Alexander MacDonald, Bangkok Editor
Les oubliés du pays doré #6
Alexander MacDonald, Bangkok Editor
I
On naît toujours quelque part, même quand ce quelque part ne nous retient pas. Alexander MacDonald voit le jour en 1908 à Lynn, ville industrielle du Massachusetts où les manufactures de chaussures grondent jour et nuit. Son père travaille dans l’une d’elles. L’odeur du cuir tanné imprègne les vêtements, la peau, les nuits et les rêves. Mais le jeune MacDonald ne deviendra pas cordonnier pour autant.
Il y a dans cette Amérique des années vingt une soif d’ailleurs qui pousse les fils d’ouvriers vers les universités. MacDonald s’inscrit à Boston University pour étudier le journalisme, comme beaucoup de ses amis. C’est l’époque où les journaux sont rois, où chaque ville a ses trois ou quatre quotidiens qui se livrent une guerre sans merci pour le scoop, le titre qui claque, la vérité qui dérange, l’âge d’or de la presse écrite.
On imagine le jeune homme déambulant dans les rues de Boston, carnet en main, apprenant à observer, à écouter, à restituer. Le journalisme n’est pas encore une profession aseptisée. C’est un métier de boxeur, de témoin, parfois de justicier. On y croise des ivrognes de génie et des moralistes acharnés. MacDonald apprend vite, sur le terrain.
II
Pendant plus d’une décennie, il mène la vie errante des journalistes américains de l’entre-deux-guerres. Du Massachusetts au Connecticut, du Rhode Island à Hawaï, il écume les salles de rédaction. À l’époque, on changeait de journal comme on change de chemise. Trouver du travail était une formalité. Un article qui déplaît, une enquête qui gêne, et c’est le départ vers une autre ville, un autre patron, les mêmes histoires de corruption locale et de scandales municipaux.
Boston Advertiser, Evening American, Post. Les noms se succèdent sur son curriculum. Puis c’est le grand saut vers Honolulu, le Star-Bulletin, les palmiers et l’océan Pacifique. Hawaï dans les années trente, c’est déjà l’Asie qui tend les bras à l’Amérique. Les communautés japonaises et chinoises y sont plus nombreuses que les Blancs. On y parle toutes les langues du Pacifique. MacDonald découvre que le monde est plus vaste que la Nouvelle-Angleterre, beaucoup plus vaste, un monde à conquérir.
Il a trente ans quand les Japonais bombardent Pearl Harbor. Comme des millions d’Américains, il voit son monde basculer un dimanche matin de décembre 1941. Les colonnes de fumée noire s’élèvent au-dessus du port. Le journaliste observe, prend des notes. Mais cette fois, l’observation ne suffit plus. Il faut y aller.
III
L’Office of Strategic Services recrute. Beaucoup. William Donovan, le général qui rêve de créer un service de renseignement digne de ce nom pour les États-Unis, cherche des hommes qui savent observer, analyser, s’adapter. Des journalistes, des professeurs, des aventuriers. MacDonald s’engage.
On l’envoie d’abord s’entraîner dans un camp quelque part en Virginie ou dans le Maryland. Les témoignages divergent sur ces camps de l’OSS. Certains parlent de Boy Scouts pour adultes, d’autres de formation impitoyable. MacDonald lui-même restera discret sur cette période. On apprend le sabotage, le maniement des explosifs, les techniques d’interrogatoire, les codes secrets. On apprend surtout à mentir, à vivre sous une fausse identité, à ne faire confiance à personne. En quelques sortes, à faire de la politique à demi-mot.
C’est là qu’il rencontre Jim Thompson. Ou plutôt, c’est là qu’ils se croisent pour la première fois. Thompson, architecte raté du Delaware, amateur de mondanités, ancien sportif olympique en voile. Deux hommes que rien ne destine à devenir des légendes de Bangkok. Ils suivent le même entraînement brutal. Thompson a déjà trente-cinq ans, MacDonald trente-trois. Trop vieux pour la guerre conventionnelle, parfaits pour l’autre guerre, celle de l’ombre.
On les envoie d’abord en Europe. MacDonald ne racontera jamais exactement ce qu’il y fait. Des missions en France occupée, en Afrique du Nord, dans les Balkans. Thompson accumule cinq Bronze Stars. Ce sont des héros discrets, dont les exploits ne seront jamais chantés dans les journaux qu’ils liront plus tard.
IV
En 1945, alors que l’Europe se libère, l’OSS transfère ses meilleurs éléments vers l’Asie-Pacifique. Le Japon résiste encore. MacDonald et Thompson sont affectés à la même unité : parachutage prévu au-dessus du nord-est du Siam pour rejoindre le mouvement Seri Thai, les Thaïs libres, et préparer la libération du pays avec Pridi Banomyong.
L’opération est programmée pour août 1945. Les avions sont prêts, les parachutes vérifiés. MacDonald et Thompson s’apprêtent à sauter dans la jungle thaïlandaise, à organiser la résistance, à combattre les Japonais de l’intérieur.
Et puis Hiroshima. Et puis Nagasaki.
Le monde bascule à nouveau. La mission n’a plus lieu d’être. Au lieu de sauter en parachute, MacDonald et Thompson atterrissent à Bangkok en septembre 1945, officiers de l’OSS en uniforme américain, dans un pays qui vient de perdre son occupant japonais et ne sait pas encore ce qu’il va devenir.
Bangkok les fascine immédiatement. Ce n’est pas encore la mégapole tentaculaire qu’elle deviendra. C’est une ville amphibie, une Venise tropicale où les canaux sont les vraies voies de communication, plus que les routes. Des maisons sur pilotis bordent les khlongs. Les marchés flottants grouillent de vie. Les temples dorés émergent de la végétation luxuriante. Et partout cette lumière, cette humidité poisseuse, cette odeur de jasmin mêlée à celle des égouts.
MacDonald installe le bureau de l’OSS à Bangkok. Il devient, de facto, le chef de station. Thompson, son collègue, son presque ami. Ils ont survécu à l’entraînement, survécu à la guerre. Maintenant commence l’après-guerre, et personne ne sait vraiment ce que cela signifie. Ils vont apprendre ensemble.
