï, un peu contre toute attente.
Travail colonial, diraient certains. Un Occidental s’appropriant la culture asiatique, la traduisant pour d’autres Occidentaux, en tirant profit. La critique postcoloniale n’aime pas les Warren.
Mais la réalité était plus complexe. Warren aimait sincèrement la Thaïlande. Il avait passé plus de temps à étudier l’art thaï que la plupart des Thaïs. Ses livres préservaient une mémoire, documentaient des styles architecturaux menacés par la modernisation.
Sans Warren et quelques autres comme lui, combien de maisons traditionnelles auraient été rasées sans trace ? Combien de techniques artisanales oubliées ?
Les passeurs culturels sont toujours suspects. Trop occidentaux pour les Asiatiques, trop asiatisés pour les Occidentaux. Coincés entre deux mondes, n’appartenant vraiment à aucun.
Warren acceptait cette position inconfortable. Il en avait fait sa vie.
IX
Bangkok changeait autour de lui. La ville de 1960 – paisible, provinciale presque – devenait une mégalopole. Les canaux comblés pour faire des routes. Les gratte-ciel surgissant partout. Les centres commerciaux climatisés remplaçant les marchés en plein air.
Warren documentait ces transformations avec une mélancolie discrète. Ses articles notaient la disparition des maisons en teck, l’uniformisation architecturale, la perte du sens esthétique traditionnel.
Mais il n’était pas nostalgique au sens bête du terme. Il comprenait que les villes doivent changer pour survivre. Bangkok ne pouvait rester un musée vivant pour satisfaire les fantaisies des expatriés. Les Thaïs voulaient la modernité, et qui pouvait le leur reprocher ?
Le dilemme de tout amoureux de l’Asie : vouloir qu’elle reste « authentique » (c’est-à-dire pauvre, pittoresque, exotique) ou accepter qu’elle se modernise et perde ce qui la rendait unique.
Warren choisit d’accepter. Tout en continuant de photographier, dessiner, décrire ce qui disparaissait. Travail d’archiviste du présent.
X
Il y eut d’autres disparitions après Thompson. Des Occidentaux s’évanouissant dans la nature thaïlandaise. Certains retrouvés morts, d’autres jamais. La Thaïlande avait cette réputation : un endroit où on pouvait disparaître facilement. Géographiquement et métaphoriquement.
Parfois, des journalistes contactaient Warren. « Vous avez écrit sur Thompson. Qu’en pensez-vous ? Croyez-vous que… ? »
Il répondait poliment, donnait son avis mesuré. Mais il en avait assez de ces histoires. Assez des mystères, des théories conspirationnistes, de l’obsession occidentale pour l’Asie dangereuse et mystérieuse.
Il voulait parler de beauté, pas de mort. D’architecture, pas de disparitions. De création, pas de destruction.
Mais le public préférait les mystères. Toujours.
XI
Warren ne se maria jamais. Pas d’enfants. Sa famille, c’étaient ses amis expatriés, ses collègues thaïs, ses éditeurs, ses lecteurs. Une famille choisie, éparse, internationale.
Il vieillissait discrètement. Les cheveux blancs, la démarche plus lente, mais toujours cette élégance, ce costume impeccable même sous la chaleur. Toujours cette courtoisie un peu désuète, cette ironie douce
Les jeunes expatriés qui arrivaient à Bangkok ne le connaissaient pas toujours. Pour eux, il était un vieil homme parmi d’autres, un vestige de l’époque coloniale qui s’attardait.
Mais les anciens savaient. Ils saluaient Warren avec respect quand ils le croisaient au Foreign Correspondents’ Club, lui offraient un verre, écoutaient ses histoires.
Car Warren avait connu tout le monde : les derniers aventuriers coloniaux, les premiers routards hippies, les journalistes couvrant la guerre du Vietnam depuis Bangkok, les artistes, les escrocs, les saints et les fous. Soixante ans de vie à Bangkok, c’était une bibliothèque vivante.
XII
En 2010, Warren publia son dernier livre. *Bangkok*, un guide de la ville illustré de photographies anciennes et récentes. Comparaisons entre 1960 et 2010. La même rue, cinquante ans d’écart. Canal devenu autoroute. Temple entouré de gratte-ciel. Marché remplacé par mall.
