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Alexan­der Mac­Do­nald, Bang­kok Editor

Les oubliés du pays doré #6

Alexan­der Mac­Do­nald, Bang­kok Editor

I

On naît tou­jours quelque part, même quand ce quelque part ne nous retient pas. Alexan­der Mac­Do­nald voit le jour en 1908 à Lynn, ville indus­trielle du Mas­sa­chu­setts où les manu­fac­tures de chaus­sures grondent jour et nuit. Son père tra­vaille dans l’une d’elles. L’o­deur du cuir tan­né imprègne les vête­ments, la peau, les nuits et les rêves. Mais le jeune Mac­Do­nald ne devien­dra pas cor­don­nier pour autant.

Il y a dans cette Amé­rique des années vingt une soif d’ailleurs qui pousse les fils d’ou­vriers vers les uni­ver­si­tés. Mac­Do­nald s’ins­crit à Bos­ton Uni­ver­si­ty pour étu­dier le jour­na­lisme, comme beau­coup de ses amis. C’est l’é­poque où les jour­naux sont rois, où chaque ville a ses trois ou quatre quo­ti­diens qui se livrent une guerre sans mer­ci pour le scoop, le titre qui claque, la véri­té qui dérange, l’âge d’or de la presse écrite.

On ima­gine le jeune homme déam­bu­lant dans les rues de Bos­ton, car­net en main, appre­nant à obser­ver, à écou­ter, à res­ti­tuer. Le jour­na­lisme n’est pas encore une pro­fes­sion asep­ti­sée. C’est un métier de boxeur, de témoin, par­fois de jus­ti­cier. On y croise des ivrognes de génie et des mora­listes achar­nés. Mac­Do­nald apprend vite, sur le terrain.

II

Pen­dant plus d’une décen­nie, il mène la vie errante des jour­na­listes amé­ri­cains de l’entre-deux-guerres. Du Mas­sa­chu­setts au Connec­ti­cut, du Rhode Island à Hawaï, il écume les salles de rédac­tion. À l’é­poque, on chan­geait de jour­nal comme on change de che­mise. Trou­ver du tra­vail était une for­ma­li­té. Un article qui déplaît, une enquête qui gêne, et c’est le départ vers une autre ville, un autre patron, les mêmes his­toires de cor­rup­tion locale et de scan­dales municipaux.

Bos­ton Adver­ti­ser, Eve­ning Ame­ri­can, Post. Les noms se suc­cèdent sur son cur­ri­cu­lum. Puis c’est le grand saut vers Hono­lu­lu, le Star-Bul­le­tin, les pal­miers et l’o­céan Paci­fique. Hawaï dans les années trente, c’est déjà l’A­sie qui tend les bras à l’A­mé­rique. Les com­mu­nau­tés japo­naises et chi­noises y sont plus nom­breuses que les Blancs. On y parle toutes les langues du Paci­fique. Mac­Do­nald découvre que le monde est plus vaste que la Nou­velle-Angle­terre, beau­coup plus vaste, un monde à conquérir.

Il a trente ans quand les Japo­nais bom­bardent Pearl Har­bor. Comme des mil­lions d’A­mé­ri­cains, il voit son monde bas­cu­ler un dimanche matin de décembre 1941. Les colonnes de fumée noire s’é­lèvent au-des­sus du port. Le jour­na­liste observe, prend des notes. Mais cette fois, l’ob­ser­va­tion ne suf­fit plus. Il faut y aller.

III

L’Of­fice of Stra­te­gic Ser­vices recrute. Beau­coup. William Dono­van, le géné­ral qui rêve de créer un ser­vice de ren­sei­gne­ment digne de ce nom pour les États-Unis, cherche des hommes qui savent obser­ver, ana­ly­ser, s’a­dap­ter. Des jour­na­listes, des pro­fes­seurs, des aven­tu­riers. Mac­Do­nald s’engage.

On l’en­voie d’a­bord s’en­traî­ner dans un camp quelque part en Vir­gi­nie ou dans le Mary­land. Les témoi­gnages divergent sur ces camps de l’OSS. Cer­tains parlent de Boy Scouts pour adultes, d’autres de for­ma­tion impi­toyable. Mac­Do­nald lui-même res­te­ra dis­cret sur cette période. On apprend le sabo­tage, le manie­ment des explo­sifs, les tech­niques d’in­ter­ro­ga­toire, les codes secrets. On apprend sur­tout à men­tir, à vivre sous une fausse iden­ti­té, à ne faire confiance à per­sonne. En quelques sortes, à faire de la poli­tique à demi-mot.

C’est là qu’il ren­contre Jim Thomp­son. Ou plu­tôt, c’est là qu’ils se croisent pour la pre­mière fois. Thomp­son, archi­tecte raté du Dela­ware, ama­teur de mon­da­ni­tés, ancien spor­tif olym­pique en voile. Deux hommes que rien ne des­tine à deve­nir des légendes de Bang­kok. Ils suivent le même entraî­ne­ment bru­tal. Thomp­son a déjà trente-cinq ans, Mac­Do­nald trente-trois. Trop vieux pour la guerre conven­tion­nelle, par­faits pour l’autre guerre, celle de l’ombre.

On les envoie d’a­bord en Europe. Mac­Do­nald ne racon­te­ra jamais exac­te­ment ce qu’il y fait. Des mis­sions en France occu­pée, en Afrique du Nord, dans les Bal­kans. Thomp­son accu­mule cinq Bronze Stars. Ce sont des héros dis­crets, dont les exploits ne seront jamais chan­tés dans les jour­naux qu’ils liront plus tard.

IV

En 1945, alors que l’Eu­rope se libère, l’OSS trans­fère ses meilleurs élé­ments vers l’A­sie-Paci­fique. Le Japon résiste encore. Mac­Do­nald et Thomp­son sont affec­tés à la même uni­té : para­chu­tage pré­vu au-des­sus du nord-est du Siam pour rejoindre le mou­ve­ment Seri Thai, les Thaïs libres, et pré­pa­rer la libé­ra­tion du pays avec Pri­di Banomyong.

L’o­pé­ra­tion est pro­gram­mée pour août 1945. Les avions sont prêts, les para­chutes véri­fiés. Mac­Do­nald et Thomp­son s’ap­prêtent à sau­ter dans la jungle thaï­lan­daise, à orga­ni­ser la résis­tance, à com­battre les Japo­nais de l’intérieur.

Et puis Hiro­shi­ma. Et puis Nagasaki.

Le monde bas­cule à nou­veau. La mis­sion n’a plus lieu d’être. Au lieu de sau­ter en para­chute, Mac­Do­nald et Thomp­son atter­rissent à Bang­kok en sep­tembre 1945, offi­ciers de l’OSS en uni­forme amé­ri­cain, dans un pays qui vient de perdre son occu­pant japo­nais et ne sait pas encore ce qu’il va devenir.

Bang­kok les fas­cine immé­dia­te­ment. Ce n’est pas encore la méga­pole ten­ta­cu­laire qu’elle devien­dra. C’est une ville amphi­bie, une Venise tro­pi­cale où les canaux sont les vraies voies de com­mu­ni­ca­tion, plus que les routes. Des mai­sons sur pilo­tis bordent les khlongs. Les mar­chés flot­tants grouillent de vie. Les temples dorés émergent de la végé­ta­tion luxu­riante. Et par­tout cette lumière, cette humi­di­té pois­seuse, cette odeur de jas­min mêlée à celle des égouts.

Mac­Do­nald ins­talle le bureau de l’OSS à Bang­kok. Il devient, de fac­to, le chef de sta­tion. Thomp­son, son col­lègue, son presque ami. Ils ont sur­vé­cu à l’en­traî­ne­ment, sur­vé­cu à la guerre. Main­te­nant com­mence l’a­près-guerre, et per­sonne ne sait vrai­ment ce que cela signi­fie. Ils vont apprendre ensemble.