V
MacDonald s’installe au palais Suan Kularb, le Jardin de la Rose. C’est un ancien palais royal transformé en quartier général de l’OSS. On y entre par une grille gardée. Des flamboyants explosent de couleur rouge dans le jardin. Le soir, les serviteurs allument les lampes à huile. MacDonald travaille tard dans la nuit, établit des contacts, rédige des rapports pour Washington.
Officiellement, il aide à réorganiser l’ambassade américaine. Officieusement, il observe tout. La Thaïlande est le seul pays d’Asie du Sud-Est à avoir conservé une ambassade soviétique. Les communistes y ont de l’influence. Les Britanniques lorgnent sur le pays qu’ils aimeraient bien voir intégré à leur sphère d’influence. Les Français rêvent de reconquérir l’Indochine voisine. Et au milieu de tout cela, les Thaïlandais tentent de naviguer entre les puissances.
MacDonald joue au tennis avec des officiels thaïlandais qui l’ont aidé pendant la guerre. Il dîne avec le jeune roi Ananda Mahidol. Il rencontre Pridi Banomyong, le régent, héros de la résistance, intellectuel francophile qui rêve de démocratie. Il croise aussi Phibun Songkhram, l’ancien Premier ministre qui a déclaré la guerre aux États-Unis en 1942 et qui attend son heure, exilé dans sa province.
Thompson, lui, s’ennuie un peu. L’OSS ne sait plus vraiment quoi faire de ses agents en temps de paix. Il essaie de restaurer l’Oriental Hotel, palace délabré au bord du fleuve. Il se brouille avec ses associés. Un jour, il découvre une communauté de tisserands musulmans dans le quartier de Ban Krua, de l’autre côté du canal Saen Saep. Ils fabriquent de la soie selon des techniques ancestrales. Thompson tombe amoureux de l’iridescence du tissu, de ses couleurs impossibles.
VI
Le 9 juin 1946, le roi Ananda Mahidol, vingt ans à peine, est retrouvé mort dans sa chambre, une balle dans la tête. Suicide, accident, assassinat ? Personne ne le saura jamais vraiment. La Thaïlande entre en crise. Les rumeurs les plus folles circulent. On accuse Pridi, on accuse les communistes, on accuse les royalistes. MacDonald, qui a dîné plusieurs fois avec le jeune roi, est bouleversé. Il sent que quelque chose de fondamental vient de se briser dans ce pays qui lui semblait si paisible.
C’est exactement à ce moment-là qu’il décide de créer un journal.
L’idée lui est venue progressivement. Bangkok n’a plus de quotidien en anglais depuis que le Bangkok Times a fermé pendant la guerre. Les expatriés, les diplomates, les hommes d’affaires étrangers sont de plus en plus nombreux. Il faut un journal. MacDonald a passé quinze ans à en faire. Il sait comment monter une rédaction, imprimer un quotidien, le distribuer.
Il convainc Prasit Lulitanond, un Thaïlandais qui a servi avec lui dans la jungle birmane pendant la guerre, de le rejoindre dans l’aventure. Puis le docteur Thawee Tavedikul. Puis d’autres. Ils forment un groupe hétéroclite : Américain, Thaïlandais, anciens de l’OSS, journalistes, idéalistes.
VII
Le plus difficile est de trouver une presse. Dans le Bangkok d’après-guerre, tout manque. Le papier, l’encre, les machines. MacDonald part en quête. Il arpente les anciens quartiers japonais, fouille les entrepôts abandonnés. Dans le quartier de Saphan Khao, il découvre une imprimerie japonaise laissée à l’abandon.
La machine est une rotative, le nec plus ultra de la technologie d’impression de l’époque. Mais elle est conçue pour imprimer en japonais. Il faut commander des caractères anglais depuis l’étranger. Cela prendra des mois. MacDonald obtient l’autorisation de l’ambassade américaine pour acheter l’imprimerie.
Et puis il y a le problème technique : personne à Bangkok ne sait faire fonctionner cette machine. Tous les techniciens japonais ont été rapatriés. Sauf deux. Deux prisonniers de guerre japonais qui croupissent dans un camp près de Bangkok, ingénieurs qui savent réparer, entretenir, faire tourner la rotative. MacDonald obtient leur libération contre la promesse qu’ils travailleront pour le journal. C’est ainsi que le Bangkok Post sera imprimé par deux anciens ennemis, sous la supervision d’un ancien espion américain, dans une ville qui sort à peine de l’occupation. Une vraie gageure.
Les caractères anglais arrivent enfin. On les installe sur la machine japonaise. L’équipe est prête : vingt-cinq personnes en tout, journalistes, typographes, livreurs. MacDonald investit toutes ses économies. Quatre mois de préparation.
VIII
Le premier numéro du Bangkok Post sort des presses le 1er août 1946. Quatre pages. Prix : un baht. Une somme considérable pour l’époque. Tirage : cinq cents exemplaires. Abonnés : deux cents.
En première page, MacDonald fait imprimer un titre qui claque : « Un correspondant américain révèle la vérité sur la frontière ». On est à cinq jours des élections nationales. Le pays est divisé entre les partisans de Pridi et ceux de Phibun. MacDonald prend position, discrètement mais fermement. Il est un homme de Pridi. Il croit en la démocratie, en la liberté de la presse, en l’indépendance de la Thaïlande.
Le journal ne fait pas sensation immédiatement. Deux cents abonnés, c’est dérisoire. Mais MacDonald tient bon. Il écrit lui-même une colonne quotidienne, « Postmen Say », où il commente l’actualité avec une liberté de ton qui étonne. Il défend la démocratie, attaque la censure, prône la liberté d’expression. C’est dangereux dans un pays où les coups d’État se succèdent.
Thompson, pendant ce temps, commence à faire parler de lui dans un tout autre domaine. Il a créé la Thai Silk Company avec un partenaire, George Barrie. Il recrute les tisserands de Ban Krua, leur fournit la soie brute et les teintures, achète leur production. Il ramène des échantillons à New York, les montre à ses relations. L’éditrice de Vogue, Edna Woolman Chase, tombe amoureuse de ces soies chatoyantes. Elle en fait un article. Le succès est immédiat.
IX
MacDonald et Thompson mènent des vies parallèles qui parfois se croisent. Tous deux anciens de l’OSS, tous deux tombés amoureux de Bangkok, tous deux décidés à y rester. Mais leurs trajectoires divergent. MacDonald choisit l’engagement politique par le journalisme. Thompson choisit l’art et le commerce.
