Les eaux immobiles de Bangkok
Les oubliés du pays doré #21
Les eaux immobiles de Bangkok
Le long du khlong Saen Saep, l’eau boueuse charrie des débris de polystyrène et des fleurs de lotus fanées. Le long-tail boat glisse entre les passerelles branlantes, et je m’accroche à la barre de métal rouillé tandis que le conducteur accélère dans un rugissement qui me fait penser à celui d’un tracteur poussé à plein régime. Personne ne regarde le paysage. Les passagers se prennent en photo avec leurs téléphones, bousculés par les embardées du pilote qui évite les déchets flottants. Une femme en tailleur rose se protège des éclaboussures avec une bâche en plastique qu’on lui a tendue à l’embarquement. L’eau du khlong, chargée de toute la chimie de Bangkok, éclabousse parfois les voyageurs imprudents.
C’était là, sur ces canaux oubliés par les guides touristiques, que je cherchais Bangkok. Pas celui des toits dorés du Grand Palais ou des centres commerciaux climatisés de Siam Square, mais celui que Chakrabongse Bhuvanath aurait peut-être reconnu au début du siècle dernier, avant que le béton ne mange les rizières, avant que les routes surélevées ne griffent le ciel comme des cicatrices. Avant que le général Sarit Thanarat ne décide dans les années soixante de combler les canaux pour construire des routes, transformant la Venise d’Orient en enfer automobile.
Je descendis à l’embarcadère de Wat Saket, là où une vieille femme vendait des sacs de nourriture pour les poissons-chats qui grouillaient dans l’eau noire. Vingt bahts le sachet. Elle ne souriait pas, ne cherchait pas à me convaincre. Son visage racontait soixante-dix années de mousson et de sécheresse, de militaires au pouvoir et de gouvernements renversés. Elle était là avant les Khmers rouges, avant la crise asiatique de 97, avant que Bangkok ne devienne cette mégalopole de dix millions d’âmes au bas mot où l’on étouffe dans les vapeurs d’essence. Son tabouret en plastique bleu avait été neuf sous le gouvernement de Thaksin. Maintenant il était fendu, rafistolé avec du fil de fer.
Les soi – ces ruelles étroites qui s’enfoncent comme des veines dans le corps de la ville – gardent leur secret pour qui sait marcher lentement. Dans le soi 38 de Sukhumvit, entre deux immeubles de verre, subsiste une maison en teck sur pilotis. Une famille y vit encore. Le grand-père, torse nu, arrose ses orchidées dans des pots de terre cuite suspendus aux poutres. Il ne parle pas anglais, mais me fait signe de monter. L’escalier de bois grince sous mes pas. Son fils est chauffeur de taxi, sa petite-fille étudie à Chulalongkorn. Sur le mur, une photo jaunie du roi Rama IX, jeune encore, en costume cravate. À côté, un calendrier chinois de 1998 que personne n’a jamais décroché. Le ventilateur au plafond tourne avec un bruit de ferraille fatiguée.
Dans ces interstices de la modernité, Bangkok respire autrement. Les chiens errants dorment à l’ombre des manguiers, les moines en robe safran passent à l’aube avec leur bol d’aumônes, les vendeurs ambulants déploient leurs carrioles à la tombée de la nuit. Khao man gai, pad thai, som tam – la géographie culinaire de la Thaïlande tient dans trois mètres carrés de trottoir. Une femme de cinquante ans découpe des poulets rôtis avec la précision d’un chirurgien. Elle a appris ce geste de sa mère, qui l’avait appris de la sienne. Trois générations de mains habiles, trois générations de la même recette secrète pour la sauce au gingembre.
Je pensais aux écrivains qui avaient arpenté ces latitudes. Somerset Maugham et ses nouvelles acides sur les expatriés britanniques, Joseph Conrad qui avait remonté la Chao Phraya en 1888, Norman Lewis observant le royaume de Siam aux derniers jours de sa splendeur. Mais aucun n’avait vraiment saisi ce Bangkok-là, celui des gens qui ne partent pas, qui ne peuvent pas partir, ancrés à la ville par des racines plus profondes que le béton. Même Pira Sudham, le fils de paysan devenu écrivain, n’avait décrit que l’exode rural, pas l’enracinement urbain qui venait après.
Au Wat Pho, derrière le Bouddha couché doré à la feuille que photographient des hordes de touristes en short, se trouve un jardin de rocailles chinoises où personne ne va jamais. Un chat tigré y chasse les lézards entre les statues de sages taoïstes. Un jardinier y taille des bonzaïs depuis trente ans. Il m’expliqua en thaï approximatif que son père avait servi dans ce temple, et son grand-père avant lui. Cette continuité me fascinait dans un monde qui prétend se réinventer chaque décennie. Il me montra un ficus qu’il avait commencé à former en 1995, l’année où il s’était marié. L’arbre avait suivi tous les soubresauts du pays – les manifestations des chemises jaunes, puis des chemises rouges, les coups d’État de 2006 et 2014. L’arbre continuait de pousser, indifférent à l’histoire.