V

Mac­Do­nald s’ins­talle au palais Suan Kularb, le Jar­din de la Rose. C’est un ancien palais royal trans­for­mé en quar­tier géné­ral de l’OSS. On y entre par une grille gar­dée. Des flam­boyants explosent de cou­leur rouge dans le jar­din. Le soir, les ser­vi­teurs allument les lampes à huile. Mac­Do­nald tra­vaille tard dans la nuit, éta­blit des contacts, rédige des rap­ports pour Washington.

Offi­ciel­le­ment, il aide à réor­ga­ni­ser l’am­bas­sade amé­ri­caine. Offi­cieu­se­ment, il observe tout. La Thaï­lande est le seul pays d’A­sie du Sud-Est à avoir conser­vé une ambas­sade sovié­tique. Les com­mu­nistes y ont de l’in­fluence. Les Bri­tan­niques lorgnent sur le pays qu’ils aime­raient bien voir inté­gré à leur sphère d’in­fluence. Les Fran­çais rêvent de recon­qué­rir l’In­do­chine voi­sine. Et au milieu de tout cela, les Thaï­lan­dais tentent de navi­guer entre les puissances.

Mac­Do­nald joue au ten­nis avec des offi­ciels thaï­lan­dais qui l’ont aidé pen­dant la guerre. Il dîne avec le jeune roi Anan­da Mahi­dol. Il ren­contre Pri­di Bano­myong, le régent, héros de la résis­tance, intel­lec­tuel fran­co­phile qui rêve de démo­cra­tie. Il croise aus­si Phi­bun Song­kh­ram, l’an­cien Pre­mier ministre qui a décla­ré la guerre aux États-Unis en 1942 et qui attend son heure, exi­lé dans sa province.

Thomp­son, lui, s’en­nuie un peu. L’OSS ne sait plus vrai­ment quoi faire de ses agents en temps de paix. Il essaie de res­tau­rer l’O­rien­tal Hotel, palace déla­bré au bord du fleuve. Il se brouille avec ses asso­ciés. Un jour, il découvre une com­mu­nau­té de tis­se­rands musul­mans dans le quar­tier de Ban Krua, de l’autre côté du canal Saen Saep. Ils fabriquent de la soie selon des tech­niques ances­trales. Thomp­son tombe amou­reux de l’i­ri­des­cence du tis­su, de ses cou­leurs impossibles.

VI

Le 9 juin 1946, le roi Anan­da Mahi­dol, vingt ans à peine, est retrou­vé mort dans sa chambre, une balle dans la tête. Sui­cide, acci­dent, assas­si­nat ? Per­sonne ne le sau­ra jamais vrai­ment. La Thaï­lande entre en crise. Les rumeurs les plus folles cir­culent. On accuse Pri­di, on accuse les com­mu­nistes, on accuse les roya­listes. Mac­Do­nald, qui a dîné plu­sieurs fois avec le jeune roi, est bou­le­ver­sé. Il sent que quelque chose de fon­da­men­tal vient de se bri­ser dans ce pays qui lui sem­blait si paisible.

C’est exac­te­ment à ce moment-là qu’il décide de créer un journal.

L’i­dée lui est venue pro­gres­si­ve­ment. Bang­kok n’a plus de quo­ti­dien en anglais depuis que le Bang­kok Times a fer­mé pen­dant la guerre. Les expa­triés, les diplo­mates, les hommes d’af­faires étran­gers sont de plus en plus nom­breux. Il faut un jour­nal. Mac­Do­nald a pas­sé quinze ans à en faire. Il sait com­ment mon­ter une rédac­tion, impri­mer un quo­ti­dien, le distribuer.

Il convainc Pra­sit Luli­ta­nond, un Thaï­lan­dais qui a ser­vi avec lui dans la jungle bir­mane pen­dant la guerre, de le rejoindre dans l’a­ven­ture. Puis le doc­teur Tha­wee Tave­di­kul. Puis d’autres. Ils forment un groupe hété­ro­clite : Amé­ri­cain, Thaï­lan­dais, anciens de l’OSS, jour­na­listes, idéalistes.

VII

Le plus dif­fi­cile est de trou­ver une presse. Dans le Bang­kok d’a­près-guerre, tout manque. Le papier, l’encre, les machines. Mac­Do­nald part en quête. Il arpente les anciens quar­tiers japo­nais, fouille les entre­pôts aban­don­nés. Dans le quar­tier de Saphan Khao, il découvre une impri­me­rie japo­naise lais­sée à l’abandon.

La machine est une rota­tive, le nec plus ultra de la tech­no­lo­gie d’im­pres­sion de l’é­poque. Mais elle est conçue pour impri­mer en japo­nais. Il faut com­man­der des carac­tères anglais depuis l’é­tran­ger. Cela pren­dra des mois. Mac­Do­nald obtient l’au­to­ri­sa­tion de l’am­bas­sade amé­ri­caine pour ache­ter l’imprimerie.

Et puis il y a le pro­blème tech­nique : per­sonne à Bang­kok ne sait faire fonc­tion­ner cette machine. Tous les tech­ni­ciens japo­nais ont été rapa­triés. Sauf deux. Deux pri­son­niers de guerre japo­nais qui crou­pissent dans un camp près de Bang­kok, ingé­nieurs qui savent répa­rer, entre­te­nir, faire tour­ner la rota­tive. Mac­Do­nald obtient leur libé­ra­tion contre la pro­messe qu’ils tra­vaille­ront pour le jour­nal. C’est ain­si que le Bang­kok Post sera impri­mé par deux anciens enne­mis, sous la super­vi­sion d’un ancien espion amé­ri­cain, dans une ville qui sort à peine de l’oc­cu­pa­tion. Une vraie gageure.

Les carac­tères anglais arrivent enfin. On les ins­talle sur la machine japo­naise. L’é­quipe est prête : vingt-cinq per­sonnes en tout, jour­na­listes, typo­graphes, livreurs. Mac­Do­nald inves­tit toutes ses éco­no­mies. Quatre mois de préparation.

VIII

Le pre­mier numé­ro du Bang­kok Post sort des presses le 1er août 1946. Quatre pages. Prix : un baht. Une somme consi­dé­rable pour l’é­poque. Tirage : cinq cents exem­plaires. Abon­nés : deux cents.

En pre­mière page, Mac­Do­nald fait impri­mer un titre qui claque : « Un cor­res­pon­dant amé­ri­cain révèle la véri­té sur la fron­tière ». On est à cinq jours des élec­tions natio­nales. Le pays est divi­sé entre les par­ti­sans de Pri­di et ceux de Phi­bun. Mac­Do­nald prend posi­tion, dis­crè­te­ment mais fer­me­ment. Il est un homme de Pri­di. Il croit en la démo­cra­tie, en la liber­té de la presse, en l’in­dé­pen­dance de la Thaïlande.

Le jour­nal ne fait pas sen­sa­tion immé­dia­te­ment. Deux cents abon­nés, c’est déri­soire. Mais Mac­Do­nald tient bon. Il écrit lui-même une colonne quo­ti­dienne, « Post­men Say », où il com­mente l’ac­tua­li­té avec une liber­té de ton qui étonne. Il défend la démo­cra­tie, attaque la cen­sure, prône la liber­té d’ex­pres­sion. C’est dan­ge­reux dans un pays où les coups d’É­tat se succèdent.

Thomp­son, pen­dant ce temps, com­mence à faire par­ler de lui dans un tout autre domaine. Il a créé la Thai Silk Com­pa­ny avec un par­te­naire, George Bar­rie. Il recrute les tis­se­rands de Ban Krua, leur four­nit la soie brute et les tein­tures, achète leur pro­duc­tion. Il ramène des échan­tillons à New York, les montre à ses rela­tions. L’é­di­trice de Vogue, Edna Wool­man Chase, tombe amou­reuse de ces soies cha­toyantes. Elle en fait un article. Le suc­cès est immédiat.

IX

Mac­Do­nald et Thomp­son mènent des vies paral­lèles qui par­fois se croisent. Tous deux anciens de l’OSS, tous deux tom­bés amou­reux de Bang­kok, tous deux déci­dés à y res­ter. Mais leurs tra­jec­toires divergent. Mac­Do­nald choi­sit l’en­ga­ge­ment poli­tique par le jour­na­lisme. Thomp­son choi­sit l’art et le commerce.