Le soir, ils se retrouvent parfois dans les mêmes réceptions. Bangkok dans les années quarante et cinquante est une petite ville pour les expatriés occidentaux. Tout le monde se connaît. On dîne chez l’ambassadeur américain, chez le diplomate britannique, chez le riche Sino-Thaï qui a fait fortune dans le riz. On boit des cocktails au bord du fleuve Chao Phraya en regardant les barges chargées de sable passer.
Thompson collectionne déjà. Partout où il va, il achète : des bouddhas khmers, des porcelaines Ming, des tissus birmans, des sculptures siamoises. Sa chambre à l’Oriental Hotel déborde d’objets. MacDonald, lui, collectionne les histoires. Chaque conversation est un article potentiel. Chaque rumeur est une piste à suivre, pour captiver le lecteur.
Ils partagent aussi une certaine solitude. Thompson est divorcé. Sa femme l’a quitté pendant la guerre pour un de ses amis. Il a juré de ne jamais retourner aux États-Unis. MacDonald, on ne sait pas trop. Il ne parle pas de sa vie privée. Les documents officiels restent muets. Il y a dans ces vies d’expatriés quelque chose de légèrement bancal, comme si on avait fui quelque chose sans jamais vraiment l’avouer.
X
Le 8 novembre 1947, l’armée renverse le gouvernement de Pridi. C’est le début d’une longue série de coups d’État qui marqueront l’histoire thaïlandaise. Phibun revient au pouvoir. MacDonald est furieux. Il écrit dans « Postmen Say » des articles cinglants contre les putschistes. Il défend la démocratie dans un pays qui n’en veut pas vraiment.
Le journal est menacé. Les annonceurs se retirent, effrayés. La censure rode dans tous les couloirs. Des officiers viennent « suggérer » à MacDonald de modérer ses propos. Il refuse. Pendant quelques mois, le Bangkok Post vit sur le fil du rasoir. MacDonald dort avec un revolver sous son oreiller.
Thompson, lui, reste en dehors de la politique. Ou du moins, c’est ce qu’il prétend. Mais son passé à l’OSS attire les soupçons. On murmure qu’il est resté en contact avec ses anciens employeurs, qu’il fait du renseignement sous couvert de commerce de soie. Il y a de quoi se poser des questions. En 1950, le gouvernement américain ouvrira d’ailleurs une enquête sur lui, l’accusant de trafic d’armes, de liens avec les communistes vietnamiens et khmers. Rien ne sera prouvé, mais la suspicion demeure.
Le Bangkok Post survit. Contre toute attente, le tirage augmente. Deux mille exemplaires après deux ans. Cinq mille. Dix mille. Le journal devient indispensable pour quiconque veut comprendre ce qui se passe en Thaïlande et en Asie du Sud-Est. MacDonald embauche de jeunes journalistes prometteurs. Parmi eux, un certain Peter Arnett, qui couvrira plus tard la guerre du Vietnam pour l’Associated Press.
XI
Les années cinquante sont difficiles. En 1949, le docteur Thawee Tavedikul, cofondateur du Bangkok Post, est assassiné. On ne retrouvera jamais les coupables. MacDonald est de plus en plus isolé. Le régime militaire de Phibun se durcit. La guerre froide s’installe en Asie. La Corée s’embrase. L’Indochine brûle. La Thaïlande devient un bastion anticommuniste, un allié stratégique des États-Unis.
MacDonald marche sur un fil. Il veut rester indépendant, mais les pressions s’accumulent. L’ambassade américaine aimerait que le journal soit plus docile. Les militaires thaïlandais aimeraient qu’il cesse ses critiques. Les annonceurs aimeraient qu’il évite les sujets qui fâchent.
Thompson, pendant ce temps, prospère. La Thai Silk Company décolle véritablement en 1951 quand Irène Sharaff choisit ses tissus pour les costumes de la comédie musicale The King and I. Du jour au lendemain, la soie thaïlandaise devient à la mode à Broadway, puis à Hollywood, puis dans le monde entier. Thompson est riche. Il commence à construire sa maison-musée sur les rives du canal Saen Saep.
Les deux hommes se voient moins. Leurs mondes divergent. MacDonald est dans le combat quotidien, les délais de bouclage, les articles à réécrire, les menaces à gérer. Thompson est dans l’esthétique, la collection, la création. Il démantèle six maisons thaïlandaises traditionnelles, les fait transporter par barge jusqu’à son terrain, les réassemble selon un plan qui défie toutes les conventions architecturales. C’est un chef-d’œuvre. Chaque soir, il y reçoit des dizaines d’invités : artistes, diplomates, stars de cinéma, écrivains de passage.
XII
Au début des années cinquante, un nouveau coup d’État chasse définitivement Pridi du pays. MacDonald comprend que son temps à Bangkok est compté. Il a trop critiqué le régime, trop défendu la démocratie, trop cru que le journalisme pouvait changer les choses. Il démissionne de la direction du Bangkok Post.
Le journal continue sans lui. Un magnat de la presse canadien, Roy Thomson, en prend le contrôle. Le Bangkok Post survit, prospère même, devient une institution. Mais ce n’est plus le journal de MacDonald. Ce n’est plus son combat.
Il rentre aux États-Unis. On perd sa trace pendant quelques années. Il réapparaît dans le Massachusetts, où il gère un complexe hôtelier à Cape Cod. Puis il devient éditeur et directeur du Marblehead Messenger, un petit journal de province. De Bangkok à Marblehead, du Siam à la Nouvelle-Angleterre, du grand rêve d’informer l’Asie à la chronique des kermesses locales. C’est une descente, mais ce n’est pas une défaite. MacDonald a fait ce qu’il devait faire.
En 1966, il écrit ses mémoires : Bangkok Editor. Le livre paraît de manière confidentielle. Qui se soucie encore de ces aventures d’après-guerre ? Le monde a changé. L’Asie n’est plus cette page blanche de 1946. Le Vietnam est en feu. La Thaïlande est couverte de bases aériennes américaines. Bangkok est devenue une ville de GI’s en permission. Le Bangkok Post existe toujours, mais personne ne se souvient vraiment d’Alexander MacDonald.
XIII
Le 26 mars 1967, Jim Thompson disparaît.
