Dans l’ombre de Jim Thompson
Les oubliés du pays doré #3
Dans l’ombre de Jim Thompson
I
On commence toujours par Jim Thompson. C’est son nom qu’on cherche dans les bases de données, les archives des journaux, les registres d’état civil. Jim Thompson, l’Américain, industriel qui fit renaître l’industrie ancestrale de la soie thaïlandaise. Jim Thompson, disparu en 1967 dans les Cameron Highlands de Malaisie. Jim Thompson dont la maison-musée à Bangkok attire encore les touristes. Toujours plus de touristes, autant fascinés par la beauté de son intérieur que par le mystère qui l’entoure. Un histoire qui n’a pas fini d’attirer et qui ne trouve aucun dénouement.
Mais avant Bangkok, avant la soie, avant la disparition, il y a eu Patricia.
Patricia Maury Thraves. Née en 1920. Morte en 1969. Entre ces deux dates, quarante-neuf ans. Une vie courte. Plus courte encore que celle de Thompson qui a disparu à soixante et un ans. Avec son lot de mystère.
Le 30 juin 1943, ils se marient en Virginie. Albemarle County selon certains documents. Fort Monroe selon d’autres. Il y a déjà quelque chose qui ne va pas dans cette histoire. Les sources s’embrouillent. La guerre bat son plein. Thompson est dans l’OSS, les services secrets américains. Patricia est mannequin chez John Robert Powers.
John Powers. L’agence la plus prestigieuse de New York dans les années quarante. Avant Ford, avant Elite, avant tout ce qui fait le gotha de la mode. Les filles de Powers font les couvertures de Vogue, de Harper’s Bazaar. Elles incarnent l’Amérique en guerre, l’Amérique qui continue de rêver malgré les restrictions, malgré les fils et les maris au front et le bruit des canons en toile de fond.
II
Je cherche des photographies de Patricia. Il doit bien en exister quelque part. Une mannequin de chez Powers, ça veut forcément dire des campagnes publicitaires, des éditos de mode, des portraits en studio. Mais son nom ne remonte rien dans les archives numériques. Presque rien, une vague nécrologie sans importance. Peut-être était-elle connue sous un autre nom. Peut-être utilisait-elle seulement “Patricia Maury” ou simplement “Patricia”. Les mannequins n’avaient pas toujours besoin de nom de famille à l’époque. Un prénom suffisait. Patricia, comme des centaines d’autres Patricia, des Kelly et des Nelly.
Je consulte les registres de l’agence Powers. L’agence a fermé dans les années cinquante. Les archives sont dispersées et semblent dire que ces institutions ont disparu avec leur temps. Certaines à la New York Public Library. D’autres perdues. John Robert Powers lui-même est mort en 1977 dans un anonymat flasque . Il avait créé son agence en 1923. Il a vu défiler des milliers de filles. Patricia était l’une d’elles.
- Patricia a vingt-trois ans quand elle épouse Jim Thompson. Lui en a trente-neuf. Seize ans de différence. Ce n’est pas énorme pour l’époque, c’est même plutôt chose courante. Thompson est architecte de formation. Il a travaillé pour la légendaire firme de Jim Thompson. Non, pas lui. Un autre Jim Thompson. Son homonyme. Thompson & Thompson. Quelle idée de porter un nom si courant…
III
Six mois. C’est le temps qu’ils passent ensemble après le mariage. Puis l’armée envoie Thompson en Afrique du Nord. Opération Torch, un nom qui sonne comme la promesse du feu. Débarquement allié en novembre 1942. Thompson arrive après, comme agent de l’OSS, comme une fleur. Il travaille sur le renseignement, la propagande. Patricia reste à New York. Elle continue de poser. Elle attend. Les lettres mettent des semaines à arriver, mais elles finissent par arriver.
Je pense aux appartements new-yorkais de cette époque. Les immeubles de brique rouge, les escaliers de secours en fer forgé et les rampes d’accès rétractables. Patricia vivait-elle à Manhattan ? À Brooklyn ? Les mannequins gagnaient bien leur vie mais pas assez pour les beaux quartiers et surtout pas ceux-là. Peut-être partageait-elle un appartement avec d’autres filles de l’agence. Le matin, les séances photo. Le soir, les cocktails, les soirées, la vie mondaine d’une mégalopole en ébullition. La guerre rendait tout plus urgent. On vivait vite. On s’amusait davantage parce que demain n’était pas garanti. En temps de guerre, rien n’est garanti.
