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Anna et le Roi, vision d’un Orient fantasmé

Les oubliés du pays doré #11

Anna et le Roi, vision d’un Orient fantasmé

Bang­kok, 1862. La mous­son tam­bou­rine sur le toit du Grand Palais. Anna Leo­no­wens débarque avec ses malles, son fils Louis, et cette déter­mi­na­tion anglaise qui sert de cui­rasse aux femmes seules. Elle a trente et un ans, pré­tend-elle. En réa­li­té, elle vient de fran­chir le cap des qua­rante. Elle ment sur son âge, sur ses ori­gines, sur tout ce qui pour­rait la rendre vul­né­rable dans ce monde d’hommes et d’empires. En Inde bri­tan­nique où elle est née, dans une gar­ni­son pous­sié­reuse de Bom­bay, on ne dit pas que son père était simple ser­gent, un Irlan­dais alcoo­lique mort trop tôt. On invente une ascen­dance gal­loise, un ver­nis aris­to­cra­tique, un pas­sé dans les salons de Londres. L’O­rient auto­rise ces réin­ven­tions. Il les exige presque.

Le roi Mong­kut l’a fait venir pour ensei­gner l’an­glais à ses enfants. Soixante-sept enfants, peut-être quatre-vingts, peut-être cent. On ne compte pas vrai­ment dans un harem qui res­semble à une petite ville for­ti­fiée, avec ses ruelles, ses intrigues, ses hié­rar­chies invi­sibles. Mong­kut a cin­quante-huit ans. Il a été moine pen­dant vingt-sept années avant de mon­ter sur le trône, atten­dant que son demi-frère règne et meure. Ces années monas­tiques l’ont for­mé. Il pos­sède cette curio­si­té dévo­rante des auto­di­dactes qui ont eu le temps de pen­ser : il étu­die l’as­tro­no­mie avec des téles­copes impor­tés d’Eu­rope, apprend le latin, le pali, l’an­glais, les sciences occi­den­tales. Il cor­res­pond avec des savants fran­çais. Il a com­pris, avant beau­coup d’autres monarques asia­tiques, que le Siam doit négo­cier avec l’Oc­ci­dent ou dis­pa­raître, comme tant de royaumes ava­lés par les empires colo­niaux fran­çais et bri­tan­niques qui se par­tagent l’A­sie du Sud-Est comme un gâteau.

Anna s’ins­talle dans une mai­son au bord du fleuve, après avoir refu­sé avec obs­ti­na­tion de loger dans l’en­ceinte du palais. Pre­mier affron­te­ment. Le roi vou­lait la contrô­ler, elle exige son auto­no­mie. Mong­kut cède, sur­pris par cette résis­tance. Le Chao Phraya char­rie ses eaux brunes devant sa ter­rasse, ses sam­pans char­gés de fruits et de pois­sons séchés, ses cadavres d’a­ni­maux gon­flés, toute la vie et la mort entre­mê­lées dans le même flux. Elle découvre un monde qui la fas­cine et la révulse simul­ta­né­ment. L’es­cla­vage existe encore, légal, ins­ti­tu­tion­na­li­sé. Les pros­ter­na­tions devant le roi lui semblent avi­lis­santes pour la digni­té humaine. Les tor­tures publiques la font fré­mir. Mais les enfants qui accourent vers elle le matin, pieds nus sur les dalles de marbre du palais, ont dans leurs yeux sombres cette intel­li­gence avide qu’elle recon­naît, cette soif d’ap­prendre qui trans­cende les cultures.

Le roi et l’ins­ti­tu­trice vont s’af­fron­ter quo­ti­dien­ne­ment, se res­pec­ter mal­gré eux, peut-être s’ai­mer d’une manière qu’au­cun des deux ne pour­ra nom­mer, coin­cés qu’ils sont entre les pro­to­coles, les mal­en­ten­dus cultu­rels, leurs orgueils res­pec­tifs. Mong­kut admire l’es­prit vif de cette femme qui ose le contre­dire en public, chose inima­gi­nable pour les cour­ti­sans sia­mois qui passent leur vie pros­ter­nés. Anna découvre un monarque éru­dit, moder­ni­sa­teur, pri­son­nier de tra­di­tions mil­lé­naires qu’il tente de faire évo­luer sans les bri­ser, funam­bule entre deux mondes.