Il est en vacances dans les Cameron Highlands en Malaisie, chez des amis, dans un cottage appelé Moonlight Bungalow. Dimanche de Pâques. Après le déjeuner, pendant que ses hôtes font la sieste, Thompson sort se promener. On entend le crissement de ses pas sur le gravier. Puis plus rien.
Il ne reviendra jamais.
Les recherches durent des semaines. Des centaines d’hommes battent la jungle : soldats, policiers, pisteurs aborigènes, même des médiums. On ne trouve rien. Pas un vêtement, pas un indice, pas un corps. Jim Thompson, l’homme le plus célèbre d’Asie, s’est volatilisé.
Les théories foisonnent. Kidnapping par les communistes. Meurtre par des bandits. Suicide. Agent double exfiltré par la CIA. Victime d’un piège tendu par ses anciens employeurs. Tombé dans un précipice. Dévoré par un tigre. Parti refaire sa vie à Tahiti. Chacun a son explication. Personne ne sait.
Six mois plus tard, sa sœur est assassinée dans sa maison de Pennsylvanie. Le mystère s’épaissit.
MacDonald, dans son coin du Massachusetts, doit apprendre la nouvelle par les journaux. Thompson, son ancien camarade de l’OSS, son compagnon d’aventure des premiers jours de Bangkok, a disparu. On ne le reverra jamais. C’est comme si toute une époque s’était effacée avec lui.
XIV
Alexander MacDonald meurt le 26 mai 2000. Il a quatre-vingt-douze ans. Les nécrologies sont brèves. On le présente comme le fondateur du Bangkok Post, ancien officier de l’OSS. Peu de gens se souviennent de son combat pour la démocratie, de ses huit années passées à diriger le journal, de ses colonnes incendiaires contre les putschistes.
Le Bangkok Post existe toujours. C’est maintenant une entreprise cotée en bourse. Quarante mille exemplaires par jour. Un site internet. Des filiales. Le journal a survécu aux coups d’État, aux crises, aux censures. Il est devenu ce que MacDonald voulait qu’il soit : une voix indépendante, même si cette indépendance est toujours relative, toujours négociée.
La maison de Jim Thompson est devenue un musée. Des milliers de touristes la visitent chaque année. On y vend de la soie, des bibelots, des livres sur le mystère de sa disparition. La Thai Silk Company est une marque mondiale. Tout le monde connaît Jim Thompson. Personne ne connaît Alexander MacDonald.
C’est souvent ainsi. Les artistes et les commerçants laissent des traces tangibles : des maisons, des entreprises, des objets qu’on peut toucher. Les journalistes ne laissent que des mots imprimés sur du papier qui jaunit. Et encore, si on les conserve.
XV
Que reste-t-il de ces vies ?
Des bâtiments. La maison de Thompson sur le canal Saen Saep, intacte, magnifique, hantée par son absence. Les bureaux du Bangkok Post dans le quartier de Klong Toey, bâtiment moderne sans âme où personne ne se souvient de la rotative japonaise et des deux prisonniers de guerre.
Des entreprises. La Thai Silk Company qui a changé plusieurs fois de mains mais garde le nom de Thompson. Le Bangkok Post qui appartient maintenant au groupe Central, aux intérêts chinois, à Grammy.
Des légendes. Thompson l’espion devenu roi de la soie, disparu mystérieusement dans la jungle malaise. MacDonald le journaliste intègre qui a refusé de plier, qui a préféré partir plutôt que se soumettre.
Des fantômes. Dans les rues de Bangkok, si on sait où regarder, on peut encore retrouver leurs traces. Le palais Suan Kularb existe toujours, reconverti en école. L’Oriental Hotel est devenu le Mandarin Oriental, palace cinq étoiles où une nuit coûte plus cher que ce que gagnait MacDonald en un mois. Le quartier de Ban Krua résiste encore un peu à la modernisation, avec ses derniers tisserands qui font tourner leurs métiers à bois.
Mais les fantômes les plus tenaces sont ailleurs. Ils sont dans les archives du Bangkok Post, dans ces premiers numéros où MacDonald écrivait avec rage et espoir. Ils sont dans les rapports de l’OSS, documents déclassifiés où on apprend ce que faisaient vraiment ces hommes pendant la guerre. Ils sont dans les témoignages de ceux qui les ont connus, de moins en moins nombreux, qui racontent avec nostalgie l’époque où Bangkok était encore une petite ville et où il semblait possible de changer le monde avec un journal de quatre pages.
XVI
On ne quitte jamais vraiment l’OSS. Ou plutôt, l’OSS ne vous quitte jamais vraiment. MacDonald et Thompson l’ont appris à leurs dépens. Officiellement, ils ont quitté le service en 1946. Officieusement, on ne sait pas trop.
Les documents déclassifiés montrent que Thompson a continué à être surveillé. En 1950, le FBI ouvre un dossier sur lui. On l’accuse de trafic d’armes, de liens avec les communistes indochinois. Le rapport conclut qu’il a entretenu des « relations étroites et mutuellement bénéfiques avec le Viet Minh, les Khmers Issarak et les Lao Issara ». On l’accuse d’avoir dissimulé des armes parachutées par les Américains pendant la guerre, au lieu de les remettre aux autorités thaïlandaises.
Pourtant, Washington ne le lâche pas. Il est trop précieux. Il connaît tout le monde, parle à tout le monde, voyage partout. C’est une source d’informations inestimable. Jusqu’au milieu des années cinquante, où la CIA émet une directive : Thompson n’est plus digne de confiance. Plus de contacts. Des ambassadeurs américains lui disent en privé d’arrêter ses rencontres avec les nationalistes vietnamiens.
MacDonald, lui, reste plus discret. Dans Bangkok Editor, il ne dit jamais exactement ce qu’il faisait pour l’OSS. Il parle de « travail de renseignement », de « bureaucratie ». Il mentionne qu’il était « chef de station de l’OSS » mais n’entre pas dans les détails. Quand le roi l’invite à dîner en privé, on ne sait pas si c’est en tant que journaliste ou en tant qu’officier de renseignement.
La frontière est floue. C’était l’époque de la guerre froide naissante, où les journalistes travaillaient pour la CIA, où les hommes d’affaires espionnaient pour leur gouvernement, où tout le monde surveillait tout le monde. MacDonald a probablement continué à transmettre des informations à Washington, ne serait-ce que pour protéger son journal. Le Bangkok Post était vu par l’ambassade américaine comme un outil de propagande pro-occidental face à l’influence soviétique. Certains historiens affirment que le journal a été financé directement par le département d’État américain, voire par l’OSS elle-même. Impossible à prouver. Les documents manquent ou restent classifiés.