Le soir, ils se retrouvent par­fois dans les mêmes récep­tions. Bang­kok dans les années qua­rante et cin­quante est une petite ville pour les expa­triés occi­den­taux. Tout le monde se connaît. On dîne chez l’am­bas­sa­deur amé­ri­cain, chez le diplo­mate bri­tan­nique, chez le riche Sino-Thaï qui a fait for­tune dans le riz. On boit des cock­tails au bord du fleuve Chao Phraya en regar­dant les barges char­gées de sable passer.

Thomp­son col­lec­tionne déjà. Par­tout où il va, il achète : des boud­dhas khmers, des por­ce­laines Ming, des tis­sus bir­mans, des sculp­tures sia­moises. Sa chambre à l’O­rien­tal Hotel déborde d’ob­jets. Mac­Do­nald, lui, col­lec­tionne les his­toires. Chaque conver­sa­tion est un article poten­tiel. Chaque rumeur est une piste à suivre, pour cap­ti­ver le lecteur.

Ils par­tagent aus­si une cer­taine soli­tude. Thomp­son est divor­cé. Sa femme l’a quit­té pen­dant la guerre pour un de ses amis. Il a juré de ne jamais retour­ner aux États-Unis. Mac­Do­nald, on ne sait pas trop. Il ne parle pas de sa vie pri­vée. Les docu­ments offi­ciels res­tent muets. Il y a dans ces vies d’ex­pa­triés quelque chose de légè­re­ment ban­cal, comme si on avait fui quelque chose sans jamais vrai­ment l’avouer.

X

Le 8 novembre 1947, l’ar­mée ren­verse le gou­ver­ne­ment de Pri­di. C’est le début d’une longue série de coups d’É­tat qui mar­que­ront l’his­toire thaï­lan­daise. Phi­bun revient au pou­voir. Mac­Do­nald est furieux. Il écrit dans « Post­men Say » des articles cin­glants contre les put­schistes. Il défend la démo­cra­tie dans un pays qui n’en veut pas vraiment.

Le jour­nal est mena­cé. Les annon­ceurs se retirent, effrayés. La cen­sure rode dans tous les cou­loirs. Des offi­ciers viennent « sug­gé­rer » à Mac­Do­nald de modé­rer ses pro­pos. Il refuse. Pen­dant quelques mois, le Bang­kok Post vit sur le fil du rasoir. Mac­Do­nald dort avec un revol­ver sous son oreiller.

Thomp­son, lui, reste en dehors de la poli­tique. Ou du moins, c’est ce qu’il pré­tend. Mais son pas­sé à l’OSS attire les soup­çons. On mur­mure qu’il est res­té en contact avec ses anciens employeurs, qu’il fait du ren­sei­gne­ment sous cou­vert de com­merce de soie. Il y a de quoi se poser des ques­tions. En 1950, le gou­ver­ne­ment amé­ri­cain ouvri­ra d’ailleurs une enquête sur lui, l’ac­cu­sant de tra­fic d’armes, de liens avec les com­mu­nistes viet­na­miens et khmers. Rien ne sera prou­vé, mais la sus­pi­cion demeure.

Le Bang­kok Post sur­vit. Contre toute attente, le tirage aug­mente. Deux mille exem­plaires après deux ans. Cinq mille. Dix mille. Le jour­nal devient indis­pen­sable pour qui­conque veut com­prendre ce qui se passe en Thaï­lande et en Asie du Sud-Est. Mac­Do­nald embauche de jeunes jour­na­listes pro­met­teurs. Par­mi eux, un cer­tain Peter Arnett, qui cou­vri­ra plus tard la guerre du Viet­nam pour l’As­so­cia­ted Press.

XI

Les années cin­quante sont dif­fi­ciles. En 1949, le doc­teur Tha­wee Tave­di­kul, cofon­da­teur du Bang­kok Post, est assas­si­né. On ne retrou­ve­ra jamais les cou­pables. Mac­Do­nald est de plus en plus iso­lé. Le régime mili­taire de Phi­bun se dur­cit. La guerre froide s’ins­talle en Asie. La Corée s’embrase. L’In­do­chine brûle. La Thaï­lande devient un bas­tion anti­com­mu­niste, un allié stra­té­gique des États-Unis.

Mac­Do­nald marche sur un fil. Il veut res­ter indé­pen­dant, mais les pres­sions s’ac­cu­mulent. L’am­bas­sade amé­ri­caine aime­rait que le jour­nal soit plus docile. Les mili­taires thaï­lan­dais aime­raient qu’il cesse ses cri­tiques. Les annon­ceurs aime­raient qu’il évite les sujets qui fâchent.

Thomp­son, pen­dant ce temps, pros­père. La Thai Silk Com­pa­ny décolle véri­ta­ble­ment en 1951 quand Irène Sha­raff choi­sit ses tis­sus pour les cos­tumes de la comé­die musi­cale The King and I. Du jour au len­de­main, la soie thaï­lan­daise devient à la mode à Broad­way, puis à Hol­ly­wood, puis dans le monde entier. Thomp­son est riche. Il com­mence à construire sa mai­son-musée sur les rives du canal Saen Saep.

Les deux hommes se voient moins. Leurs mondes divergent. Mac­Do­nald est dans le com­bat quo­ti­dien, les délais de bou­clage, les articles à réécrire, les menaces à gérer. Thomp­son est dans l’es­thé­tique, la col­lec­tion, la créa­tion. Il déman­tèle six mai­sons thaï­lan­daises tra­di­tion­nelles, les fait trans­por­ter par barge jus­qu’à son ter­rain, les réas­semble selon un plan qui défie toutes les conven­tions archi­tec­tu­rales. C’est un chef-d’œuvre. Chaque soir, il y reçoit des dizaines d’in­vi­tés : artistes, diplo­mates, stars de ciné­ma, écri­vains de passage.

XII

Au début des années cin­quante, un nou­veau coup d’É­tat chasse défi­ni­ti­ve­ment Pri­di du pays. Mac­Do­nald com­prend que son temps à Bang­kok est comp­té. Il a trop cri­ti­qué le régime, trop défen­du la démo­cra­tie, trop cru que le jour­na­lisme pou­vait chan­ger les choses. Il démis­sionne de la direc­tion du Bang­kok Post.

Le jour­nal conti­nue sans lui. Un magnat de la presse cana­dien, Roy Thom­son, en prend le contrôle. Le Bang­kok Post sur­vit, pros­père même, devient une ins­ti­tu­tion. Mais ce n’est plus le jour­nal de Mac­Do­nald. Ce n’est plus son combat.

Il rentre aux États-Unis. On perd sa trace pen­dant quelques années. Il réap­pa­raît dans le Mas­sa­chu­setts, où il gère un com­plexe hôte­lier à Cape Cod. Puis il devient édi­teur et direc­teur du Mar­ble­head Mes­sen­ger, un petit jour­nal de pro­vince. De Bang­kok à Mar­ble­head, du Siam à la Nou­velle-Angle­terre, du grand rêve d’in­for­mer l’A­sie à la chro­nique des ker­messes locales. C’est une des­cente, mais ce n’est pas une défaite. Mac­Do­nald a fait ce qu’il devait faire.

En 1966, il écrit ses mémoires : Bang­kok Edi­tor. Le livre paraît de manière confi­den­tielle. Qui se sou­cie encore de ces aven­tures d’a­près-guerre ? Le monde a chan­gé. L’A­sie n’est plus cette page blanche de 1946. Le Viet­nam est en feu. La Thaï­lande est cou­verte de bases aériennes amé­ri­caines. Bang­kok est deve­nue une ville de GI’s en per­mis­sion. Le Bang­kok Post existe tou­jours, mais per­sonne ne se sou­vient vrai­ment d’A­lexan­der MacDonald.

XIII

Le 26 mars 1967, Jim Thomp­son disparaît.

