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Bang­kok, 1935, aux ori­gines du Siam

Les oubliés du pays doré #15

Bang­kok, 1935, aux ori­gines du Siam

On pour­rait com­men­cer par Ang­kor, évi­dem­ment. Com­men­cer par les temples englou­tis sous la jungle, par les racines des fro­ma­gers qui éventrent les pierres khmères, par cette obses­sion occi­den­tale de tout dater, tout clas­ser, tout com­prendre. Mais non. Com­men­çons plu­tôt par un couple d’An­glais en 1935, débar­quant à Bang­kok avec leurs malles et leurs car­nets, leurs théo­ries et leur naï­ve­té, ne sachant pas encore qu’ils allaient pas­ser le reste de leur vie à recons­ti­tuer un pas­sé qui n’é­tait pas le leur.

Horace Geof­frey Qua­ritch Wales. Le nom sonne comme une firme colo­niale, comme une com­pa­gnie des Indes, comme tous ces Bri­tan­niques qui ont sillon­né l’A­sie en croyant la civi­li­ser alors qu’ils ne fai­saient que l’in­ven­to­rier. Né en 1900, fils de libraire – les Qua­ritch, célèbres mar­chands de livres rares à Londres – il avait gran­di par­mi les incu­nables et les manus­crits enlu­mi­nés. Peut-être est-ce là, dans la pous­sière des biblio­thèques vic­to­riennes, qu’é­tait née sa fas­ci­na­tion pour les civi­li­sa­tions disparues.

Doro­thy. On sait moins de choses sur elle, comme tou­jours. Les femmes archéo­logues de cette époque sont les fan­tômes des expé­di­tions, pré­sentes sur toutes les pho­to­gra­phies mais absentes des publi­ca­tions scien­ti­fiques. Doro­thy Wales, née Hud­son, qui avait sui­vi son mari au bout du monde, qui des­si­nait, mesu­rait, pho­to­gra­phiait, pre­nait des notes que Qua­ritch signe­rait plus tard de son seul nom. Jus­tice du XXe siècle.

Le Siam en 1935 n’é­tait plus tout à fait le Siam. Le roi Rama VII venait d’ab­di­quer, chas­sé par une révo­lu­tion consti­tu­tion­nelle qui avait mis fin à des siècles de monar­chie abso­lue. Le pays se cher­chait une iden­ti­té entre tra­di­tion et moder­ni­sa­tion, entre l’hé­ri­tage d’Ayut­thaya et les ten­ta­tions occi­den­tales. C’est dans ce moment de bas­cule que les Qua­ritch Wales arri­vèrent, armés de leurs truelles et de leurs cer­ti­tudes archéologiques.

Leur pre­mière grande décou­verte fut Dva­ra­va­ti. Ou plu­tôt, la recons­truc­tion de Dva­ra­va­ti. Car cette civi­li­sa­tion môn, flo­ris­sante entre les VIe et XIe siècles dans la plaine cen­trale de la Thaï­lande, n’exis­tait plus que par frag­ments : quelques stèles, des ruines éparses, des légendes locales que per­sonne n’a­vait pris la peine d’é­cou­ter vrai­ment. Qua­ritch Wales, avec son obses­sion clas­si­fi­ca­trice, entre­prit de ras­sem­bler les pièces du puzzle. Il fouilla U Thong, Nakhon Pathom, tous ces sites oubliés où dor­maient des Boud­dhas de pierre dans le style Gup­ta indien.

Doro­thy pho­to­gra­phiait tout. Ses cli­chés en noir et blanc montrent des moines boud­dhistes contem­plant les fouilles, des ouvriers thaï­lan­dais déga­geant des fon­da­tions mil­lé­naires, Qua­ritch lui-même en short colo­nial, accrou­pi devant une ins­crip­tion en pali. On y voit aus­si, par­fois, son ombre à elle, pro­je­tée sur les ruines. Méta­phore invo­lon­taire de sa condition.

Ce qui fas­ci­nait Qua­ritch, c’é­taient les routes com­mer­ciales, les réseaux d’é­changes, les influences cultu­relles qui cir­cu­laient le long de ces che­mins invi­sibles reliant l’Inde à la Chine, l’A­sie du Sud-Est conti­nen­tale aux archi­pels malais. Il voyait l’ar­chéo­lo­gie comme une géo­gra­phie du temps, une car­to­gra­phie des idées. Ses théo­ries sur la dif­fu­sion du boud­dhisme, sur les voies de trans­mis­sion de l’in­dia­ni­sa­tion, sur les royaumes côtiers qui avaient ser­vi de relais entre civi­li­sa­tions, toutes ces intui­tions qui paraissent évi­dentes aujourd’­hui étaient révo­lu­tion­naires dans les années trente.

Mais il y avait quelque chose de pro­fon­dé­ment colo­nial dans sa démarche. Cette convic­tion que les Thaï­lan­dais ne com­pre­naient pas vrai­ment leur propre his­toire, qu’il fal­lait un regard exté­rieur, édu­qué, occi­den­tal, pour don­ner du sens aux ves­tiges. Qua­ritch Wales ne par­lait pas le thaï. Il tra­vaillait avec des inter­prètes, des guides locaux dont il ne men­tion­nait jamais les noms dans ses publi­ca­tions. Toute la vio­lence douce de l’ar­chéo­lo­gie colo­niale tenait dans ce silence.