XVII
MacDonald et Thompson ont-ils vraiment été amis ? Les sources divergent. Ils se connaissaient, certainement. Ils s’étaient entraînés ensemble, avaient failli sauter en parachute ensemble. Ils fréquentaient les mêmes cercles dans le petit Bangkok d’après-guerre.
Mais ils ont choisi des voies différentes. MacDonald a choisi le combat politique, l’engagement public, le risque de la première page. Thompson a choisi la beauté, l’art, le commerce. L’un était dans l’urgence du présent, l’autre dans la contemplation du passé.
On imagine mal MacDonald passant ses soirées dans les réceptions de Thompson, à admirer des porcelaines Ming en sirotant un gin tonic. On imagine mal Thompson dans la salle de rédaction enfumée du Bangkok Post, à boucler le journal à trois heures du matin. Ils vivaient dans deux Bangkok différents.
Pourtant, ils partageaient quelque chose d’intime : cette impossibilité de rentrer. Thompson avait juré de ne jamais retourner en Amérique après son divorce. MacDonald est parti, mais à reculons, chassé par un régime qu’il ne pouvait plus supporter, trop nostalgique pour rester. Tous deux avaient trouvé à Bangkok quelque chose qu’ils ne trouvaient pas chez eux : une liberté peut-être, ou l’illusion d’une liberté. La possibilité de se réinventer, de devenir quelqu’un d’autre.
XVIII
Bangkok dans les années quarante et cinquante existe encore dans quelques photographies jaunies, quelques films en noir et blanc. C’était une ville aquatique, où on se déplaçait autant en bateau qu’à pied. Les khlongs étaient partout, artères vitales d’une cité amphibie. Des sampans glissaient entre les maisons sur pilotis. Les marchés flottants grouillaient dès l’aube.
MacDonald et Thompson ont vu cette ville disparaître progressivement. Dans les années cinquante, on commence à combler les canaux pour construire des routes. L’automobile arrive. Le béton remplace le bois. Les gratte-ciel poussent comme des champignons démesurés. Bangkok devient une capitale moderne, c’est-à-dire une capitale qui ressemble à toutes les autres.
Thompson résiste à sa manière en construisant sa maison comme un sanctuaire du passé. Chaque poutre est une poutre ancienne, chaque mur a son histoire. Il ne construit pas une maison, il construit un musée vivant, un refuge contre la modernité. Quand on franchit le portail de sa propriété, on remonte dans le temps.
MacDonald, lui, enregistre la mutation dans les pages du Bangkok Post. Il chronique l’arrivée des premiers taxis, l’ouverture des premiers cinémas, la construction du premier grand magasin. Il voit la ville se transformer et comprend que quelque chose d’irremplaçable est en train de se perdre.
XIX
Pridi Banomyong hante le roman de MacDonald. C’est l’homme qu’il a admiré, celui pour qui il a combattu à travers les colonnes de son journal. Pridi, l’intellectuel francophile qui rêvait d’une Thaïlande démocratique. Pridi, le régent qui a protégé les opposants au régime fasciste de Phibun pendant la guerre. Pridi, accusé d’avoir fait tuer le jeune roi Ananda.
Après le coup d’État de 1947, Pridi s’enfuit. Il passe par Singapour, Hong Kong, puis s’installe en Chine communiste. C’est un exil qui durera jusqu’à sa mort en 1983. MacDonald le reverra-t-il ? On ne sait pas. Probablement pas. Pridi devient une figure interdite en Thaïlande, un nom qu’on ne peut pas prononcer, une photographie qu’on ne peut pas publier. L’homme à abattre.
Le Bangkok Post doit faire des compromis. On ne peut pas défendre éternellement un homme accusé de régicide, même si MacDonald est convaincu de son innocence. Le journal survit en apprenant à danser entre les lignes rouges, à critiquer sans trop critiquer, à informer sans trop informer.
C’est épuisant. C’est peut-être ce qui pousse finalement MacDonald au départ. La lassitude de se battre contre des moulins à vent, de voir ses articles caviardés par la censure, de recevoir des menaces voilées, de constater que le journal qu’il a créé pour promouvoir la démocratie doit s’accommoder de la dictature pour survivre.
XX
On peut lire les trajectoires de Thompson et MacDonald comme deux manières différentes de s’inscrire dans un pays étranger. Thompson choisit la matière : la soie, le bois, la pierre, les objets. Il crée une entreprise qui emploie des centaines de personnes, qui fait vivre des familles entières de tisserands. Il construit une maison qui deviendra un symbole de Bangkok.
MacDonald choisit les mots : l’encre sur le papier journal, les caractères de plomb alignés par les typographes, les rotatives qui ronflent dans la nuit. C’est une inscription fragile, éphémère. Les journaux d’hier enveloppent le poisson d’aujourd’hui. Qui garde les vieux numéros ? Qui les relit ?
Pourtant, c’est MacDonald qui transforme véritablement quelque chose dans le pays. Le Bangkok Post crée une sphère publique là où il n’y en avait pas. Il permet un débat, même bridé, même censuré. Il forme des générations de journalistes thaïlandais qui apprendront le métier à ses côtés, et la contestation sourde. Il établit un standard de qualité, d’indépendance relative, qui survit encore aujourd’hui.
Thompson, lui, crée une mode, une entreprise prospère, un beau musée. Mais quand il disparaît, c’est comme si sa vie devenait soudain une œuvre d’art complète, achevée par cette fin parfaite dans son mystère. La maison, la soie, la disparition : tout forme un récit cohérent, presque trop beau pour être vrai.
MacDonald n’a pas cette chance. Sa vie n’a pas de climax dramatique. Il part doucement, retourne aux États-Unis, vieillit dans l’anonymat. Pas de mystère, pas de légende. Juste un homme qui a fait ce qu’il devait faire, puis qui est rentré chez lui.
XXI
Pendant que MacDonald bâtit son journal, l’Indochine s’embrase. La guerre française d’abord, de 1946 à 1954. Puis la guerre américaine, qui commence imperceptiblement dans les années cinquante et explosera dans les années soixante.