Il est en vacances dans les Came­ron High­lands en Malai­sie, chez des amis, dans un cot­tage appe­lé Moon­light Bun­ga­low. Dimanche de Pâques. Après le déjeu­ner, pen­dant que ses hôtes font la sieste, Thomp­son sort se pro­me­ner. On entend le cris­se­ment de ses pas sur le gra­vier. Puis plus rien.

Il ne revien­dra jamais.

Les recherches durent des semaines. Des cen­taines d’hommes battent la jungle : sol­dats, poli­ciers, pis­teurs abo­ri­gènes, même des médiums. On ne trouve rien. Pas un vête­ment, pas un indice, pas un corps. Jim Thomp­son, l’homme le plus célèbre d’A­sie, s’est volatilisé.

Les théo­ries foi­sonnent. Kid­nap­ping par les com­mu­nistes. Meurtre par des ban­dits. Sui­cide. Agent double exfil­tré par la CIA. Vic­time d’un piège ten­du par ses anciens employeurs. Tom­bé dans un pré­ci­pice. Dévo­ré par un tigre. Par­ti refaire sa vie à Tahi­ti. Cha­cun a son expli­ca­tion. Per­sonne ne sait.

Six mois plus tard, sa sœur est assas­si­née dans sa mai­son de Penn­syl­va­nie. Le mys­tère s’épaissit.

Mac­Do­nald, dans son coin du Mas­sa­chu­setts, doit apprendre la nou­velle par les jour­naux. Thomp­son, son ancien cama­rade de l’OSS, son com­pa­gnon d’a­ven­ture des pre­miers jours de Bang­kok, a dis­pa­ru. On ne le rever­ra jamais. C’est comme si toute une époque s’é­tait effa­cée avec lui.

XIV

Alexan­der Mac­Do­nald meurt le 26 mai 2000. Il a quatre-vingt-douze ans. Les nécro­lo­gies sont brèves. On le pré­sente comme le fon­da­teur du Bang­kok Post, ancien offi­cier de l’OSS. Peu de gens se sou­viennent de son com­bat pour la démo­cra­tie, de ses huit années pas­sées à diri­ger le jour­nal, de ses colonnes incen­diaires contre les putschistes.

Le Bang­kok Post existe tou­jours. C’est main­te­nant une entre­prise cotée en bourse. Qua­rante mille exem­plaires par jour. Un site inter­net. Des filiales. Le jour­nal a sur­vé­cu aux coups d’É­tat, aux crises, aux cen­sures. Il est deve­nu ce que Mac­Do­nald vou­lait qu’il soit : une voix indé­pen­dante, même si cette indé­pen­dance est tou­jours rela­tive, tou­jours négociée.

La mai­son de Jim Thomp­son est deve­nue un musée. Des mil­liers de tou­ristes la visitent chaque année. On y vend de la soie, des bibe­lots, des livres sur le mys­tère de sa dis­pa­ri­tion. La Thai Silk Com­pa­ny est une marque mon­diale. Tout le monde connaît Jim Thomp­son. Per­sonne ne connaît Alexan­der MacDonald.

C’est sou­vent ain­si. Les artistes et les com­mer­çants laissent des traces tan­gibles : des mai­sons, des entre­prises, des objets qu’on peut tou­cher. Les jour­na­listes ne laissent que des mots impri­més sur du papier qui jau­nit. Et encore, si on les conserve.

XV

Que reste-t-il de ces vies ?

Des bâti­ments. La mai­son de Thomp­son sur le canal Saen Saep, intacte, magni­fique, han­tée par son absence. Les bureaux du Bang­kok Post dans le quar­tier de Klong Toey, bâti­ment moderne sans âme où per­sonne ne se sou­vient de la rota­tive japo­naise et des deux pri­son­niers de guerre.

Des entre­prises. La Thai Silk Com­pa­ny qui a chan­gé plu­sieurs fois de mains mais garde le nom de Thomp­son. Le Bang­kok Post qui appar­tient main­te­nant au groupe Cen­tral, aux inté­rêts chi­nois, à Grammy.

Des légendes. Thomp­son l’es­pion deve­nu roi de la soie, dis­pa­ru mys­té­rieu­se­ment dans la jungle malaise. Mac­Do­nald le jour­na­liste intègre qui a refu­sé de plier, qui a pré­fé­ré par­tir plu­tôt que se soumettre.

Des fan­tômes. Dans les rues de Bang­kok, si on sait où regar­der, on peut encore retrou­ver leurs traces. Le palais Suan Kularb existe tou­jours, recon­ver­ti en école. L’O­rien­tal Hotel est deve­nu le Man­da­rin Orien­tal, palace cinq étoiles où une nuit coûte plus cher que ce que gagnait Mac­Do­nald en un mois. Le quar­tier de Ban Krua résiste encore un peu à la moder­ni­sa­tion, avec ses der­niers tis­se­rands qui font tour­ner leurs métiers à bois.

Mais les fan­tômes les plus tenaces sont ailleurs. Ils sont dans les archives du Bang­kok Post, dans ces pre­miers numé­ros où Mac­Do­nald écri­vait avec rage et espoir. Ils sont dans les rap­ports de l’OSS, docu­ments déclas­si­fiés où on apprend ce que fai­saient vrai­ment ces hommes pen­dant la guerre. Ils sont dans les témoi­gnages de ceux qui les ont connus, de moins en moins nom­breux, qui racontent avec nos­tal­gie l’é­poque où Bang­kok était encore une petite ville et où il sem­blait pos­sible de chan­ger le monde avec un jour­nal de quatre pages.

XVI

On ne quitte jamais vrai­ment l’OSS. Ou plu­tôt, l’OSS ne vous quitte jamais vrai­ment. Mac­Do­nald et Thomp­son l’ont appris à leurs dépens. Offi­ciel­le­ment, ils ont quit­té le ser­vice en 1946. Offi­cieu­se­ment, on ne sait pas trop.

Les docu­ments déclas­si­fiés montrent que Thomp­son a conti­nué à être sur­veillé. En 1950, le FBI ouvre un dos­sier sur lui. On l’ac­cuse de tra­fic d’armes, de liens avec les com­mu­nistes indo­chi­nois. Le rap­port conclut qu’il a entre­te­nu des « rela­tions étroites et mutuel­le­ment béné­fiques avec le Viet Minh, les Khmers Issa­rak et les Lao Issa­ra ». On l’ac­cuse d’a­voir dis­si­mu­lé des armes para­chu­tées par les Amé­ri­cains pen­dant la guerre, au lieu de les remettre aux auto­ri­tés thaïlandaises.

Pour­tant, Washing­ton ne le lâche pas. Il est trop pré­cieux. Il connaît tout le monde, parle à tout le monde, voyage par­tout. C’est une source d’in­for­ma­tions ines­ti­mable. Jus­qu’au milieu des années cin­quante, où la CIA émet une direc­tive : Thomp­son n’est plus digne de confiance. Plus de contacts. Des ambas­sa­deurs amé­ri­cains lui disent en pri­vé d’ar­rê­ter ses ren­contres avec les natio­na­listes vietnamiens.

Mac­Do­nald, lui, reste plus dis­cret. Dans Bang­kok Edi­tor, il ne dit jamais exac­te­ment ce qu’il fai­sait pour l’OSS. Il parle de « tra­vail de ren­sei­gne­ment », de « bureau­cra­tie ». Il men­tionne qu’il était « chef de sta­tion de l’OSS » mais n’entre pas dans les détails. Quand le roi l’in­vite à dîner en pri­vé, on ne sait pas si c’est en tant que jour­na­liste ou en tant qu’of­fi­cier de renseignement.

La fron­tière est floue. C’é­tait l’é­poque de la guerre froide nais­sante, où les jour­na­listes tra­vaillaient pour la CIA, où les hommes d’af­faires espion­naient pour leur gou­ver­ne­ment, où tout le monde sur­veillait tout le monde. Mac­Do­nald a pro­ba­ble­ment conti­nué à trans­mettre des infor­ma­tions à Washing­ton, ne serait-ce que pour pro­té­ger son jour­nal. Le Bang­kok Post était vu par l’am­bas­sade amé­ri­caine comme un outil de pro­pa­gande pro-occi­den­tal face à l’in­fluence sovié­tique. Cer­tains his­to­riens affirment que le jour­nal a été finan­cé direc­te­ment par le dépar­te­ment d’É­tat amé­ri­cain, voire par l’OSS elle-même. Impos­sible à prou­ver. Les docu­ments manquent ou res­tent classifiés.

