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La mai­son des Surawadee

Les oubliés du pays doré #9

La mai­son des Surawadee

I

Bang­kok, 1937. Une année lourde comme une mangue trop mûre. On construit des mai­sons en espé­rant qu’elles résis­te­ront aux mous­sons et aux coups d’État comme on porte un talis­man contre la mal­chance. C’est cette année-là que Sa-Ang Sur­awa­dee fait bâtir une demeure en teck sur pilo­tis, dans un bout de ville encore rem­pli de coco­tiers, de buffles et de canaux sinueux où les enfants plongent depuis les berges en hur­lant de joie.

Elle croit construire un foyer.
Elle ignore qu’elle assemble, planche après planche, un musée sans le savoir.

Il m’arrive de l’imaginer debout au bord du chan­tier, un fou­lard ser­ré autour de la tête pour se pro­té­ger du soleil, sur­veillant les ouvriers avec cette sévé­ri­té douce-amère des femmes qui veulent que tout soit fait cor­rec­te­ment parce qu’elles savent, mieux que qui­conque, que le moindre détail peut déci­der du des­tin d’une maison.

II

Il existe une pho­to­gra­phie. Elle a ce voile de jaune propre à toutes les images qui ont tra­ver­sé les décen­nies. On y voit une jeune femme — trente ans peut-être — assise sur la véran­da, un sarong de soie enrou­lé autour des hanches et un che­mi­sier blanc à l’européenne, qu’une amie étran­gère lui aura peut-être offert.

Son regard hésite entre ten­dresse et déter­mi­na­tion. Pas vrai­ment un sou­rire, pas vrai­ment de la gra­vi­té — un ter­rain neutre où les femmes de cette époque sem­blaient tenir leur dignité.

Une autre pho­to montre, sans doute, la même femme, plus âgée : rides autour des yeux, pos­ture un peu voû­tée, mais un sou­rire capable de vous désar­mer ins­tan­ta­né­ment. Un de ces sou­rires qui racontent une vie entière sans avoir besoin de mots.

Les archives ne disent pas si c’est Sa-Ang ou sa fille.
Mais les yeux, eux, dépassent les archives.

III

La pre­mière fois que j’ai vu cette pho­to, c’était en 2016. Je me sou­viens de la cha­leur pois­seuse, du par­quet qui cra­quait dou­ce­ment sous mes pas, et d’un gar­dien som­nolent qui agi­tait un éven­tail en plas­tique pour chas­ser l’air brûlant.

La pho­to était posée sur un che­va­let, presque cachée entre une hor­loge ancienne et un éven­tail de soie. Je suis pas­sé devant elle sans atten­tion — puis je me suis arrê­té, comme tiré par une ficelle invisible.

C’était son regard.
Un regard qui sem­blait dire : « Regarde-moi bien. Je ne suis pas seule­ment une image. J’ai exis­té. J’ai res­pi­ré. J’ai espéré. »

J’ai sen­ti quelque chose se ser­rer dans ma poi­trine — ce genre d’émotion inat­ten­due qui n’appartient qu’aux ren­contres silencieuses.

IV

La famille Sur­awa­dee appar­te­nait à cette nou­velle classe moyenne du Siam des années trente. Pas nobles, pas princes — juste des gens qui tra­vaillaient, lisaient beau­coup, par­laient bas quand il était ques­tion de poli­tique, et rêvaient d’envoyer leurs enfants étu­dier à l’étranger.

La mai­son reflé­tait cela : archi­tec­ture thaïe tra­di­tion­nelle, toits pen­tus et jalou­sies élé­gantes, mais aus­si un gra­mo­phone ache­té d’occasion chez un mar­chand bri­tan­nique, des chaises vic­to­riennes un peu ban­cales, des cous­sins tri­an­gu­laires thaïs posés sur le sol en bois — ce mélange étrange et atta­chant qui dit les rêves et les contra­dic­tions d’une famille.

Je vois Sa-Ang choi­sir ses objets un par un, avec cette pré­cau­tion tendre qu’on met à choi­sir les mots quand on écrit une lettre importante.

V

En 1929, un cer­tain doc­teur Fran­cis Chris­tian arrive à Bang­kok. Bri­tan­nique, idéa­liste, per­sua­dé qu’il peut soi­gner le monde avec ses seules mains et quelques médi­ca­ments. Il a ce roman­tisme mal­adroit des hommes qui veulent sau­ver des vies avant d’avoir com­pris qu’on ne sauve que celles qui acceptent de l’être.

Il fait construire une petite cli­nique qui sera aus­si sa mai­son, une mai­son colo­niale avec véran­da, jar­din tro­pi­cal, mous­ti­quaires fati­guées et espoirs neufs.

Il ima­gine sa nou­velle vie : consul­ta­tions le matin, sieste après le déjeu­ner, gin tonic au cou­cher du soleil — un fan­tasme d’Occidental sous les tropiques.

Il meurt en quelques mois, pro­ba­ble­ment de la mala­ria, peut-être de la solitude.

La vie ne l’attendait pas.

