Le refuge de Connie Mangskau
Les oubliés du pays doré #12
Le refuge de Connie Mangskau
Constance Mangskau était née en 1907 à Chiang Mai, d’un père anglais et d’une mère thaïe, ce qui faisait d’elle une hybride dans un monde colonial qui n’aimait pas les mélanges. À dix-huit ans, elle avait épousé un planteur de caoutchouc norvégien dont elle ne gardait que le nom et deux filles, et quelques blessures encore ouvertes. Veuve trop jeune, elle avait dû accepter un poste de secrétaire à la British American Tobacco Company pour nourrir ses enfants. C’était les années trente, et Bangkok était encore une ville de canaux et de maisons sur pilotis où les Occidentaux vivaient comme dans un roman de Conrad.
Son patron à la British American Tobacco était agent du Seri Thai, le mouvement clandestins des Thaïlandais libres. On ne sait pas exactement quand Connie avait basculé dans la résistance. Peut-être par conviction, peut-être par nécessité, peut-être simplement parce qu’elle était le genre de femme qui ne pouvait pas rester spectatrice quand l’histoire s’écrivait sous ses yeux. Les Japonais l’avaient arrêtée en 1943, accusée d’espionnage. Elle avait survécu à un camp de concentration au Cambodge — elle n’en parlait jamais, mais ceux qui l’avaient connue dans l’immédiat après-guerre disaient qu’elle avait ce regard qu’ont les rescapés, cette manière de fixer un point au-delà de l’horizon.
En 1945, elle travaillait pour l’OSS à Bangkok. C’est là qu’elle avait rencontré Jim Thompson, cet Américain exubérant qui parlait d’architecture et de ballets russes alors que la guerre venait à peine de se terminer. Thompson était arrivé en parachute au moment où les Japonais capitulaient — timing parfait ou catastrophique selon le point de vue. Il était censé organiser le bureau de l’OSS à Bangkok, mais la paix avait changé la donne.
Leur amitié s’était construite sur une complicité d’anciens espions, sur cette compréhension tacite de ceux qui ont vécu dans le secret et la duplicité. Ils ne se posaient jamais de questions indiscrètes. Dans le Bangkok d’après-guerre, c’était la règle cardinale.
Thompson s’était lancé dans la soie après s’être brouillé avec ses associés de l’Oriental Hotel. Il avait découvert une communauté de tisserands thaïs à Ban Khrua, juste en face du terrain qu’il convoitait pour construire sa maison. Les tisserands étaient pauvres, leurs métiers archaïques, leurs couleurs ternes. Thompson leur avait proposé de meilleurs équipements et des teintures éclatantes. En quelques années, il avait sauvé l’industrie de la soie thaïlandaise de l’extinction et était devenu riche.
Connie, elle, s’était tournée vers les antiquités. Elle avait ouvert une boutique appelée Monogram et chassait les trésors dans les marchés de Nakorn Kasem tous les dimanches, souvent aux côtés de Thompson. Ils écumaient les échoppes bondées d’objets dont personne ne voulait : peintures thaïes du XIXe siècle sur coton, sculptures khmères, céramiques Benjarong fabriquées exclusivement pour la royauté thaïe, montagnes de porcelaines Ming bleues et blanches.
« On préserve ce qui risque de disparaître », lui avait dit Thompson un dimanche de 1955, alors qu’ils négociaient l’achat d’une tête de Bouddha monumentale du XIIIe siècle.
« Ou on essaie de se racheter une histoire », avait répondu Connie.
Thompson avait ri. « Peut-être les deux. »
En 1959, il avait fait une chose extraordinaire. Il avait trouvé six maisons traditionnelles en teck sur pilotis — trois à Pak Hai dans l’ancienne capitale d’Ayutthaya, deux à Bangkok, et une maison de tisserand datant de 1800 dans le village cham de Ban Khrua. Il les avait fait démonter, descendre par barges sur la Chao Phraya, et reconstruire sur son terrain face au canal. Il avait créé un composé thaï unique, rempli de ses collections, un lieu magique qui attirait Eleanor Roosevelt, Truman Capote, Katherine Hepburn.
Somerset Maugham, après un dîner chez Thompson en 1960, lui avait écrit : « Vous n’avez pas seulement de belles choses, mais ce qui est rare, vous les avez arrangées avec un goût impeccable. »
Pour Connie, Thompson avait fait la même chose. Il avait trouvé trois maisons traditionnelles à Ayutthaya, les avait fait descendre par le fleuve et reconstruire dans un terrain privé à Soi Nana. Elle y vivait comme une reine exilée, entourant de ses collections, recevant Doris Duke, Jacqueline Kennedy, Henry Ford, Roger Moore. Beaucoup étaient aussi des clients. Doris Duke dépensait des fortunes chez Monogram pour sa collection d’art thaï et birman. John D. Rockefeller et William Holden aussi.