Thompson rentre. C’est 1945. La guerre en Europe se termine, on boucle tout. Puis celle du Pacifique. Thompson est envoyé en Thaïlande. Bangkok. Il tombe amoureux du pays. De ses temples, de ses canaux, de sa lumière. Il veut y retourner. Y vivre. Y créer quelque chose. Qui ne tomberait pas amoureux de la Thaïlande ?
Patricia dit non. Un non catégorique. Ferme. Définitif.
IV
On ne sait pas comment la conversation s’est déroulée. Si c’était une dispute ou une discussion calme. Si Patricia a essayé de comprendre ou si elle a refusé d’emblée. La Thaïlande en 1945 n’a rien de commun avec celle d’aujourd’hui. Pas de vols directs, pas de tourisme, ou si peu que ça ne mérite même pas ce nom. Bangkok est une ville tropicale, humide, pauvre, ravagée par la guerre. Pas de grands hôtels et de malls pour assouvir les besoins des Chinois qui ne connaissent même pas le mot tourisme. Pour une New-Yorkaise habituée aux cocktails du Plaza et aux défilés de la Cinquième Avenue, c’est trop exotique, trop incertain. Pas la vie rêvée pour un mannequin épris de liberté.
Elle demande le divorce. 1946. Trois ans de mariage. Thompson est dévasté selon les témoignages. Il pensait qu’elle le suivrait. Il pensait que leur amour était plus fort que la distance et des noms imprononçables sur une carte. Mais Patricia a vingt-six ans. Elle a une carrière. Elle a des rêves qui ne passent pas par-dessus le Pacifique.
Thompson part seul. Il s’installe à Bangkok. Il découvre la soie thaïlandaise. Il crée son entreprise. Jim Thompson Thai Silk Company. Il devient vite riche, et moyennement célèbre. Il construit sa maison légendaire, où les touristes en pantalons imprimé éléphant et débardeurs défilent. Il collectionne les antiquités. Il devient une figure de Bangkok, l’Américain qui a sauvé la soie thaïe et qui lui a redonné ses lettres de noblesse.
Et Patricia dans tout ça ?
V
Vingt-trois ans. Entre le divorce de 1946 et sa mort en 1969, il y a vingt-trois ans. Presque un quart de siècle. Que fait une ancienne mannequin de vingt-six ans dans l’Amérique d’après-guerre ?
Peut-être se remarie-t-elle. Les rares documents ne le disent pas. Peut-être retourne-t-elle dans sa famille. D’où vient-elle ? Le nom Thraves suggère des origines britanniques ou irlandaises. Maury pourrait être français. Mais ce sont des spéculations. Les archives sont muettes. Impossible de les faire parler, même à l’heure des réseaux numériques.
Je cherche dans les annuaires téléphoniques new-yorkais des années cinquante et soixante. Combien de Patricia Maury Thraves peut-il y avoir ? Le nom n’est pas courant. Mais les numérisations sont incomplètes. Les microfilms illisibles. Les pages manquantes.
- Patricia meurt. Elle a quarante-neuf ans. C’est jeune pour mourir en 1969. L’espérance de vie des femmes américaines est de soixante-quatorze ans. Patricia ne verra pas les années soixante-dix. Elle ne verra pas Watergate, ni le disco, ni l’élection de Reagan et encore moins la mode de ces années-là, qu’elle aurait pu suivre avec intérêt. Elle meurt avant l’homme qu’elle a épousé, qu’elle n’a pas suivi.
Car Thompson, lui, disparaît en 1967. Deux ans avant la mort de Patricia. Le 26 mars 1967, il part se promener dans les Cameron Highlands en Malaisie. Il ne revient jamais. On ne retrouve pas son corps. Aucune trace. Rien. La jungle l’a avalé et les spéculations continuent d’aller bon train. Même si on continue de penser qu’il aurait disparu pour de bonnes raisons.