XVII

Mac­Do­nald et Thomp­son ont-ils vrai­ment été amis ? Les sources divergent. Ils se connais­saient, cer­tai­ne­ment. Ils s’é­taient entraî­nés ensemble, avaient failli sau­ter en para­chute ensemble. Ils fré­quen­taient les mêmes cercles dans le petit Bang­kok d’après-guerre.

Mais ils ont choi­si des voies dif­fé­rentes. Mac­Do­nald a choi­si le com­bat poli­tique, l’en­ga­ge­ment public, le risque de la pre­mière page. Thomp­son a choi­si la beau­té, l’art, le com­merce. L’un était dans l’ur­gence du pré­sent, l’autre dans la contem­pla­tion du passé.

On ima­gine mal Mac­Do­nald pas­sant ses soi­rées dans les récep­tions de Thomp­son, à admi­rer des por­ce­laines Ming en siro­tant un gin tonic. On ima­gine mal Thomp­son dans la salle de rédac­tion enfu­mée du Bang­kok Post, à bou­cler le jour­nal à trois heures du matin. Ils vivaient dans deux Bang­kok différents.

Pour­tant, ils par­ta­geaient quelque chose d’intime : cette impos­si­bi­li­té de ren­trer. Thomp­son avait juré de ne jamais retour­ner en Amé­rique après son divorce. Mac­Do­nald est par­ti, mais à recu­lons, chas­sé par un régime qu’il ne pou­vait plus sup­por­ter, trop nos­tal­gique pour res­ter. Tous deux avaient trou­vé à Bang­kok quelque chose qu’ils ne trou­vaient pas chez eux : une liber­té peut-être, ou l’illu­sion d’une liber­té. La pos­si­bi­li­té de se réin­ven­ter, de deve­nir quel­qu’un d’autre.

XVIII

Bang­kok dans les années qua­rante et cin­quante existe encore dans quelques pho­to­gra­phies jau­nies, quelques films en noir et blanc. C’é­tait une ville aqua­tique, où on se dépla­çait autant en bateau qu’à pied. Les khlongs étaient par­tout, artères vitales d’une cité amphi­bie. Des sam­pans glis­saient entre les mai­sons sur pilo­tis. Les mar­chés flot­tants grouillaient dès l’aube.

Mac­Do­nald et Thomp­son ont vu cette ville dis­pa­raître pro­gres­si­ve­ment. Dans les années cin­quante, on com­mence à com­bler les canaux pour construire des routes. L’au­to­mo­bile arrive. Le béton rem­place le bois. Les gratte-ciel poussent comme des cham­pi­gnons déme­su­rés. Bang­kok devient une capi­tale moderne, c’est-à-dire une capi­tale qui res­semble à toutes les autres.

Thomp­son résiste à sa manière en construi­sant sa mai­son comme un sanc­tuaire du pas­sé. Chaque poutre est une poutre ancienne, chaque mur a son his­toire. Il ne construit pas une mai­son, il construit un musée vivant, un refuge contre la moder­ni­té. Quand on fran­chit le por­tail de sa pro­prié­té, on remonte dans le temps.

Mac­Do­nald, lui, enre­gistre la muta­tion dans les pages du Bang­kok Post. Il chro­nique l’ar­ri­vée des pre­miers taxis, l’ou­ver­ture des pre­miers ciné­mas, la construc­tion du pre­mier grand maga­sin. Il voit la ville se trans­for­mer et com­prend que quelque chose d’ir­rem­pla­çable est en train de se perdre.

XIX

Pri­di Bano­myong hante le roman de Mac­Do­nald. C’est l’homme qu’il a admi­ré, celui pour qui il a com­bat­tu à tra­vers les colonnes de son jour­nal. Pri­di, l’in­tel­lec­tuel fran­co­phile qui rêvait d’une Thaï­lande démo­cra­tique. Pri­di, le régent qui a pro­té­gé les oppo­sants au régime fas­ciste de Phi­bun pen­dant la guerre. Pri­di, accu­sé d’a­voir fait tuer le jeune roi Ananda.

Après le coup d’É­tat de 1947, Pri­di s’en­fuit. Il passe par Sin­ga­pour, Hong Kong, puis s’ins­talle en Chine com­mu­niste. C’est un exil qui dure­ra jus­qu’à sa mort en 1983. Mac­Do­nald le rever­ra-t-il ? On ne sait pas. Pro­ba­ble­ment pas. Pri­di devient une figure inter­dite en Thaï­lande, un nom qu’on ne peut pas pro­non­cer, une pho­to­gra­phie qu’on ne peut pas publier. L’homme à abattre.

Le Bang­kok Post doit faire des com­pro­mis. On ne peut pas défendre éter­nel­le­ment un homme accu­sé de régi­cide, même si Mac­Do­nald est convain­cu de son inno­cence. Le jour­nal sur­vit en appre­nant à dan­ser entre les lignes rouges, à cri­ti­quer sans trop cri­ti­quer, à infor­mer sans trop informer.

C’est épui­sant. C’est peut-être ce qui pousse fina­le­ment Mac­Do­nald au départ. La las­si­tude de se battre contre des mou­lins à vent, de voir ses articles caviar­dés par la cen­sure, de rece­voir des menaces voi­lées, de consta­ter que le jour­nal qu’il a créé pour pro­mou­voir la démo­cra­tie doit s’ac­com­mo­der de la dic­ta­ture pour survivre.

XX

On peut lire les tra­jec­toires de Thomp­son et Mac­Do­nald comme deux manières dif­fé­rentes de s’ins­crire dans un pays étran­ger. Thomp­son choi­sit la matière : la soie, le bois, la pierre, les objets. Il crée une entre­prise qui emploie des cen­taines de per­sonnes, qui fait vivre des familles entières de tis­se­rands. Il construit une mai­son qui devien­dra un sym­bole de Bangkok.

Mac­Do­nald choi­sit les mots : l’encre sur le papier jour­nal, les carac­tères de plomb ali­gnés par les typo­graphes, les rota­tives qui ronflent dans la nuit. C’est une ins­crip­tion fra­gile, éphé­mère. Les jour­naux d’hier enve­loppent le pois­son d’au­jourd’­hui. Qui garde les vieux numé­ros ? Qui les relit ?

Pour­tant, c’est Mac­Do­nald qui trans­forme véri­ta­ble­ment quelque chose dans le pays. Le Bang­kok Post crée une sphère publique là où il n’y en avait pas. Il per­met un débat, même bri­dé, même cen­su­ré. Il forme des géné­ra­tions de jour­na­listes thaï­lan­dais qui appren­dront le métier à ses côtés, et la contes­ta­tion sourde. Il éta­blit un stan­dard de qua­li­té, d’in­dé­pen­dance rela­tive, qui sur­vit encore aujourd’hui.

Thomp­son, lui, crée une mode, une entre­prise pros­père, un beau musée. Mais quand il dis­pa­raît, c’est comme si sa vie deve­nait sou­dain une œuvre d’art com­plète, ache­vée par cette fin par­faite dans son mys­tère. La mai­son, la soie, la dis­pa­ri­tion : tout forme un récit cohé­rent, presque trop beau pour être vrai.

Mac­Do­nald n’a pas cette chance. Sa vie n’a pas de cli­max dra­ma­tique. Il part dou­ce­ment, retourne aux États-Unis, vieillit dans l’a­no­ny­mat. Pas de mys­tère, pas de légende. Juste un homme qui a fait ce qu’il devait faire, puis qui est ren­tré chez lui.