Pour­tant, para­doxa­le­ment, ses tra­vaux ont contri­bué à for­ger l’i­den­ti­té natio­nale thaï­lan­daise. En exhu­mant Dva­ra­va­ti, en prou­vant que la civi­li­sa­tion thaïe ne com­men­çait pas avec Sukho­thai au XIIIe siècle mais plon­geait ses racines bien plus pro­fon­dé­ment dans le temps, il offrait au royaume une pro­fon­deur his­to­rique dont les natio­na­listes du XXe siècle allaient s’emparer avec gra­ti­tude. L’his­toire comme arme poli­tique. Qua­ritch ne l’a­vait sans doute pas anticipé.

Doro­thy, pen­dant ce temps, per­fec­tion­nait ses tech­niques pho­to­gra­phiques. Elle fut l’une des pre­mières à uti­li­ser la pho­to­gra­phie aérienne pour révé­ler des struc­tures archi­tec­tu­rales invi­sibles au sol. Ses images de Nakhon Pathom, prises depuis un petit avion de for­tune, mon­traient des tra­cés rec­ti­lignes, des douves anciennes, tout un urba­nisme fan­tôme réap­pa­rais­sant sous le bon angle de lumière. Elle avait com­pris que l’ar­chéo­lo­gie était aus­si affaire de perspective.

Ils ont vécu la guerre en Thaï­lande, ces années étranges où le Siam, rebap­ti­sé Thaï­lande par le gou­ver­ne­ment natio­na­liste de Phi­bun, jon­glait entre Japo­nais et Alliés. Qua­ritch Wales fut même briè­ve­ment inter­né, soup­çon­né d’es­pion­nage. Iro­nie de l’his­toire : l’ar­chéo­logue colo­nial deve­nu pri­son­nier du pays qu’il étu­diait. Doro­thy réus­sit à conti­nuer dis­crè­te­ment les fouilles, pro­té­geant les sites, cachant les décou­vertes impor­tantes. Résis­tance archéologique.

Après-guerre, leur œuvre prit une dimen­sion dif­fé­rente. Le Fine Arts Depart­ment thaï­lan­dais, nou­vel­le­ment créé, s’ap­puyait désor­mais sur leurs recherches. Les fouilles deve­naient une affaire natio­nale. Qua­ritch Wales for­mait des archéo­logues thaï­lan­dais, leur trans­met­tait ses méthodes, conscient peut-être que son temps colo­nial tou­chait à sa fin. Doro­thy orga­ni­sait des expo­si­tions, écri­vait des articles pour le grand public, ren­dait l’ar­chéo­lo­gie accessible.

On trouve aujourd’­hui leurs archives dis­per­sées entre Bang­kok, Londres et Cam­bridge. Des mil­liers de pho­to­gra­phies, de cro­quis, de notes de ter­rain. Doro­thy y appa­raît enfin sous son vrai jour : non pas comme la simple accom­pa­gna­trice de son mari, mais comme une scien­ti­fique à part entière, obser­va­trice méti­cu­leuse, théo­ri­cienne dis­crète. L’his­toire est en train de la réha­bi­li­ter, len­te­ment, posthumément.

Qua­ritch est mort en 1981, Doro­thy quelques années plus tard. Ils reposent quelque part en Angle­terre, loin des laté­rites rouges de Nakhon Pathom, loin des temples qu’ils ont exhu­més. Mais leur héri­tage demeure, ambi­va­lent comme tout héri­tage colo­nial : à la fois appro­pria­tion cultu­relle et contri­bu­tion scien­ti­fique, à la fois vio­lence sym­bo­lique et trans­mis­sion de savoir.

On visite aujourd’­hui le musée de Nakhon Pathom, on contemple les boud­dhas Dva­ra­va­ti que Qua­ritch a sor­tis de terre. Des tou­ristes thaï­lan­dais pho­to­gra­phient ces ves­tiges de leur propre pas­sé, redé­cou­vert par des étran­gers. L’ar­chéo­lo­gie a ceci de ver­ti­gi­neux qu’elle révèle tou­jours autant sur ceux qui fouillent que sur ceux qui sont fouillés.

On devrait main­te­nant s’en­vo­ler vers une autre his­toire, bifur­quer vers Mal­raux pillant les temples khmers ou vers Louis Finot et l’É­cole fran­çaise d’Ex­trême-Orient. Mais res­tons encore un ins­tant avec les Qua­ritch Wales, ce couple impro­bable qui a pas­sé sa vie à recons­ti­tuer un monde dis­pa­ru, à des­si­ner les contours d’une civi­li­sa­tion oubliée, à prou­ver que l’his­toire de l’A­sie du Sud-Est ne com­men­çait ni avec les Euro­péens ni même avec les royaumes que nous connais­sons, mais se per­dait dans des siècles obs­curs où cir­cu­laient déjà les idées, les reli­gions, les marchandises.

Archéo­lo­gie : du grec ancien, fouiller les ori­gines. Les Qua­ritch Wales ont fouillé, inlas­sa­ble­ment, avec les outils concep­tuels de leur époque, avec les pré­ju­gés de leur classe et de leur race, mais aus­si avec une sin­cère pas­sion pour ces pierres qui parlent à qui sait les écou­ter. Aujourd’­hui, sous le soleil écra­sant de la plaine cen­trale thaï­lan­daise, leurs décou­vertes conti­nuent d’é­mer­ger de la terre rouge, témoins silen­cieux d’un pas­sé mul­tiple, com­plexe, que nous ne fini­rons jamais vrai­ment de comprendre.

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