Le soir, quand les invités étaient partis, Connie s’asseyait sur la terrasse de sa maison sur pilotis et regardait les lumières de Bangkok scintiller dans la nuit tropicale. Ses filles vivaient à l’étranger maintenant. Elle était seule avec ses antiquités et ses souvenirs qu’elle ne partageait jamais.
On murmurait que Thompson et elle avaient été amants, mais c’était faux. Leur relation était plus profonde que cela, plus compliquée. Thompson était probablement homosexuel — son mariage éclair avec Patricia Thraves pendant la guerre s’était soldé par un divorce en 1946, elle l’avait quitté pour un de ses amis. Il y avait eu des femmes ensuite, dont une liaison de onze ans avec Irina Yost, l’épouse du ministre américain en Thaïlande. Mais les rumeurs persistaient sur ses goûts pour ce qu’on appelait pudiquement le « rough trade ».
Connie ne jugeait pas. Elle avait survécu à un camp de concentration japonais. Elle savait que chacun faisait ce qu’il devait pour survivre, pour trouver un peu de lumière dans l’obscurité.
Derrière la façade glamour, Thompson continuait probablement à travailler pour la CIA. Les documents déclassifiés le confirmeraient plus tard : il faisait passer des armes et des fournitures aux groupes de résistance anticommunistes au Cambodge. Ses voyages fréquents, ses relations avec des généraux, ses dîners avec des diplomates dont les noms n’apparaissaient jamais dans les journaux — tout cela faisait sens maintenant.
Le week-end de Pâques 1967, Connie et Thompson étaient partis dans les Cameron Highlands en Malaisie avec leurs amis de Singapour, le Dr Tien Gi Ling et sa femme américaine Helen. Thompson était préoccupé, de mauvaise humeur pendant le trajet. « Je sentais que quelque chose se préparait », dirait Connie plus tard.
Le dimanche, ils étaient allés à l’église le matin, puis avaient pique-niqué. Thompson était agité, perturbé. Ils étaient rentrés au cottage l’après-midi. Les Ling avaient fait une sieste, Connie préparait leurs bagages pour le départ prévu le lendemain à Singapour. Thompson s’était assis dehors au soleil.
Helen Ling avait entendu des pas sur le gravier et supposé que Thompson était parti se promener, comme il le faisait chaque jour sur les sentiers de jungle tracés par les colons britanniques. Mais ses cigarettes et son briquet étaient restés sur la table de la véranda. Lui qui fumait sans arrêt. Et ses médicaments contre les calculs biliaires qui le faisaient souffrir.
Jim Thompson ne revint jamais.
Le lendemain à l’aube, trois cent vingt-cinq policiers, des soldats britanniques convalescents, des volontaires se lancèrent dans les recherches. Des pisteurs indigènes qui connaissaient la jungle, des hélicoptères qui survolaient la canopée. La plus grande opération de recherche de l’histoire malaisienne. Dix jours. Rien.
L’histoire était trop belle pour ne pas susciter toutes les théories. Assassiné par les communistes. Impliqué dans un coup d’État en Thaïlande. Éliminé par des rivaux commerciaux. Kidnappé. Trafiquant d’armes devenu incontrôlable. En mission secrète pour la CIA. Il y avait même eu des témoignages de gens qui l’auraient vu : déguisé en diseuse de bonne aventure aux cheveux teints en roux à Ipoh, retenu dans une maison cambodgienne près d’une roue de chariot, en fuite à Hong Kong sur un navire norvégien.
Edward Pollitz, qui connaissait Thompson depuis des années, jurait l’avoir aperçu à Tahiti le 27 mai 1967, dans le hall d’un hôtel. Il lui avait crié son nom. L’homme n’avait pas répondu. Pollitz en avait conclu qu’il était en mission pour la CIA.
En 1970, trois ans d’enquête intensive n’avaient révélé aucun fait nouveau par rapport au premier jour.
Carole Miller, écrivaine et amie de Connie, lui avait demandé ce qu’elle pensait vraiment de la disparition. « Ça devrait être évident », avait été la seule réponse de Connie.
Les années passèrent. Les filles de Connie vivaient à l’étranger, personne ne s’occupait des maisons en teck. Elle les vendit à Khun Pornsri Luphaiboon, la légendaire directrice des relations publiques de l’Oriental Hotel, qui les fit déménager sur un terrain à Minburi, à une heure de Bangkok. Plus tard, les enfants de Khun Pornsri ne pouvaient plus entretenir les maisons non plus. Elles furent vendues à la famille Sukosol, qui construisait The Siam, un hôtel de luxe. Les maisons de Connie trouvèrent là leur dernier repos.
Connie mourut dans les années qui suivirent. On ne connaît pas les circonstances exactes. Elle s’éteignit discrètement, comme elle avait vécu finalement, malgré les soirées mondaines et les clients fortunés.