VI

Sa mai­son reste vide un temps. Puis elle entre d’une manière ou d’une autre dans l’orbite des Sur­awa­dee — un mariage, un échange, une alliance fami­liale comme Bang­kok en pro­duit tant.

Wara­porn, la fille de Sa-Ang, héri­te­ra un jour de ces deux mai­sons : celle de sa mère et celle du doc­teur. Deux bâti­ments qui n’avaient jamais été des­ti­nés à coha­bi­ter, et qui pour­tant fini­ront par racon­ter une seule et même histoire.

VII

Wara­porn gran­dit dans la mai­son de teck. Petite fille de l’après-guerre, elle tra­verse l’occupation japo­naise comme on tra­verse une tem­pête der­rière une fenêtre : sans tout com­prendre, mais en sen­tant que quelque chose se joue dehors.

Son père tra­vaille dans l’administration. Sa mère gou­verne la mai­son avec une pré­ci­sion qui frôle l’art.

Wara­porn observe en silence.
Elle apprend que les femmes peuvent être fortes sans éle­ver la voix.
Elle apprend que tenir une mai­son est une forme de savoir.
Elle apprend sur­tout à voir : ce talent qui fera d’elle plus tard une intel­lec­tuelle respectée.

VIII

Dans les années cin­quante, Bang­kok se trans­forme. Les khlongs dis­pa­raissent sous les bull­do­zers, rem­pla­cés par des routes où cir­culent des voi­tures qu’on dit modernes. Les mai­sons en bois brûlent sous les yeux des habi­tants pour lais­ser place à des immeubles en ciment. La ville perd quelque chose de son odeur, comme une per­sonne qui chan­ge­rait de par­fum du jour au len­de­main. Toutes les mai­sons ne dis­pa­raissent pas, mais tout de même.

La mai­son des Sur­awa­dee devient une ano­ma­lie. Une survivante.

Wara­porn, deve­nue pro­fes­seur, com­prend que ce qu’elle aime se dis­sout. Elle com­prend aus­si que si elle n’agit pas, la mai­son ne fini­ra même pas en ruine : elle dis­pa­raî­tra sim­ple­ment, comme si elle n’avait jamais existé.

IX

Les musées sont des tom­beaux magni­fiques.
On y range ce qui ne peut plus vivre.

La mai­son ne connaî­tra plus ni rires d’enfants ni dis­putes dans un coin de la cui­sine.
Elle ne sen­ti­ra plus le cur­ry au lait de coco chauf­fé sur le feu ni l’odeur des draps fraî­che­ment lavés.
Elle aura l’odeur uni­ver­selle du bois ciré et de la pous­sière calme.

C’est le prix à payer pour se souvenir.

X

Les années soixante arrivent. Wara­porn est une femme accom­plie. Res­pec­tée. Admi­rée. Elle n’a pas atten­du qu’on lui dise quoi faire de sa vie — elle l’a prise à pleines mains.

Elle vit encore dans la mai­son de sa mère. Elle regarde Sukhum­vit deve­nir un chaos bruyant. Elle ne recon­naît plus le quar­tier, mais elle recon­naît la dou­ceur du plan­cher sous ses pieds, la lumière du matin fil­trant à tra­vers les jalou­sies, les mêmes bruits qu’elle enten­dait enfant.

Une île. Sa mai­son est deve­nue une île.

XI

Dans la cui­sine, les usten­siles en cuivre brillent encore. Le mor­tier en pierre attend qu’on y broie du galan­ga et des piments. Les paniers en bam­bou attendent des légumes qui ne vien­dront plus.

Wara­porn s’assoit, écoute sa propre res­pi­ra­tion, et com­prend que le temps lui glisse entre les doigts.

Elle doit choi­sir : lais­ser la mai­son mou­rir de sa mort natu­relle, ou lui offrir une mort dif­fé­rente — une mort qui préserve.

XII

Elle convoque un notaire.
Elle écrit un tes­ta­ment.
La mai­son revien­dra à la ville.
À condi­tion qu’elle devienne un musée.

Pas un musée pour glo­ri­fier la famille. Non.
Un musée pour dire : « Nous aus­si, nous avons exis­té. Nos vies ordi­naires valent d’être vues. »

La beau­té simple, la digni­té du quo­ti­dien, la dou­ceur de ce qui n’a rien d’exceptionnel — voi­là ce qu’elle veut sauver.

XIII

Quand le musée ouvre en 2005, Wara­porn est encore vivante. Cette chance-là, on ne la reçoit pas souvent.

Elle visite les pièces seule, un matin. Elle se pro­mène comme on marche dans un rêve dont on connaît chaque recoin. Elle recon­naît les meubles, mais pas leur dis­po­si­tion exacte. Elle recon­naît les odeurs, mais plus vrai­ment les bruits.

Elle sou­rit.
Elle pleure.
Les deux se mêlent, comme tou­jours dans les grands moments.

XIV

Les visi­teurs arrivent peu à peu.
Une femme mur­mure : « Elle res­semble à ma mère. »
Une autre regarde long­temps une chaise en bois comme si elle atten­dait qu’on vienne s’y asseoir.