Le Bangkok Post couvre ces guerres depuis Bangkok. La Thaïlande est neutre officiellement, mais tout le monde sait qu’elle penche du côté américain. Les bases de la CIA s’installent dans le nord-est du pays. Les pilotes de l’Air America décollent de Don Mueang pour leurs missions secrètes au Laos. Les soldats thaïlandais combattent en Corée.
MacDonald marche sur un fil encore plus étroit. Comment couvrir ces guerres honnêtement sans déplaire ni à l’ambassade américaine, ni au gouvernement thaïlandais, ni à ses lecteurs occidentaux qui veulent des nouvelles mais pas trop de vérités dérangeantes ?
Thompson, pendant ce temps, commerce avec tout le monde. Sa soie traverse les frontières, les idéologies. Il vend aux Américains, aux Français, aux Thaïlandais, peut-être même aux Vietnamiens. Le FBI le soupçonne de jouer sur tous les tableaux. Mais c’est aussi ce qui fait sa force : il est partout et nulle part, loyal à Bangkok mais à rien d’autre.
XXII
La maison de Thompson mérite qu’on s’y attarde. Il faut imaginer le projet dans son audace. En 1959, Thompson achète six maisons thaïlandaises traditionnelles dans différentes provinces. Des maisons de teck qui ont parfois cent ans, qu’on démonte planche par planche, poutre par poutre. On les charge sur des barges qui descendent le fleuve Chao Phraya jusqu’à Bangkok.
Sur son terrain au bord du canal Saen Saep, Thompson dirige lui-même le réassemblage. Mais il ne se contente pas de reconstituer les maisons telles qu’elles étaient. Il les réinvente. Il inverse les murs traditionnellement inclinés vers l’intérieur pour qu’ils s’inclinent vers l’extérieur. Il multiplie les ouvertures pour laisser entrer la lumière. Il crée des perspectives impossibles entre les différentes structures.
Les architectes thaïlandais sont horrifiés. On ne fait pas ça. C’est sacrilège, disent certains. C’est du génie, disent d’autres. Thompson s’en fiche. Il construit son rêve, sa vision d’une Thaïlande réinventée, entre tradition et modernité, entre respect et transgression.
À l’intérieur, il accumule sa collection : bouddhas khmers du XIIe siècle, porcelaines chinoises de la dynastie Ming, des Bencharong, peintures birmanes, sculptures lao, tissus de toute l’Asie du Sud-Est. C’est un cabinet de curiosités, un musée personnel, un manifeste esthétique.
Chaque soir, une trentaine de personnes dînent chez lui. Thompson est l’hôte parfait, charmant, érudit, drôle. Il sert des cocktails sur la terrasse surplombant le canal. Les serviteurs en costume traditionnel apportent des plateaux de hors-d’œuvre. On parle art, politique, affaires. C’est le salon le plus couru de Bangkok.
MacDonald y vient-il parfois ? Probablement, dans les premières années. Mais on l’imagine mal se sentir à l’aise dans ce décor trop parfait. MacDonald est un homme de la rue, des salles de rédaction enfumées, des bars miteux où on recueille les confidences. Thompson est un esthète, un collectionneur, presque un dandy.
XXIII
Il y a dans ces vies quelque chose qu’on ne dit pas, qu’on ne peut pas dire. Des secrets de l’OSS qui ne seront jamais tous déclassifiés. Des missions dont on ne parle pas. Des compromis qu’on a dû faire.
MacDonald a‑t-il vraiment créé le Bangkok Post de sa seule initiative, avec ses propres économies ? Ou y a‑t-il eu un financement occulte de Washington, comme le suggèrent certains historiens ? Le journal était-il un outil de propagande américaine déguisé en presse indépendante ?
Les éléments sont troublants. La rapidité avec laquelle MacDonald obtient les autorisations, trouve l’imprimerie, recrute l’équipe. La protection dont il bénéficie malgré ses articles provocateurs. Le fait qu’il survive à tous les coups d’État sans jamais être vraiment inquiété. Et puis son départ soudain au début des années cinquante, comme si quelqu’un avait décidé que la mission était terminée.
Thompson a‑t-il continué à travailler pour le renseignement américain après 1946 ? Le FBI le pense. Le dossier déclassifié montre qu’on le soupçonne de jouer un double jeu : espion pour la CIA mais aussi informateur pour les nationalistes indochinois, peut-être même pour les communistes. Est-ce possible ? Thompson était assez intelligent, assez cynique, assez désabusé pour jouer tous les camps en même temps.
Sa disparition en 1967 alimente les spéculations. L’hypothèse la plus romantique : il en savait trop, il a été éliminé par la CIA. L’hypothèse la plus prosaïque : il s’est perdu dans la jungle, est tombé dans un ravin, a été mangé par des animaux sauvages. La vérité est probablement quelque part entre les deux : banale et mystérieuse à la fois.
XXIV
MacDonald s’installe à Cape Cod au milieu des années cinquante. Il a quitté Bangkok mais Bangkok ne l’a pas quitté. Il écrit ses mémoires, Bangkok Editor, publiées en 1966. C’est un livre étrange, à la fois très précis et très évasif. MacDonald raconte tout : la création du journal, les difficultés techniques, les combats éditoriaux. Mais il ne raconte rien : pas un mot sur sa vie privée, presque rien sur l’OSS, des silences énormes sur des pans entiers de son existence.
Le livre ne rencontre pas le succès escompté. En 1966, l’Amérique a d’autres préoccupations. La guerre du Vietnam bat son plein. Les étudiants manifestent. Le rock ’n’ roll explose. Qui se soucie des aventures d’un journaliste à Bangkok vingt ans plus tôt ?
MacDonald retourne au journalisme local. Le Marblehead Messenger est un hebdomadaire qui couvre les événements d’une petite ville côtière du Massachusetts. Fêtes scolaires, conseils municipaux, faits divers mineurs. C’est l’exact opposé du Bangkok Post. Mais MacDonald fait son travail consciencieusement. Il n’y a pas de petit journalisme, seulement des mauvais journalistes.
Parfois, des gens qui ont connu Bangkok dans les années quarante passent le voir. Des anciens de l’OSS, des diplomates à la retraite, des aventuriers qui ont mal vieilli. Ils parlent du bon vieux temps, de l’époque où tout semblait possible, où Bangkok était encore une petite ville et où ils étaient jeunes.