Mais avant de mourir, elle avait dit quelque chose à Miller, sa confidente. Une seule phrase, prononcée tard un soir après trop de gin-tonics sur la terrasse de sa maison sur pilotis, alors que les lumières de Bangkok tremblaient dans la chaleur.
« Les jungles sont dangereusement douées pour cacher les choses. Et les espions qui veulent disparaître peuvent le faire sans laisser de trace. »
Miller avait attendu qu’elle en dise plus. Mais Connie s’était tue, le regard perdu vers les toits de Bangkok, vers les maisons qui disparaissaient une à une pour être remplacées par des immeubles modernes.
Des décennies plus tard, quand Bill Bensley, designer américain établi à Bangkok, fut chargé de créer les intérieurs de The Siam, il découvrit l’histoire des maisons de Connie. Il transforma l’étage supérieur en galerie d’art, exposant ses propres tableaux pour financer la protection de la faune sauvage. Au rez-de-chaussée, une boutique Jim Thompson présente les dernières créations de la marque, devenue depuis le plus grand producteur mondial de tissus tissés à la main.
La fille aînée de Connie vint visiter les maisons il y a quelques années. « Ma mère serait si fière et heureuse que notre maison familiale ait enfin trouvé son lieu de repos », dit-elle à Bensley.
Thompson aussi serait content, probablement. Où qu’il soit.
Car personne ne sait vraiment. Peut-être est-il mort dans la jungle, victime d’un accident banal, son corps avalé par la végétation en quelques jours. Peut-être a‑t-il été assassiné, ses ennemis trop nombreux pour qu’on puisse les compter. Peut-être s’est-il évanoui volontairement, utilisant ses compétences d’espion pour effacer toute trace de son existence.
Connie, elle, avait son idée. Cette femme qui avait survécu aux Japonais, qui avait travaillé dans l’ombre pendant la guerre, qui avait reconstruit sa vie dans le commerce des antiquités et les mondanités de Bangkok, cette femme savait reconnaître un autre survivant.
Un matin de 1968, un an après la disparition, elle était retournée à Ban Khrua, le quartier des tisserands où Thompson avait commencé son aventure dans la soie. Les métiers à tisser claquaient sous les maisons sur pilotis, perpétuant des gestes millénaires. Une vieille femme tissait un motif complexe, des lignes qui se croisaient formant des géométries hypnotiques.
« C’est beau », avait dit Connie en thaï.
La femme avait levé les yeux, souriant de ses gencives édentées.
« Les anciens cachaient des cartes dans les tissus quand ils devaient fuir. Des chemins vers des endroits où on peut disparaître. »
Connie avait examiné le tissu de plus près. Sous le motif floral apparent, on distinguait effectivement une structure plus profonde, un réseau de lignes.
« Et ces chemins mènent où ? »
« Là où on ne peut plus être trouvé. »
Cette nuit-là, dans sa maison de teck à Soi Nana, entourée de ses Bouddhas khmers et de ses porcelaines Ming, Connie s’était servie un verre. Elle avait pensé à Thompson, à leurs dimanches à fouiller les marchés, à leurs silences complices, à tout ce qu’ils ne s’étaient jamais dit.
Elle avait levé son verre vers la photographie de Jim qu’elle gardait sur une étagère, prise lors d’une soirée chez lui, Jim en costume blanc impeccable, souriant de ce sourire énigmatique qui ne révélait rien.
« Où que tu sois, Jim », avait-elle murmuré, « j’espère que tu as trouvé le bon motif. »
Dans le quartier de Ban Khrua, les métiers à tisser continuent de claquer leur rythme ancestral. Les fils de soie se croisent et se recroisent, formant des motifs qui sont peut-être des cartes, peut-être des messages codés, peut-être juste de beaux tissus pour les touristes.
Et à The Siam, dans ce qui fut autrefois le refuge de Constance Mangskau, les visiteurs déambulent sans savoir vraiment l’histoire. Ils admirent les œuvres de Bensley, achètent de la soie Jim Thompson, photographient l’architecture traditionnelle thaïe.
Ils ne savent pas que ces murs ont abrité une résistante qui survécut à l’enfer des camps japonais, une antiquaire qui habilla l’élite mondiale, une amie qui garda jusqu’à sa mort le secret de la plus grande disparition du XXe siècle asiatique.
Connie Mangskau l’avait compris avant tout le monde : dans cette région du monde, entre les jungles du Siam et les montagnes de Malaisie, entre les vérités officielles et les mensonges nécessaires, il existe des espaces où les gens peuvent s’effacer complètement.
Thompson avait trouvé le sien.
Elle aussi, à sa manière.
Et leurs maisons de teck, démontées et reconstruites tant de fois, continuent de se dresser contre le ciel de Bangkok, témoins silencieux d’une époque où disparaître était un art que maîtrisaient ceux qui avaient vraiment vécu.