Je regarde la vieille femme sou­riante sur la pho­to. Elle me rap­pelle ma propre grand-mère. J’appelle celle-ci le soir-même. Ma voix tremble. Je sens un nœud se for­mer dans ma gorge que je n’arrive pas à dénouer.

Les musées ne pré­servent pas seule­ment les objets.
Ils pré­servent aus­si les émo­tions qu’ils éveillent.

XV

Wara­porn meurt peu après l’ouverture du musée.
Son corps n’a pas de tombe connue. Peut-être ses cendres flottent-elles quelque part dans le Chao Phraya. Char­riées par les eaux boueuses et les lai­tues d’eau qui filent vers la mer.

Sa vraie tombe, c’est la maison.

XVI

Les années passent. Bang­kok devient un monstre magni­fique et bruyant.
Le Bang­ko­kian Museum reste un mor­ceau de silence au milieu.

Les pho­to­graphes viennent cap­tu­rer la lumière.
Les tou­ristes parlent bas, comme dans une église laïque.
Les gar­diens somnolent.

Le musée devient à la mode — ce qui aurait sûre­ment fait sou­rire Waraporn.

XVII

Dans la mai­son du doc­teur Chris­tian, ses ins­tru­ments sont tou­jours là.
Des seringues en verre, des fioles aux éti­quettes jau­nies, un sté­tho­scope qui ne tou­che­ra plus jamais aucune peau.

Chris­tian n’a sau­vé per­sonne.
Mais Wara­porn l’a sau­vé, lui.
Ou du moins, elle a sau­vé sa trace.

Par­fois, c’est déjà beaucoup.

XVIII

Je suis reve­nu au musée plu­sieurs fois. À chaque visite, quelque chose m’arrête dif­fé­rem­ment : un détail, une pho­to, un coin de lumière.

Mais tou­jours, je reviens vers la pho­to de la femme sur la véran­da.
Je ne sais pas qui elle est.
Et au fond, cela m’est égal.

Elle est le visage du pas­sé.
Un visage sans nom, comme tant de visages que nous por­tons en nous.

XIX

Les gar­diens changent, mais res­tent les mêmes : des jeunes hommes qui s’ennuient un peu, qui consultent leurs télé­phones, qui ne savent pas très bien ce qu’ils protègent.

Un jour, l’un d’eux regarde une pho­to plus long­temps que les autres.
Je vois son regard se modi­fier imperceptiblement.

Peut-être que quelque chose s’ouvre.
Une fenêtre minus­cule vers un temps qu’il n’a pas connu.

XX

Le geste de Wara­porn était poli­tique.
Dire : « Les vies ordi­naires méritent qu’on les regarde. »

Dire : « Le pas­sé n’est pas une gêne. Il est une racine. »

Dans une ville qui détruit pour mieux recons­truire, elle a affir­mé le contraire :
Que la mémoire est une néces­si­té, pas un luxe.

XXI

Le jar­din est un poème à lui seul : fran­gi­pa­niers, bana­niers, pal­miers. Des gre­nouilles chantent le soir. Le soleil découpe des ombres fra­giles sur la terre rouge.

Wara­porn avait com­pris que pré­ser­ver une mai­son, ce n’est pas seule­ment gar­der les meubles.
C’est gar­der l’air, la lumière, les par­fums, le bruis­se­ment des feuilles.

Un musée qui res­pire.
Un musée vivant.

XXII

Par­fois, je me demande ce que Sa-Ang pen­se­rait de tout cela.
Sa mai­son deve­nue un lieu public.
Ses objets regar­dés, pho­to­gra­phiés, commentés.

Serait-elle fière ?
Gênée ?
Un peu des deux ?

Je pré­fère ima­gi­ner qu’elle com­prend.
Qu’elle sou­rit, quelque part, en voyant que sa mai­son conti­nue de vivre d’une autre manière.

XXIII

  1. Je m’assois dans le jar­din, presque seul.
    Le bruit de la ville arrive assour­di, comme à tra­vers une couche d’eau.

Le temps ne paraît plus linéaire.
Il flotte, se replie, se super­pose.
1937 et 1955 et 2019 res­pirent ensemble.

C’est rare, ce genre de sen­sa­tion.
Ça tient du miracle.

XXIV

Le musée ne sur­vi­vra pas éter­nel­le­ment.
Un jour, un autre pro­jet pren­dra sa place — plus grand, plus rentable.

Les mai­sons seront détruites.
Le jar­din dis­pa­raî­tra.
Le pas­sé sera balayé.

Mais pas main­te­nant.
Pas encore.

Pour l’instant, le musée est là.
Et il suffit.

XXV

En quit­tant le musée, je me retourne. Les deux mai­sons sont là, fra­giles comme des vieilles per­sonnes debout dans le vent, mais debout quand même.

Des sur­vi­vantes.
Des témoins.
Des fan­tômes bienveillants.

Je ne sais pas si je revien­drai.
Mais je sais que ces mai­sons vivent en moi main­te­nant, dans une pièce secrète que je n’avais pas encore ouverte.

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