Leur pre­mier conflit majeur éclate autour d’une esclave, Tup­tim, jeune favo­rite du roi, qui a fui le palais avec son amant, un prêtre boud­dhiste. Scan­dale abso­lu. Anna inter­cède pour elle avec la fougue des abo­li­tion­nistes. Le roi refuse, inflexible, le visage fer­mé. La loi est la loi. Si une esclave peut défier son maître impu­né­ment, c’est tout l’ordre social qui vacille. Tup­tim sera retrou­vée, tor­tu­rée, exé­cu­tée peut-être. Anna menace de par­tir, de racon­ter ces hor­reurs en Occi­dent. Mong­kut hausse les épaules avec une las­si­tude que l’An­glaise inter­prète comme de la cruau­té. Elle ne com­prend rien aux équi­libres fra­giles qui main­tiennent un royaume entou­ré de puis­sances colo­niales avides. Si un roi cède devant la déso­béis­sance d’une esclave, devant les sup­pli­ca­tions d’une étran­gère, il montre sa fai­blesse. Et la fai­blesse, en Asie comme ailleurs, se paie par la disparition.

Pour­tant, dans le secret des appar­te­ments royaux, loin des yeux de la cour, Mong­kut fait dis­crè­te­ment adou­cir la sen­tence. Les tor­tures seront sym­bo­liques. L’exé­cu­tion, sus­pen­due. Anna ne le sau­ra jamais vrai­ment, ou refu­se­ra de le savoir. C’est ain­si que fonc­tionne le pou­voir en Asie : par des gestes invi­sibles, des com­pro­mis qu’on ne nomme pas, des misé­ri­cordes qu’on ne peut affi­cher sous peine de paraître faible.

Les cours se pour­suivent mal­gré les ten­sions. Chaque matin, dans une salle aux murs ornés de fresques dorées, Anna enseigne Sha­kes­peare aux prin­cesses qui gloussent en enten­dant les répliques de Juliette. Elle leur apprend la géo­gra­phie du monde, déploie des cartes qui montrent la peti­tesse du Siam face aux empires qui l’en­cerclent. Elle inculque les bonnes manières vic­to­riennes, l’u­sage de la four­chette, l’art d’é­crire en carac­tères latins ces phrases droites si dif­fé­rentes des courbes sinueuses du thaï. Les prin­cesses apprennent à dire “Good mor­ning” et “God save the Queen” dans un anglais hésitant.

Le prince Chu­la­long­korn, l’hé­ri­tier, boit ses paroles avec une concen­tra­tion abso­lue. Il a dix ans, des yeux trop grands dans un visage grave d’en­fant pré­coce qui com­prend qu’il devra bien­tôt por­ter le poids d’un royaume. Anna recon­naît en lui une intel­li­gence excep­tion­nelle. Elle lui prête des livres inter­dits, lui parle d’é­ga­li­té, de droits de l’homme, de liber­té. Des idées dan­ge­reuses qui ger­me­ront. Il sera un jour, effec­ti­ve­ment, l’un des plus grands réfor­ma­teurs du Siam, règne­ra pen­dant qua­rante-deux ans, abo­li­ra l’es­cla­vage, moder­ni­se­ra le royaume, lui épar­gne­ra la colo­ni­sa­tion. Anna aime­ra croire, jus­qu’à sa mort, qu’elle y sera pour beau­coup. Peut-être aura-t-elle rai­son, un peu.

Le soir, depuis sa ter­rasse de bois qui craque sous ses pas, elle regarde les temples aux toits poin­tus qui se découpent sur le ciel incen­dié par le cou­chant tro­pi­cal. Les cloches tintent. Les moines en robe safran déam­bulent, pieds nus. Elle pense à son mari, Tho­mas Leon Owens, mort à Penang de la fièvre, la lais­sant veuve à vingt-huit ans avec deux enfants et aucune for­tune. À sa vie pré­caire de veuve sans pro­tec­teur, obli­gée de tra­vailler comme gou­ver­nante à Sin­ga­pour. À ces men­songes qu’elle a patiem­ment construits et qui la consti­tuent désor­mais plus sûre­ment que la véri­té. En Orient, on peut deve­nir qui on pré­tend être, si on le pré­tend assez fort, si on ne fai­blit jamais.