XXI

Pen­dant que Mac­Do­nald bâtit son jour­nal, l’In­do­chine s’embrase. La guerre fran­çaise d’a­bord, de 1946 à 1954. Puis la guerre amé­ri­caine, qui com­mence imper­cep­ti­ble­ment dans les années cin­quante et explo­se­ra dans les années soixante.

Le Bang­kok Post couvre ces guerres depuis Bang­kok. La Thaï­lande est neutre offi­ciel­le­ment, mais tout le monde sait qu’elle penche du côté amé­ri­cain. Les bases de la CIA s’ins­tallent dans le nord-est du pays. Les pilotes de l’Air Ame­ri­ca décollent de Don Mueang pour leurs mis­sions secrètes au Laos. Les sol­dats thaï­lan­dais com­battent en Corée.

Mac­Do­nald marche sur un fil encore plus étroit. Com­ment cou­vrir ces guerres hon­nê­te­ment sans déplaire ni à l’am­bas­sade amé­ri­caine, ni au gou­ver­ne­ment thaï­lan­dais, ni à ses lec­teurs occi­den­taux qui veulent des nou­velles mais pas trop de véri­tés dérangeantes ?

Thomp­son, pen­dant ce temps, com­merce avec tout le monde. Sa soie tra­verse les fron­tières, les idéo­lo­gies. Il vend aux Amé­ri­cains, aux Fran­çais, aux Thaï­lan­dais, peut-être même aux Viet­na­miens. Le FBI le soup­çonne de jouer sur tous les tableaux. Mais c’est aus­si ce qui fait sa force : il est par­tout et nulle part, loyal à Bang­kok mais à rien d’autre.

XXII

La mai­son de Thomp­son mérite qu’on s’y attarde. Il faut ima­gi­ner le pro­jet dans son audace. En 1959, Thomp­son achète six mai­sons thaï­lan­daises tra­di­tion­nelles dans dif­fé­rentes pro­vinces. Des mai­sons de teck qui ont par­fois cent ans, qu’on démonte planche par planche, poutre par poutre. On les charge sur des barges qui des­cendent le fleuve Chao Phraya jus­qu’à Bangkok.

Sur son ter­rain au bord du canal Saen Saep, Thomp­son dirige lui-même le réas­sem­blage. Mais il ne se contente pas de recons­ti­tuer les mai­sons telles qu’elles étaient. Il les réin­vente. Il inverse les murs tra­di­tion­nel­le­ment incli­nés vers l’in­té­rieur pour qu’ils s’in­clinent vers l’ex­té­rieur. Il mul­ti­plie les ouver­tures pour lais­ser entrer la lumière. Il crée des pers­pec­tives impos­sibles entre les dif­fé­rentes structures.

Les archi­tectes thaï­lan­dais sont hor­ri­fiés. On ne fait pas ça. C’est sacri­lège, disent cer­tains. C’est du génie, disent d’autres. Thomp­son s’en fiche. Il construit son rêve, sa vision d’une Thaï­lande réin­ven­tée, entre tra­di­tion et moder­ni­té, entre res­pect et transgression.

À l’in­té­rieur, il accu­mule sa col­lec­tion : boud­dhas khmers du XIIe siècle, por­ce­laines chi­noises de la dynas­tie Ming, des Ben­cha­rong, pein­tures bir­manes, sculp­tures lao, tis­sus de toute l’A­sie du Sud-Est. C’est un cabi­net de curio­si­tés, un musée per­son­nel, un mani­feste esthétique.

Chaque soir, une tren­taine de per­sonnes dînent chez lui. Thomp­son est l’hôte par­fait, char­mant, éru­dit, drôle. Il sert des cock­tails sur la ter­rasse sur­plom­bant le canal. Les ser­vi­teurs en cos­tume tra­di­tion­nel apportent des pla­teaux de hors-d’œuvre. On parle art, poli­tique, affaires. C’est le salon le plus cou­ru de Bangkok.

Mac­Do­nald y vient-il par­fois ? Pro­ba­ble­ment, dans les pre­mières années. Mais on l’i­ma­gine mal se sen­tir à l’aise dans ce décor trop par­fait. Mac­Do­nald est un homme de la rue, des salles de rédac­tion enfu­mées, des bars miteux où on recueille les confi­dences. Thomp­son est un esthète, un col­lec­tion­neur, presque un dandy.

XXIII

Il y a dans ces vies quelque chose qu’on ne dit pas, qu’on ne peut pas dire. Des secrets de l’OSS qui ne seront jamais tous déclas­si­fiés. Des mis­sions dont on ne parle pas. Des com­pro­mis qu’on a dû faire.

Mac­Do­nald a‑t-il vrai­ment créé le Bang­kok Post de sa seule ini­tia­tive, avec ses propres éco­no­mies ? Ou y a‑t-il eu un finan­ce­ment occulte de Washing­ton, comme le sug­gèrent cer­tains his­to­riens ? Le jour­nal était-il un outil de pro­pa­gande amé­ri­caine dégui­sé en presse indépendante ?

Les élé­ments sont trou­blants. La rapi­di­té avec laquelle Mac­Do­nald obtient les auto­ri­sa­tions, trouve l’im­pri­me­rie, recrute l’é­quipe. La pro­tec­tion dont il béné­fi­cie mal­gré ses articles pro­vo­ca­teurs. Le fait qu’il sur­vive à tous les coups d’É­tat sans jamais être vrai­ment inquié­té. Et puis son départ sou­dain au début des années cin­quante, comme si quel­qu’un avait déci­dé que la mis­sion était terminée.

Thomp­son a‑t-il conti­nué à tra­vailler pour le ren­sei­gne­ment amé­ri­cain après 1946 ? Le FBI le pense. Le dos­sier déclas­si­fié montre qu’on le soup­çonne de jouer un double jeu : espion pour la CIA mais aus­si infor­ma­teur pour les natio­na­listes indo­chi­nois, peut-être même pour les com­mu­nistes. Est-ce pos­sible ? Thomp­son était assez intel­li­gent, assez cynique, assez désa­bu­sé pour jouer tous les camps en même temps.

Sa dis­pa­ri­tion en 1967 ali­mente les spé­cu­la­tions. L’hy­po­thèse la plus roman­tique : il en savait trop, il a été éli­mi­né par la CIA. L’hy­po­thèse la plus pro­saïque : il s’est per­du dans la jungle, est tom­bé dans un ravin, a été man­gé par des ani­maux sau­vages. La véri­té est pro­ba­ble­ment quelque part entre les deux : banale et mys­té­rieuse à la fois.

XXIV

Mac­Do­nald s’ins­talle à Cape Cod au milieu des années cin­quante. Il a quit­té Bang­kok mais Bang­kok ne l’a pas quit­té. Il écrit ses mémoires, Bang­kok Edi­tor, publiées en 1966. C’est un livre étrange, à la fois très pré­cis et très éva­sif. Mac­Do­nald raconte tout : la créa­tion du jour­nal, les dif­fi­cul­tés tech­niques, les com­bats édi­to­riaux. Mais il ne raconte rien : pas un mot sur sa vie pri­vée, presque rien sur l’OSS, des silences énormes sur des pans entiers de son existence.

Le livre ne ren­contre pas le suc­cès escomp­té. En 1966, l’A­mé­rique a d’autres pré­oc­cu­pa­tions. La guerre du Viet­nam bat son plein. Les étu­diants mani­festent. Le rock ’n’ roll explose. Qui se sou­cie des aven­tures d’un jour­na­liste à Bang­kok vingt ans plus tôt ?

Mac­Do­nald retourne au jour­na­lisme local. Le Mar­ble­head Mes­sen­ger est un heb­do­ma­daire qui couvre les évé­ne­ments d’une petite ville côtière du Mas­sa­chu­setts. Fêtes sco­laires, conseils muni­ci­paux, faits divers mineurs. C’est l’exact oppo­sé du Bang­kok Post. Mais Mac­Do­nald fait son tra­vail conscien­cieu­se­ment. Il n’y a pas de petit jour­na­lisme, seule­ment des mau­vais journalistes.

