Boonyaratana Sirikanya, l’architecte de l’impossible
Les oubliés du pays doré #16
Boonyaratana Sirikanya, l’architecte de l’impossible
Bangkok, 1958. L’architecte Boonyaratana Sirikanya traverse le pont qui enjambe le khlong, cette artère d’eau brune qui charrie les détritus et les fleurs de lotus en parts égales. Il pense à l’Américain, à cet homme qui veut bâtir une maison impossible, une maison qui serait à la fois un temple et un manifeste, un tombeau peut-être.
Jim Thompson l’attend dans le jardin de sa propriété temporaire, celle qu’il quittera bientôt pour le chef-d’œuvre qu’ils construiront ensemble. L’ancien agent de l’OSS porte son éternel costume de lin blanc déjà froissé par l’humidité de dix heures du matin. Il a cette façon très américaine de croire que tout est possible, même reconstituer le passé siamois dans une ville qui ne rêve que de modernité, même faire revivre l’industrie de la soie thaïlandaise quand le monde entier se tourne vers les fibres synthétiques.
Boonyaratana a étudié à l’université Chulalongkorn, puis aux États-Unis. Il connaît Le Corbusier et Frank Lloyd Wright, mais c’est vers les anciennes demeures d’Ayutthaya qu’il se tourne aujourd’hui, vers ces structures de teck montées sur pilotis, ces toits superposés comme des prières successives. Thompson veut assembler six maisons traditionnelles en une seule demeure. C’est de la folie, bien sûr. C’est exactement ce qui fascine l’architecte.
Ils parlent en anglais, parfois en thaï. Thompson massacre les tonalités, transforme chaque phrase en une approximation musicale qui fait sourire Boonyaratana. Mais l’Américain possède cette qualité rare : il écoute. Il écoute les artisans, les tisserands du quartier de Bang Krua, ces musulmans descendants de Chams qui ont préservé l’art de la soie quand Bangkok l’avait oublié. Il écoute Boonyaratana quand celui-ci explique que les maisons thaïlandaises ne sont jamais des forteresses mais des organismes vivants, respirants, ouverts aux vents et aux esprits.
Le chantier commence au bord du khlong Saen Saep. Thompson a acheté ces vieilles maisons dans les provinces du nord, à Ayutthaya et à Ban Krua. Des équipes les ont démontées pièce par pièce, numérotant chaque planche de teck comme on répertorie les fragments d’une civilisation disparue. Boonyaratana supervise le réassemblage, mais il ne se contente pas de reproduire. Il inverse la disposition traditionnelle des murs, tournant l’intérieur vers l’extérieur pour mieux capter la lumière qui rebondit sur l’eau du canal. Il élève la structure, la fait monter comme une aspiration verticale tout en préservant l’horizontalité essentielle de l’architecture traditionnelle.
Les artisans travaillent sans clous, utilisant les anciennes techniques d’assemblage. Boonyaratana les observe, apprend d’eux autant qu’il les guide. Il comprend que Thompson ne construit pas seulement une maison mais un manifeste esthétique, une déclaration d’amour à un pays qui n’est pas le sien mais qu’il connaît peut-être mieux que les Thaïlandais eux-mêmes, aveuglés par leur désir de modernité.
Les mois passent. La maison prend forme, étrange et harmonieuse. Thompson la remplit d’antiquités, de bouddhas khmers, de porcelaines chinoises, de peintures birmanes. Boonyaratana observe comment l’Américain transforme sa demeure en musée vivant, en sanctuaire d’une Asie du Sud-Est qui existe peut-être seulement dans son imagination magnifique et tyrannique.
En 1959, la maison est terminée. Elle devient immédiatement légendaire. Les architectes occidentaux viennent l’étudier, fascinés par cette synthèse impossible entre tradition et modernité. Boonyaratana sait qu’ils ont créé quelque chose d’unique, un objet qui n’appartient à aucune époque, qui existe dans une temporalité parallèle.
Thompson disparaîtra en Malaisie en 1967, avalé par la jungle des Cameron Highlands. On ne retrouvera jamais son corps. Boonyaratana apprendra la nouvelle dans son bureau de Bangkok, et il pensera à cette maison qu’ils ont construite ensemble, ce monument à la fois funéraire et vivant, cette capsule temporelle qui continue d’exister au bord du khlong, témoin silencieux d’une amitié entre un architecte thaïlandais et un Américain mystérieux qui croyait pouvoir sauver la beauté du monde en la collectionnant, en la préservant, en la transformant en architecture.
La maison Jim Thompson demeure. Les touristes la visitent, ignorant généralement le nom de Boonyaratana Sirikanya, ignorant que derrière chaque grande vision se cache toujours un artisan du possible, quelqu’un qui transforme les rêves en bois et en assemblages, en angles et en lumière.