VI
Est-ce que Patricia a appris la disparition de Thompson ? Les journaux en ont parlé. “Millionnaire américain disparu en Malaisie.” “Le roi de la soie volatilisé.” Elle a dû lire les articles. Se souvenir. Cet homme qu’elle avait épousé vingt-quatre ans plus tôt. Cet homme qui voulait l’emmener en Thaïlande. Cet homme qu’elle avait quitté. Et lui s’était volatilisé.
A‑t-elle ressenti du remords ? Du soulagement de ne pas avoir été là-bas ? De la tristesse pour ce qui aurait pu être ?
On ne sait pas. On se sait rien finalement.
Deux ans plus tard, elle meurt à son tour. Les circonstances ne sont pas documentées. Maladie ? Accident ? On ne trouve pas sa notice nécrologique dans les grands journaux. Patricia Thraves n’était plus une célébrité. Elle était redevenue anonyme, peut-être même a‑t-elle fini dans la pauvreté. Une femme parmi des millions. Une ancienne mannequin. Une ancienne épouse.
VII
Je pense souvent aux vies parallèles. Thompson à Bangkok dans sa maison de teck, entouré de bouddhas et de ses deux serviteurs. Patricia quelque part en Amérique, peut-être à New York, peut-être ailleurs. Deux vies qui se sont croisées pendant trois ans et qui ont ensuite divergé complètement.
Thompson est devenu une légende. Sa maison est un musée. Des livres ont été écrits sur lui. Des documentaires. Des théories conspirationnistes. Il fait partie de l’histoire de la Thaïlande moderne.
Patricia a disparu sans laisser de traces. Ou presque. Son nom apparaît dans quelques notes de bas de page. “Première épouse de Jim Thompson.” “Mannequin new-yorkaise.” Quelques lignes. Rien de plus.
VIII
L’agence John Powers employait des centaines de filles. Les plus belles jeunes femmes d’Amérique passaient par ses bureaux. Powers avait un œil. Il savait reconnaître le potentiel. Un visage, une silhouette, une démarche. Patricia avait quelque chose qui avait attiré son attention.
Les mannequins des années quarante n’étaient pas les super-modèles d’aujourd’hui. Elles n’avaient pas d’Instagram, pas d’agents millionnaires, pas de contrats avec des marques de luxe. Elles posaient pour des catalogues, des publicités de savon, des réclames de bas nylon et les canons de l’époque n’étaient pas ceux d’aujourd’hui. Le travail était dur. Les journées longues. La concurrence féroce.
Mais c’était un métier. Une indépendance. Pour une jeune femme en 1943, être mannequin signifiait gagner son propre argent. Ne pas dépendre d’un père ou d’un mari. Avoir un appartement, des amies, une vie sociale. La guerre avait libéré les femmes américaines malgré elle. Les hommes partis au front, elles avaient pris leur place dans les usines, les bureaux, les agences.
Patricia faisait partie de cette génération. La génération qui avait connu la Dépression enfant, qui avait grandi pendant la guerre, qui avait cru à un avenir différent et certainement meilleur.
IX
Je me demande si elle a regretté son choix. Les soirs d’hiver à New York, les appartements surchauffés, le bruit de la rue. Thompson lui écrivait peut-être. Des lettres de Bangkok décrivant les temples dorés, les marchés flottants, la douceur du climat. “Tu aurais dû venir. Tu verrais comme c’est beau.”
Mais Patricia avait fait son choix. Elle était restée. New York était sa ville. L’Amérique était son pays. Elle ne voulait pas d’une vie d’expatriée dans un pays dont elle ne parlait pas la langue, dont elle ne comprenait pas la culture.
Avait-elle raison ? Avait-elle tort ? Les questions n’ont pas de sens. On ne vit qu’une vie. On ne peut pas savoir ce qui se serait passé si on avait pris l’autre chemin.
Thompson a eu une vie extraordinaire à Bangkok, une vie mondaine et luxueuse, passionnée. Mais il a disparu dans la jungle malaisienne. Son corps n’a jamais été retrouvé. Sa fin reste un mystère soixante ans plus tard.
Patricia a vécu ses quarante-neuf ans. Pas de mystère. Pas de légende. Juste une vie ordinaire. Et puis la mort en 1969.
X
Les archives de l’état civil de New York sont désormais numérisées. On peut y chercher des actes de naissance, de mariage, de décès. Je tape “Patricia Thraves, 1969.” Le système mouline. Aucun résultat. Je réessaie avec des variantes. “Patricia Maury Thraves.” “Patricia M. Thraves.” Rien.