Par­fois, des gens qui ont connu Bang­kok dans les années qua­rante passent le voir. Des anciens de l’OSS, des diplo­mates à la retraite, des aven­tu­riers qui ont mal vieilli. Ils parlent du bon vieux temps, de l’é­poque où tout sem­blait pos­sible, où Bang­kok était encore une petite ville et où ils étaient jeunes.

Mac­Do­nald les écoute poli­ment, offre un verre. Mais il n’est pas nos­tal­gique. Il a fait ce qu’il avait à faire. Il est pas­sé à autre chose. C’est peut-être là sa plus grande force : cette capa­ci­té à tour­ner la page, à ne pas s’ac­cro­cher au pas­sé glorieux.

XXV

En 1967, quand Jim Thomp­son dis­pa­raît, Mac­Do­nald a cin­quante-neuf ans. Il lit la nou­velle dans les jour­naux. Peut-être res­sent-il un pin­ce­ment au cœur. C’est un pan de sa jeu­nesse qui s’en va avec Thomp­son. Un témoin qui dis­pa­raît. Un com­pa­gnon de cette aven­ture un peu dingue de l’après-guerre.

On ne sait pas s’il écrit quelque chose sur Thomp­son. Il n’y a pas d’ar­ticle signé de sa main dans les archives. Pas de lettre publique. Mac­Do­nald n’est pas du genre à s’é­pan­cher. Sa géné­ra­tion gar­dait ses émo­tions pour elle.

Thomp­son devient ins­tan­ta­né­ment une légende. Les jour­naux du monde entier couvrent l’af­faire. Des livres sont écrits sur sa dis­pa­ri­tion. Des théo­ries plus folles les unes que les autres cir­culent. Il rejoint ce club très fer­mé des dis­pa­rus célèbres : Ame­lia Earhart, Glenn Mil­ler, Lord Lucan. Des gens dont l’ab­sence est plus pré­sente que la pré­sence de mil­lions d’autres.

Mac­Do­nald, lui, reste obs­ti­né­ment vivant et ano­nyme. Il vieillit tran­quille­ment dans sa mai­son de Cape Cod. Il va au bureau du Mar­ble­head Mes­sen­ger chaque jour. Il déjeune au même res­tau­rant. Il pro­mène son chien sur la plage. C’est une vie ordi­naire, presque ennuyeuse.

Mais n’est-ce pas aus­si une forme de vic­toire ? Avoir sur­vé­cu à la guerre, à l’OSS, aux coups d’É­tat, aux menaces, et finir sa vie pai­si­ble­ment, en regar­dant l’o­céan Atlan­tique depuis sa véran­da ? Thomp­son est deve­nu une légende mais il n’a pas eu de vieillesse. Mac­Do­nald a eu une longue vieillesse mais la légende lui a échappée.

XXVI

Dans les archives du Bang­kok Post, conser­vées dans des boîtes pous­sié­reuses dans les sous-sols du jour­nal, on peut encore retrou­ver les colonnes de Mac­Do­nald. « Post­men Say », jour après jour, année après année. L’é­cri­ture est vive, directe, par­fois colé­rique. Mac­Do­nald ne mâche pas ses mots. Il appelle un dic­ta­teur un dic­ta­teur, un men­teur un menteur.

Relire ces textes aujourd’­hui, c’est mesu­rer à quel point le jour­na­lisme a bien chan­gé. Mac­Do­nald écrit avec ses tripes, avec ses convic­tions. Il ne pré­tend pas à l’ob­jec­ti­vi­té totale. Il choi­sit son camp : celui de la démo­cra­tie, de la liber­té d’ex­pres­sion, des droits humains. C’est un jour­na­lisme enga­gé, mili­tant même.

Aujourd’­hui, cela paraî­trait dépla­cé. On exige des jour­na­listes qu’ils soient neutres, équi­li­brés, qu’ils pré­sentent tous les points de vue. Mac­Do­nald n’en avait rien à faire. Il pen­sait que le jour­na­lisme était un com­bat, pas un exer­cice d’équilibrisme.

Dans les archives de l’OSS, déclas­si­fiées pro­gres­si­ve­ment depuis les années quatre-vingt-dix, on trouve des traces de Mac­Do­nald et Thomp­son. Des rap­ports de mis­sion, des éva­lua­tions de leurs supé­rieurs, des télé­grammes cryp­tés. Les docu­ments sont caviar­dés, des pans entiers noir­cis par la cen­sure. On devine plus qu’on ne comprend.

Un rap­port de 1945 décrit Mac­Do­nald comme « com­pé­tent, fiable, dis­cret ». Un autre de 1948 note qu’il « main­tient d’ex­cel­lents contacts avec les milieux poli­tiques thaï­lan­dais ». Un troi­sième de 1951 s’in­quiète de son « indé­pen­dance exces­sive ». Entre les lignes, on lit une rela­tion qui se dégrade entre Mac­Do­nald et ses anciens employeurs. Il devient trop cri­tique, trop indé­pen­dant. Il n’est plus un atout mais un problème.

XXVII

Si on trace deux lignes sur une carte tem­po­relle, une pour Mac­Do­nald, une pour Thomp­son, on voit qu’elles se croisent régu­liè­re­ment entre 1944 et 1955, puis divergent complètement.

1944 : entraî­ne­ment OSS ensemble, quelque part aux États-Unis. 1945 : mis­sion pré­vue ensemble au Siam, annu­lée par les bombes ato­miques. 1945–1946 : tous deux à Bang­kok, offi­ciers de l’OSS, quar­tier géné­ral au palais Suan Kularb. 1946 : Mac­Do­nald crée le Bang­kok Post. Thomp­son démarre son com­merce de soie. 1947–1952 : les deux hommes sont au som­met de leur influence à Bang­kok. Ils se croisent dans les récep­tions, peut-être dînent-ils ensemble par­fois. 1952 : Mac­Do­nald quitte Bang­kok et rentre aux États-Unis. 1953–1967 : Thomp­son devient de plus en plus célèbre. Sa mai­son-musée ouvre au public en 1959. 1967 : Thomp­son dis­pa­raît. Mac­Do­nald est à Cape Cod, loin de tout cela. 2000 : Mac­Do­nald meurt à quatre-vingt-douze ans. Thomp­son, lui, aurait eu quatre-vingt-quinze ans s’il avait vécu.

Deux vies paral­lèles qui se sont tou­chées à peine, mais qui res­tent liées par ce moment unique : Bang­kok en 1946, quand tout était encore pos­sible, quand deux anciens espions amé­ri­cains pou­vaient réin­ven­ter leur vie dans une ville exo­tique, l’un en créant un jour­nal, l’autre en res­sus­ci­tant une indus­trie de la soie.

XXVIII

Mac­Do­nald. Sa vie est exem­plaire de ces exis­tences du XXe siècle qui tra­versent l’His­toire avec un grand H tout en res­tant dans l’ombre. Il a côtoyé des rois et des dic­ta­teurs. Il a créé une ins­ti­tu­tion qui existe encore aujourd’­hui. Il a défen­du des valeurs démo­cra­tiques dans un contexte hos­tile. Et pour­tant, il est oublié.

Thomp­son. Il est déjà une légende, déjà mythi­fié. Des dizaines de livres ont été écrits sur lui. Chaque année, de nou­veaux articles spé­culent sur sa dis­pa­ri­tion. Il est entré dans l’i­ma­gi­naire col­lec­tif. Mais jus­te­ment, c’est peut-être un piège. La légende a man­gé l’homme. On ne voit plus Thomp­son, on voit le mystère.

En les met­tant côte à côte, en les fai­sant dia­lo­guer à dis­tance, on com­prend mieux leur époque. C’é­tait le temps des grandes bas­cules : fin de la guerre, début de la guerre froide, déco­lo­ni­sa­tion, émer­gence de nou­velles nations. L’A­sie du Sud-Est était un ter­rain de jeu pour les puis­sances occi­den­tales, un labo­ra­toire pour leurs expé­riences politiques.

Mac­Do­nald et Thomp­son étaient des agents de cette his­toire, au double sens du terme : agents de ren­sei­gne­ment d’a­bord, agents his­to­riques ensuite. Ils ont fait l’his­toire autant qu’elle les a faits.