MacDonald les écoute poliment, offre un verre. Mais il n’est pas nostalgique. Il a fait ce qu’il avait à faire. Il est passé à autre chose. C’est peut-être là sa plus grande force : cette capacité à tourner la page, à ne pas s’accrocher au passé glorieux.
XXV
En 1967, quand Jim Thompson disparaît, MacDonald a cinquante-neuf ans. Il lit la nouvelle dans les journaux. Peut-être ressent-il un pincement au cœur. C’est un pan de sa jeunesse qui s’en va avec Thompson. Un témoin qui disparaît. Un compagnon de cette aventure un peu dingue de l’après-guerre.
On ne sait pas s’il écrit quelque chose sur Thompson. Il n’y a pas d’article signé de sa main dans les archives. Pas de lettre publique. MacDonald n’est pas du genre à s’épancher. Sa génération gardait ses émotions pour elle.
Thompson devient instantanément une légende. Les journaux du monde entier couvrent l’affaire. Des livres sont écrits sur sa disparition. Des théories plus folles les unes que les autres circulent. Il rejoint ce club très fermé des disparus célèbres : Amelia Earhart, Glenn Miller, Lord Lucan. Des gens dont l’absence est plus présente que la présence de millions d’autres.
MacDonald, lui, reste obstinément vivant et anonyme. Il vieillit tranquillement dans sa maison de Cape Cod. Il va au bureau du Marblehead Messenger chaque jour. Il déjeune au même restaurant. Il promène son chien sur la plage. C’est une vie ordinaire, presque ennuyeuse.
Mais n’est-ce pas aussi une forme de victoire ? Avoir survécu à la guerre, à l’OSS, aux coups d’État, aux menaces, et finir sa vie paisiblement, en regardant l’océan Atlantique depuis sa véranda ? Thompson est devenu une légende mais il n’a pas eu de vieillesse. MacDonald a eu une longue vieillesse mais la légende lui a échappée.
XXVI
Dans les archives du Bangkok Post, conservées dans des boîtes poussiéreuses dans les sous-sols du journal, on peut encore retrouver les colonnes de MacDonald. « Postmen Say », jour après jour, année après année. L’écriture est vive, directe, parfois colérique. MacDonald ne mâche pas ses mots. Il appelle un dictateur un dictateur, un menteur un menteur.
Relire ces textes aujourd’hui, c’est mesurer à quel point le journalisme a bien changé. MacDonald écrit avec ses tripes, avec ses convictions. Il ne prétend pas à l’objectivité totale. Il choisit son camp : celui de la démocratie, de la liberté d’expression, des droits humains. C’est un journalisme engagé, militant même.
Aujourd’hui, cela paraîtrait déplacé. On exige des journalistes qu’ils soient neutres, équilibrés, qu’ils présentent tous les points de vue. MacDonald n’en avait rien à faire. Il pensait que le journalisme était un combat, pas un exercice d’équilibrisme.
Dans les archives de l’OSS, déclassifiées progressivement depuis les années quatre-vingt-dix, on trouve des traces de MacDonald et Thompson. Des rapports de mission, des évaluations de leurs supérieurs, des télégrammes cryptés. Les documents sont caviardés, des pans entiers noircis par la censure. On devine plus qu’on ne comprend.
Un rapport de 1945 décrit MacDonald comme « compétent, fiable, discret ». Un autre de 1948 note qu’il « maintient d’excellents contacts avec les milieux politiques thaïlandais ». Un troisième de 1951 s’inquiète de son « indépendance excessive ». Entre les lignes, on lit une relation qui se dégrade entre MacDonald et ses anciens employeurs. Il devient trop critique, trop indépendant. Il n’est plus un atout mais un problème.
XXVII
Si on trace deux lignes sur une carte temporelle, une pour MacDonald, une pour Thompson, on voit qu’elles se croisent régulièrement entre 1944 et 1955, puis divergent complètement.
1944 : entraînement OSS ensemble, quelque part aux États-Unis. 1945 : mission prévue ensemble au Siam, annulée par les bombes atomiques. 1945–1946 : tous deux à Bangkok, officiers de l’OSS, quartier général au palais Suan Kularb. 1946 : MacDonald crée le Bangkok Post. Thompson démarre son commerce de soie. 1947–1952 : les deux hommes sont au sommet de leur influence à Bangkok. Ils se croisent dans les réceptions, peut-être dînent-ils ensemble parfois. 1952 : MacDonald quitte Bangkok et rentre aux États-Unis. 1953–1967 : Thompson devient de plus en plus célèbre. Sa maison-musée ouvre au public en 1959. 1967 : Thompson disparaît. MacDonald est à Cape Cod, loin de tout cela. 2000 : MacDonald meurt à quatre-vingt-douze ans. Thompson, lui, aurait eu quatre-vingt-quinze ans s’il avait vécu.
Deux vies parallèles qui se sont touchées à peine, mais qui restent liées par ce moment unique : Bangkok en 1946, quand tout était encore possible, quand deux anciens espions américains pouvaient réinventer leur vie dans une ville exotique, l’un en créant un journal, l’autre en ressuscitant une industrie de la soie.
XXVIII
MacDonald. Sa vie est exemplaire de ces existences du XXe siècle qui traversent l’Histoire avec un grand H tout en restant dans l’ombre. Il a côtoyé des rois et des dictateurs. Il a créé une institution qui existe encore aujourd’hui. Il a défendu des valeurs démocratiques dans un contexte hostile. Et pourtant, il est oublié.
Thompson. Il est déjà une légende, déjà mythifié. Des dizaines de livres ont été écrits sur lui. Chaque année, de nouveaux articles spéculent sur sa disparition. Il est entré dans l’imaginaire collectif. Mais justement, c’est peut-être un piège. La légende a mangé l’homme. On ne voit plus Thompson, on voit le mystère.
En les mettant côte à côte, en les faisant dialoguer à distance, on comprend mieux leur époque. C’était le temps des grandes bascules : fin de la guerre, début de la guerre froide, décolonisation, émergence de nouvelles nations. L’Asie du Sud-Est était un terrain de jeu pour les puissances occidentales, un laboratoire pour leurs expériences politiques.
MacDonald et Thompson étaient des agents de cette histoire, au double sens du terme : agents de renseignement d’abord, agents historiques ensuite. Ils ont fait l’histoire autant qu’elle les a faits.