Elle écrit des lettres enflam­mées, presque quo­ti­diennes, à ses amis de Sin­ga­pour, au révé­rend Bad­ger, à Fran­cis Cobb. Elle y décrit un roi des­po­tique, capri­cieux, cruel, un palais-pri­son où règnent l’ar­bi­traire et la bar­ba­rie. Elle exa­gère, dra­ma­tise, noir­cit le trait. C’est sa façon de résis­ter à la séduc­tion crois­sante de ce monde, de main­te­nir une dis­tance morale qui la pro­tège. Car le palais la séduit, mal­gré toutes ses réso­lu­tions. Elle le sent, et ça l’effraie.

Les jar­dins secrets avec leurs bas­sins de lotus, les pro­ces­sions noc­turnes illu­mi­nées de mil­liers de lampes à huile, la musique lan­ci­nante et hyp­no­tique du piphat qui monte dans la nuit moite, ces femmes du harem qui l’a­doptent pro­gres­si­ve­ment, lui confient leurs cha­grins d’é­pouses délais­sées, de mères inquiètes. Lady Thiang, la pre­mière épouse, la reine prin­ci­pale, devient son alliée inat­ten­due. C’est une femme intel­li­gente, poli­tique, qui a com­pris que l’An­glaise peut ser­vir de pont entre le monde ancien et le monde nou­veau. Ensemble, elles conspirent dou­ce­ment pour adou­cir cer­taines cruau­tés, sau­ver quelques vies, intro­duire des réformes dans la vie quo­ti­dienne du harem.

En 1868, Mong­kut orga­nise une grande expé­di­tion vers le sud du royaume pour obser­ver une éclipse solaire totale qu’il a cal­cu­lée lui-même avec une pré­ci­sion impres­sion­nante. Il insiste pour qu’An­na l’ac­com­pagne, avec ses enfants. Voyage étrange, cara­vane royale tra­ver­sant des vil­lages où les pay­sans se pros­ternent sur le pas­sage du cor­tège. Dans la jungle épaisse, loin du pro­to­cole étouf­fant de la cour, le roi se révèle dif­fé­rent : enthou­siaste comme un enfant, presque timide devant les mys­tères du cos­mos. Il ins­talle son téles­cope, véri­fie ses cal­culs une der­nière fois.

Il lui explique la méca­nique céleste en anglais impec­cable, par­se­mé de termes scien­ti­fiques qu’il a appris dans les revues euro­péennes. Elle lui parle de son enfance inven­tée dans le Pem­bro­ke­shire, des falaises grises, des mou­tons sur les landes. Ils mentent tous les deux, mais leurs men­songes se com­prennent, se répondent. Ils sont tous deux des exi­lés, des trans­fuges de classe, des impos­teurs magnifiques.

L’é­clipse sur­vient exac­te­ment à l’heure pré­dite. Le ciel s’obs­cur­cit en plein jour. Un silence sur­na­tu­rel tombe sur la jungle. Les cour­ti­sans se pros­ternent, ter­ri­fiés par cette mort pro­vi­soire du soleil. Les pay­sans hurlent. Mong­kut triomphe, radieux : la science a vain­cu la super­sti­tion, les cal­culs ont défié les dieux. Anna sou­rit mal­gré elle, émue par cette vic­toire fra­gile de la raison.

Mais quelques semaines plus tard, le roi contracte la mala­ria dans cette jungle infes­tée de mous­tiques. Les fièvres le ter­rassent. Il ne s’en remet­tra jamais vrai­ment. Son corps s’af­fai­blit mois après mois. Anna le voit dépé­rir, impuis­sante. Leurs dis­putes conti­nuent, mais avec moins de convic­tion, comme si la mala­die avait éro­dé leurs cer­ti­tudes respectives.

Anna reste cinq ans au Siam. Cinq années qui défi­ni­ront sa vie, qui lui four­ni­ront la matière de tous ses livres, de toutes ses confé­rences futures. En 1867, épui­sée par les ten­sions per­ma­nentes, inquiète pour l’é­du­ca­tion de son fils Louis qu’elle veut envoyer en Angle­terre, elle quitte Bang­kok. Mong­kut la laisse par­tir avec regret. Il meurt un an plus tard, en octobre 1868. Elle n’en sau­ra rien avant long­temps, iso­lée qu’elle est dans sa nou­velle vie américaine.