Le livre était beau et triste. Une élégie déguisée en guide touristique. Warren savait qu’il écrivait son adieu.
Il mourut l’année suivante. Crise cardiaque, rapide, nette. À la maison, entouré de ses livres. Belle mort pour un écrivain.
Les journaux thaïs publièrent des nécrologies élogieuses. « Un ami de la Thaïlande », disaient-ils. Cette formule qu’on réserve aux étrangers qui ont respecté le pays, contribué à sa culture.
Les journaux occidentaux furent plus brefs. « Auteur de *Jim Thompson: The Unsolved Mystery* ». Toujours Thompson. Même mort, Warren restait attaché à ce fantôme.
XIII
Que reste-t-il de quelqu’un comme Warren ? Des livres, évidemment. Une vingtaine, peut-être plus. Certains épuisés, d’autres réédités. Ses guides de Bangkok sont toujours vendus dans les librairies pour expatriés.
Mais les livres vieillissent. Les informations deviennent obsolètes. Les styles d’écriture passent de mode. Dans cinquante ans, qui lira encore Warren ?
Sa vraie contribution fut peut-être ailleurs. Dans les conversations, les amitiés, les encouragements donnés aux jeunes écrivains. Dans sa présence continue, témoin et chroniqueur d’une époque.
Warren incarnait une certaine idée de l’expatriation : respectueuse, curieuse, humble. Pas le colonialiste arrogant ni le hippie méprisant. Quelque chose entre les deux. Un amoureux de l’Asie qui restait conscient de sa position d’outsider.
Cette sagesse est rare. La plupart des expatriés deviennent soit cyniques, soit idéalisateurs. Warren garda un équilibre précaire mais réel.
XIV
Je pense à lui dans son appartement la nuit. Vieux, seul, tapant sur son clavier. Par la fenêtre, le fleuve Chao Phraya. Les mêmes bruits qu’en 1960 : bateaux, grenouilles, ville au loin. Certaines choses ne changent pas.
Il écrit sur un temple qu’il a photographié dans les années soixante. Le temple existe toujours, mais le quartier autour a été rasé. Gratte-ciel, routes à six voies. Le temple flotte dans un océan de béton, dans un anachronisme doré.
Warren décrit le temple patiemment. Son histoire, son architecture, ses sculptures. Travail de Bénédictin. Personne ne lira peut-être ces pages. Mais il les écrit quand même. Parce que c’est son travail. Parce que quelqu’un doit garder la mémoire.
L’écriture comme acte de résistance contre l’oubli.
XV
Il y a une photo de Warren que j’aime. Années quatre-vingt probablement. Il est dans un jardin thaï, carnet à la main, dessinant un pavillon. Cheveux gris, chemise blanche, concentration absolue.
Cette image résume tout : l’attention, la patience, le respect. Warren ne se contentait pas de photographier. Il dessinait, notait, mesurait. Il voulait comprendre comment les choses étaient faites, pourquoi elles étaient belles.
Cette curiosité maintenue jusqu’au bout. La vraie réussite d’une vie : ne jamais cesser d’être curieux.
Jim Thompson disparut dans la jungle et devint une légende. William Warren vécut jusqu’à quatre-vingt-un ans et resta relativement inconnu. Lequel des deux eut la meilleure vie ? Question stupide, évidemment. Chacun choisit son chemin.
Mais je préfère les Warren aux Thompson. Les chroniqueurs patients aux aventuriers flamboyants. Ceux qui restent et observent aux héros qui disparaissent.
Warren collectionnait les vies des autres – Thompson surtout, mais pas seulement. Il documentait, préservait, racontait. C’était sa façon d’aimer le monde.
Quand je suis à Bangkok, parfois je passe devant l’immeuble où il vivait. Rien n’indique sa présence. Pas de plaque, pas de mémorial. Juste un building quelconque près du fleuve.
Mais je sais qu’il était là. Écrivant, fumant, regardant le fleuve. Témoin fidèle d’une ville qui ne se souvenait déjà plus de lui.
C’est assez. C’est même beaucoup.