Peut-être n’est-elle pas morte à New York. Peut-être en Californie. Ou en Floride. Ou ailleurs. L’Amérique est vaste. Les gens déménagent. On perd leur trace. Et l’état-civil est encore un rien baroque.
Ou peut-être les documents n’ont-ils pas été numérisés. Toutes les archives ne le sont pas. Il reste des boîtes dans des sous-sols humides, des microfiches illisibles, des registres rongés par les mites. Peut-être ont-elles été ensevelies lors de destructions d’immeubles.
Patricia Thraves reste insaisissable.
XI
À Bangkok, la maison de Jim Thompson est impeccable. Les touristes la visitent par centaines chaque jour. Les guides racontent son histoire. L’architecte américain devenu marchand de soie. Le collectionneur passionné. L’homme mystérieusement disparu. On montre son bureau, sa chambre, son salon. Tout est resté comme en 1967. On pourrait presque s’attendre à le voir entrer dans la pièce en costume de lin beige, le front perlé de sueur, prêt à reprendre possession des lieux.
Personne ne parle de Patricia.
Elle n’a jamais mis les pieds dans cette maison. Elle n’a jamais vu les bouddhas khmers, les porcelaines chinoises, les bencharongs, les tissus de soie tendus sur les murs. Elle n’a jamais dormi sous la moustiquaire, écouté les geckos la nuit, senti l’odeur du jasmin dans le jardin.
C’est une autre femme qui a vécu dans cette maison avec Thompson. Pas une épouse. Une relation. Les guides sont discrets sur ce sujet. Thompson était homosexuel ou bisexuel selon les témoignages. Patricia l’avait-elle su ? Est-ce pour cela qu’elle avait demandé le divorce ?
Les rumeurs sont invérifiables. Les témoins sont morts. Ne restent que les spéculations.
XII
1920–1969. Quarante-neuf ans. Patricia naît après la Première Guerre mondiale. Elle meurt avant qu’on marche sur la Lune. Entre les deux, elle aura connu la Prohibition, la Dépression, la Seconde Guerre mondiale, la guerre froide, les années cinquante, les sixties.
Elle aura été mannequin dans l’âge d’or du mannequinat américain. Elle aura épousé un homme qui deviendra une légende. Elle aura dit non à l’aventure thaïlandaise.
Et puis elle sera morte. À quarante-neuf ans. Anonyme.
Je referme mes carnets. Les pistes sont épuisées, j’ai tout écumé, sans résultat. Patricia Thraves ne veut pas être trouvée. Ou peut-être n’y a‑t-il rien à trouver. Peut-être que sa vie est destinée à rester floue. Des silhouettes à peine esquissées dans les marges de l’Histoire.
Jim Thompson a disparu sans laisser de corps. Patricia Thraves a disparu sans laisser de traces. À leur manière, tous deux se sont volatilisés. Lui dans la jungle malaise. Elle dans l’Amérique ordinaire des années cinquante et soixante.
Reste ce nom. Patricia Maury Thraves. 1920–1969. Mannequin. Épouse de Jim Thompson pendant trois ans. C’est peu. C’est tout ce qu’on sait.
XIII
Épilogue.
Parfois, tard le soir, je pense à elle. Patricia dans son appartement new-yorkais en 1967, lisant dans le journal la disparition de son ex-mari. Patricia se souvenant de leurs six premiers mois ensemble, avant que la guerre ne les sépare. Patricia se demandant ce qui serait arrivé si elle avait dit oui.
Mais ce sont mes projections. Mes fantasmes. Patricia elle-même reste silencieuse. Les morts ne parlent pas. Les archives ne livrent rien.
Il ne reste que le vide. Et dans ce vide, toutes les vies possibles de Patricia Thraves. La femme qu’elle a été. Celles qu’elle aurait pu être.
Bangkok, 2016. Je visite la maison de Jim Thompson. Je regarde les photos de lui. Grand, mince, élégant. Je cherche une photo d’elle. Il n’y en a pas. Le musée ne conserve aucune image de Patricia.
Elle a vraiment disparu.
Plus complètement encore que Jim Thompson.