De retour en Occi­dent, d’a­bord à New York puis en Angle­terre, Anna entre­prend d’é­crire ses mémoires. “The English Gover­ness at the Sia­mese Court” paraît en 1870, puis “The Romance of the Harem” en 1873. Elle embel­lit, invente, trans­forme. Le roi devient plus tyran­nique qu’il ne l’é­tait. Elle-même plus héroïque, plus influente. Les scènes sont dra­ma­ti­sées. L’O­rient exo­tique, mys­té­rieux, cruel, vend infi­ni­ment mieux que la véri­té nuan­cée. Les livres connaissent un immense suc­cès en Amé­rique et en Europe. Anna devient célèbre, confé­ren­cière recher­chée. On l’in­vite dans les salons. Elle porte des soie­ries thaïes, raconte des anec­dotes extra­or­di­naires. Elle finit par croire ses propres légendes, les a racon­tées tant de fois qu’elles sont deve­nues sa véri­table mémoire.

En Thaï­lande, les des­cen­dants de Mong­kut liront ces livres avec fureur. Men­songes ! Calom­nies ! Leur ancêtre était un grand monarque éclai­ré, pas ce des­pote orien­tal de paco­tille, pas ce tyran de mélo-drame. Mais il est trop tard. L’Oc­ci­dent a choi­si sa ver­sion : celle d’une femme cou­ra­geuse civi­li­sant un bar­bare asia­tique. Le mythe est en marche, imparable.

Le prince Chu­la­long­korn, deve­nu Rama V, règne pen­dant qua­rante-deux ans jus­qu’en 1910. Il trans­forme le Siam en État moderne, abo­lit l’es­cla­vage pro­gres­si­ve­ment, construit des écoles, des hôpi­taux, des che­mins de fer, négo­cie avec les puis­sances colo­niales pour pré­ser­ver l’in­dé­pen­dance de son royaume. Quand on lui parle d’An­na, il sou­rit avec une poli­tesse gla­cée. Elle fut une bonne ensei­gnante, dit-il. Rien de plus. Il ne cherche pas à la revoir lors de ses voyages en Europe. Peut-être lui en veut-il de ses men­songes. Peut-être lui est-il secrè­te­ment recon­nais­sant de l’a­voir ouvert au monde.

Anna meurt à Mont­réal en jan­vier 1915, à quatre-vingt-trois ans selon sa ver­sion offi­cielle. Quatre-vingts en réa­li­té. Men­teuse jus­qu’au bout, jus­qu’à la date gra­vée sur sa pierre tom­bale. Sur cette tombe, on pour­rait gra­ver une autre épi­taphe : “Elle a inven­té une vie, et cette inven­tion était plus vraie que la vérité.”

Car n’est-ce pas le propre de tous les exi­lés, de tous ceux qui tra­versent les fron­tières géo­gra­phiques et sociales : se réin­ven­ter, fabri­quer des légendes qui les rendent pos­sibles ? Anna Leo­no­wens fut cela, exac­te­ment : une fabu­la­trice de génie, une femme qui com­prit intui­ti­ve­ment que l’O­rient n’existe que dans le regard de l’Oc­ci­dent, construc­tion men­tale autant que réa­li­té géo­gra­phique, et qui sut exploi­ter ce regard avec un talent remar­quable. Le Siam réel, avec ses nuances, ses contra­dic­tions, lui impor­tait fina­le­ment moins que le Siam rêvé qu’elle pou­vait vendre aux lec­teurs occi­den­taux avides d’exo­tisme. Elle a don­né au monde exac­te­ment ce qu’il vou­lait : un conte des Mille et Une Nuits ver­sion vic­to­rienne, avec une héroïne anglaise ver­tueuse et un roi orien­tal fas­ci­nant et terrible.

Le reste n’est que lit­té­ra­ture. Et la lit­té­ra­ture, comme cha­cun sait, ment tou­jours. Mais ses men­songes disent par­fois des véri­tés que la réa­li­té ignore.

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