XXIX

Il y a un moment, dans toute vie, où les illu­sions tombent. Pour Mac­Do­nald, ce moment arrive avec le coup d’É­tat de 1947, puis avec l’as­sas­si­nat du doc­teur Tha­wee en 1949, puis avec le coup d’É­tat de 1951. À chaque fois, il com­prend un peu plus que son com­bat est per­du d’a­vance. La Thaï­lande ne devien­dra pas une démo­cra­tie. Les mili­taires ont pris le pou­voir et ne le lâche­ront pas. Son jour­nal peut cri­ti­quer, dénon­cer, révé­ler. Cela ne chan­ge­ra rien fondamentalement.

C’est une leçon amère. Mac­Do­nald était un idéa­liste, comme beau­coup d’A­mé­ri­cains de sa géné­ra­tion. Il croyait au pou­voir de la presse libre, à la capa­ci­té du jour­na­lisme à chan­ger les choses. Il a créé le Bang­kok Post dans cet espoir. Et il doit consta­ter que la réa­li­té est plus com­plexe, plus décourageante.

Pour Thomp­son, les illu­sions tombent aus­si, mais dif­fé­rem­ment. Il découvre pro­gres­si­ve­ment que son com­merce de soie repose sur des fon­da­tions fra­giles. Les tis­se­rands vieillissent, les jeunes ne veulent plus apprendre le métier. La moder­ni­sa­tion efface les tra­di­tions. Le gou­ver­ne­ment thaï­lan­dais ne le pro­tège pas vrai­ment. Les Amé­ri­cains se méfient de lui.

Dans les années soixante, Thomp­son est riche mais aus­si iso­lé. Sa sœur meurt bru­ta­le­ment. Ses par­te­naires com­mer­ciaux le tra­hissent. Il boit plus qu’a­vant. Les récep­tions chez lui deviennent moins gaies, plus ten­dues. Il parle de par­tir, de tout vendre, de retour­ner aux États-Unis mal­gré son ser­ment de ne jamais y revenir.

Peut-être que sa dis­pa­ri­tion en 1967 n’est pas si mys­té­rieuse que cela. Peut-être qu’il a sim­ple­ment déci­dé de dis­pa­raître, de mettre fin à une vie qui n’a­vait plus de sens. C’est une hypo­thèse que per­sonne ne veut envi­sa­ger parce qu’elle gâche­rait la légende. Mais c’est peut-être la plus vraie.

XXX

Si Mac­Do­nald était retour­né à Bang­kok dans les années quatre-vingt-dix, qu’au­rait-il recon­nu ? Pro­ba­ble­ment rien. La ville avait explo­sé. Huit mil­lions d’ha­bi­tants. Des auto­routes sur­éle­vées. Des centres com­mer­ciaux géants. Des gratte-ciel qui grattent vrai­ment le ciel. Les canaux avaient presque tous dis­pa­ru, com­blés pour faire des routes. Le Bang­kok amphi­bie de sa jeu­nesse n’exis­tait plus.

Le Bang­kok Post exis­tait tou­jours, trans­for­mé, moder­ni­sé, pri­va­ti­sé. Per­sonne dans la rédac­tion ne se sou­ve­nait de lui. Quelques vieux jour­na­listes peut-être, qui avaient enten­du par­ler du fon­da­teur amé­ri­cain, mais c’é­tait tout. Le jour­nal avait sa vie propre main­te­nant, indé­pen­dante de son créateur.

La mai­son de Thomp­son, elle, était deve­nue une attrac­tion tou­ris­tique majeure. Des mil­liers de visi­teurs chaque semaine. Un res­tau­rant, une bou­tique de sou­ve­nirs. La Thai Silk Com­pa­ny était une mul­ti­na­tio­nale. Thomp­son était par­tout : dans les guides tou­ris­tiques, sur les cartes pos­tales, dans les conver­sa­tions des expatriés.

C’est ain­si que va l’his­toire. Les créa­teurs d’ins­ti­tu­tions sont oubliés. Les artistes et les mys­tères res­tent. Mac­Do­nald a créé quelque chose qui lui a sur­vé­cu mais qui ne porte plus son empreinte. Thomp­son a créé quelque chose qui porte encore son nom mais qui n’est plus vrai­ment son œuvre.

Lequel des deux aurait été le plus satis­fait de son héri­tage ? Dif­fi­cile à dire. Mac­Do­nald aurait pro­ba­ble­ment haus­sé les épaules, allu­mé une ciga­rette, dit quelque chose comme « C’est la vie, mon gars ». Thomp­son aurait pro­ba­ble­ment fron­cé les sour­cils en voyant ce qu’é­tait deve­nue sa mai­son, trans­for­mée en piège à touristes.

Mais tous les deux auraient recon­nu une chose : Bang­kok les avait chan­gés à jamais. On ne sort pas indemne d’une telle ville, sur­tout quand on y a vécu les années les plus intenses de sa vie. Le Bang­kok de 1946 à 1952 était unique, magique presque. Une paren­thèse entre deux guerres, entre deux mondes. Mac­Do­nald et Thomp­son ont eu la chance d’y être, d’en pro­fi­ter, d’y lais­ser leur marque.

Et c’est peut-être cela, fina­le­ment, l’es­sen­tiel : avoir été là au bon moment, avoir sai­si sa chance, avoir essayé de construire quelque chose de beau, de juste, ou sim­ple­ment de durable. Mac­Do­nald a essayé avec des mots impri­més sur du papier jour­nal. Thomp­son a essayé avec de la soie colo­rée et une mai­son de teck. Les deux ont réus­si à leur manière. Les deux ont échoué aus­si, d’une cer­taine façon.

Mais l’é­chec et la réus­site sont des caté­go­ries trop simples pour des vies aus­si com­plexes. Ce qui compte, c’est d’a­voir vécu inten­sé­ment, d’a­voir pris des risques, d’a­voir cru en quelque chose. Mac­Do­nald et Thomp­son ont fait tout cela. Le reste n’est que littérature.

XXXI

Dans un tiroir de la mai­son de Cape Cod, après la mort de Mac­Do­nald en 2000, on retrouve des pho­to­gra­phies. Bang­kok en noir et blanc. Des visages qu’on ne recon­naît plus. Des rues qui n’existent plus. Des bâti­ments détruits depuis long­temps. Et une pho­to de Jim Thomp­son, sou­riant, en cos­tume blanc, debout devant sa mai­son inachevée.

Au dos, une ins­crip­tion à l’encre déla­vée : « Jim, 1958. Il disait qu’il avait enfin trou­vé sa place. Il ne savait pas encore qu’on ne trouve jamais sa place, qu’on la construit jour après jour, et que la jungle reprend tou­jours ses droits. »

C’est la seule trace écrite d’une ami­tié, ou d’une connais­sance, ou de ce qu’on veut. Une phrase énig­ma­tique, très Mac­Do­nald dans son ton désa­bu­sé et sa luci­di­té. Peut-être est-ce là le der­nier mot sur ces deux vies paral­lèles : la recherche d’une place dans un monde qui ne cesse de chan­ger, la construc­tion d’un sens dans le chaos de l’his­toire, et la conscience, tou­jours pré­sente chez les meilleurs d’entre nous, que tout cela est pro­vi­soire, fra­gile, mena­cé par la jungle qui reprend tou­jours ses droits.

Thomp­son a dis­pa­ru dans une jungle malai­sienne. Mac­Do­nald a dis­pa­ru dans l’a­no­ny­mat d’une petite ville amé­ri­caine. Deux formes de dis­pa­ri­tion, au fond. Deux manières de sor­tir de scène. Thomp­son avec fra­cas, dans le mys­tère et la légende. Mac­Do­nald en douce, dans le silence et l’oubli.

L’his­toire pré­fère les légendes. 

Alexan­der Mac­Do­nald était de ceux-là. Jim Thomp­son aus­si, peut-être, avant que la dis­pa­ri­tion ne le trans­forme en icône.

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