XXIX
Il y a un moment, dans toute vie, où les illusions tombent. Pour MacDonald, ce moment arrive avec le coup d’État de 1947, puis avec l’assassinat du docteur Thawee en 1949, puis avec le coup d’État de 1951. À chaque fois, il comprend un peu plus que son combat est perdu d’avance. La Thaïlande ne deviendra pas une démocratie. Les militaires ont pris le pouvoir et ne le lâcheront pas. Son journal peut critiquer, dénoncer, révéler. Cela ne changera rien fondamentalement.
C’est une leçon amère. MacDonald était un idéaliste, comme beaucoup d’Américains de sa génération. Il croyait au pouvoir de la presse libre, à la capacité du journalisme à changer les choses. Il a créé le Bangkok Post dans cet espoir. Et il doit constater que la réalité est plus complexe, plus décourageante.
Pour Thompson, les illusions tombent aussi, mais différemment. Il découvre progressivement que son commerce de soie repose sur des fondations fragiles. Les tisserands vieillissent, les jeunes ne veulent plus apprendre le métier. La modernisation efface les traditions. Le gouvernement thaïlandais ne le protège pas vraiment. Les Américains se méfient de lui.
Dans les années soixante, Thompson est riche mais aussi isolé. Sa sœur meurt brutalement. Ses partenaires commerciaux le trahissent. Il boit plus qu’avant. Les réceptions chez lui deviennent moins gaies, plus tendues. Il parle de partir, de tout vendre, de retourner aux États-Unis malgré son serment de ne jamais y revenir.
Peut-être que sa disparition en 1967 n’est pas si mystérieuse que cela. Peut-être qu’il a simplement décidé de disparaître, de mettre fin à une vie qui n’avait plus de sens. C’est une hypothèse que personne ne veut envisager parce qu’elle gâcherait la légende. Mais c’est peut-être la plus vraie.
XXX
Si MacDonald était retourné à Bangkok dans les années quatre-vingt-dix, qu’aurait-il reconnu ? Probablement rien. La ville avait explosé. Huit millions d’habitants. Des autoroutes surélevées. Des centres commerciaux géants. Des gratte-ciel qui grattent vraiment le ciel. Les canaux avaient presque tous disparu, comblés pour faire des routes. Le Bangkok amphibie de sa jeunesse n’existait plus.
Le Bangkok Post existait toujours, transformé, modernisé, privatisé. Personne dans la rédaction ne se souvenait de lui. Quelques vieux journalistes peut-être, qui avaient entendu parler du fondateur américain, mais c’était tout. Le journal avait sa vie propre maintenant, indépendante de son créateur.
La maison de Thompson, elle, était devenue une attraction touristique majeure. Des milliers de visiteurs chaque semaine. Un restaurant, une boutique de souvenirs. La Thai Silk Company était une multinationale. Thompson était partout : dans les guides touristiques, sur les cartes postales, dans les conversations des expatriés.
C’est ainsi que va l’histoire. Les créateurs d’institutions sont oubliés. Les artistes et les mystères restent. MacDonald a créé quelque chose qui lui a survécu mais qui ne porte plus son empreinte. Thompson a créé quelque chose qui porte encore son nom mais qui n’est plus vraiment son œuvre.
Lequel des deux aurait été le plus satisfait de son héritage ? Difficile à dire. MacDonald aurait probablement haussé les épaules, allumé une cigarette, dit quelque chose comme « C’est la vie, mon gars ». Thompson aurait probablement froncé les sourcils en voyant ce qu’était devenue sa maison, transformée en piège à touristes.
Mais tous les deux auraient reconnu une chose : Bangkok les avait changés à jamais. On ne sort pas indemne d’une telle ville, surtout quand on y a vécu les années les plus intenses de sa vie. Le Bangkok de 1946 à 1952 était unique, magique presque. Une parenthèse entre deux guerres, entre deux mondes. MacDonald et Thompson ont eu la chance d’y être, d’en profiter, d’y laisser leur marque.
Et c’est peut-être cela, finalement, l’essentiel : avoir été là au bon moment, avoir saisi sa chance, avoir essayé de construire quelque chose de beau, de juste, ou simplement de durable. MacDonald a essayé avec des mots imprimés sur du papier journal. Thompson a essayé avec de la soie colorée et une maison de teck. Les deux ont réussi à leur manière. Les deux ont échoué aussi, d’une certaine façon.
Mais l’échec et la réussite sont des catégories trop simples pour des vies aussi complexes. Ce qui compte, c’est d’avoir vécu intensément, d’avoir pris des risques, d’avoir cru en quelque chose. MacDonald et Thompson ont fait tout cela. Le reste n’est que littérature.
XXXI
Dans un tiroir de la maison de Cape Cod, après la mort de MacDonald en 2000, on retrouve des photographies. Bangkok en noir et blanc. Des visages qu’on ne reconnaît plus. Des rues qui n’existent plus. Des bâtiments détruits depuis longtemps. Et une photo de Jim Thompson, souriant, en costume blanc, debout devant sa maison inachevée.
Au dos, une inscription à l’encre délavée : « Jim, 1958. Il disait qu’il avait enfin trouvé sa place. Il ne savait pas encore qu’on ne trouve jamais sa place, qu’on la construit jour après jour, et que la jungle reprend toujours ses droits. »
C’est la seule trace écrite d’une amitié, ou d’une connaissance, ou de ce qu’on veut. Une phrase énigmatique, très MacDonald dans son ton désabusé et sa lucidité. Peut-être est-ce là le dernier mot sur ces deux vies parallèles : la recherche d’une place dans un monde qui ne cesse de changer, la construction d’un sens dans le chaos de l’histoire, et la conscience, toujours présente chez les meilleurs d’entre nous, que tout cela est provisoire, fragile, menacé par la jungle qui reprend toujours ses droits.
Thompson a disparu dans une jungle malaisienne. MacDonald a disparu dans l’anonymat d’une petite ville américaine. Deux formes de disparition, au fond. Deux manières de sortir de scène. Thompson avec fracas, dans le mystère et la légende. MacDonald en douce, dans le silence et l’oubli.
L’histoire préfère les légendes.
Alexander MacDonald était de ceux-là. Jim Thompson aussi, peut-être, avant que la disparition ne le transforme en icône.