Le quartier de Thonburi, sur la rive ouest du fleuve, garde une torpeur provinciale que Rattanakosin a perdue. Les maisons à un étage s’alignent le long des canaux secondaires, leurs toits de tôle ondulée délavés par le soleil. Une femme lave son linge dans l’eau du khlong – cette même eau où flottent les détritus et les jacinthes d’eau. Elle me salue d’un sourire édenté. Ses gestes sont ceux de sa mère et de sa grand-mère, répétés depuis des générations dans l’indifférence au progrès. Son mari répare des moteurs de long-tail boats sur un ponton bancal. L’odeur d’essence se mêle à celle de la friture qui vient de la cuisine. Leur fils, me dit-elle fièrement, travaille dans une banque à Silom. Il porte une cravate. Elle ne comprend pas vraiment ce qu’il fait, mais c’est un travail propre, avec l’air conditionné.
J’avais loué une chambre chez une veuve dans le soi Ari, loin du Khao San Road et de ses backpackers alcoolisés. Madame Suda préparait le café à l’ancienne, dans une chaussette en tissu, et me racontait le Bangkok de son enfance. Les rizières s’étendaient jusqu’à Victory Monument. Le roi passait en cortège et tout le monde se prosternait. Son mari avait combattu pendant la guerre, du côté des Japonais d’abord, puis des Alliés quand le vent avait tourné. Elle ne portait aucun jugement. C’était ainsi, disait-elle. Les petites gens suivent les grands, et les grands suivent leur intérêt. Elle gardait dans un tiroir des photos en noir et blanc – son mari en uniforme, elle-même jeune fille en costume traditionnel, leur mariage dans un temple dont elle avait oublié le nom. Sur une autre photo, Bangkok en 1960, avec ses avenues presque vides et ses tramways électriques.
Le marché de Khlong Toei s’éveille à quatre heures du matin. Les camions déchargent des cageots de ramboutan et de mangoustan, des seaux de crevettes encore vivantes, des quartiers de porc suspendus à des crochets. L’odeur de poisson fermenté saisit à la gorge. Les marchandes, accroupies derrière leurs étals, fument des cigarettes en attendant les premiers clients. Certaines dorment sur des nattes de bambou entre les caisses de légumes. Leurs enfants jouent au foot avec une balle de chiffons entre les allées boueuses. Un gamin de sept ans, torse nu et pieds sales, me demande d’où je viens. France, je réponds. Il hoche la tête sans comprendre vraiment. Pour lui, le monde se divise en deux catégories : Bangkok et le reste, un ailleurs vague et indistinct.
C’est là, dans ce dédale de bâches en plastique et de planches pourries, que bat le cœur véritable de Bangkok. Pas dans les tours de verre de Silom où les traders scrutent les cours de la bourse, ni dans les temples où les touristes allument des bâtons d’encens en priant pour un vœu futile. Mais ici, dans la sueur et la poussière, dans les transactions âpres et les rires gras, dans la vie qui continue malgré tout, obstinée, indestructible. Une femme compte ses billets froissés en les mouillant avec sa langue. Un autre négocie le prix des aubergines avec une âpreté qui ne laisse aucune place à la sentimentalité. L’argent ici se gagne baht par baht, dans l’effort et la répétition.
Un soir, je suivis un cortège funéraire dans le quartier de Bang Rak. Le défunt était un vieil homme, marchand de tissu toute sa vie. Son cercueil en bois de rose, porté à l’épaule, traversa les ruelles jusqu’au crématorium du Wat Hua Lamphong. Les moines psalmodiaient, la famille suivait en silence, et derrière eux, tout le quartier – épiciers, coiffeurs, mécaniciens, prostituées du bar d’à côté. La mort à Bangkok n’est pas cachée. Elle fait partie du cycle, comme la pluie et la sécheresse, comme les coups d’État et les élections. Le bûcher s’éleva dans la nuit, et la fumée monta vers les étoiles invisibles, cachées par la pollution lumineuse de la ville.
Les fantômes aussi habitent la ville. Chaque maison possède son autel aux esprits, petite pagode miniature où l’on dépose des offrandes quotidiennes – fleurs, encens, boissons sucrées, parfois des figurines de serviteurs en plastique pour que l’esprit du lieu ne manque de rien. Au croisement de Ratchaprasong, l’autel d’Erawan attire des milliers de fidèles qui viennent prier pour la fortune, l’amour, la santé. Des danseuses traditionnelles se produisent pour remercier les esprits d’un vœu exaucé. Le sacré et le profane s’entremêlent sans pudeur – juste derrière l’autel, un centre commercial de luxe vend des sacs Hermès et des montres Rolex. Une femme en tailleur Chanel se prosterne dans la poussière, puis se relève et traverse la rue pour acheter un collier de diamants.
Je passais mes journées à dériver. Le verbe thaï pour voyager – “thio” – signifie aussi se promener sans but. Cette oisiveté productive me convenait. J’observais les vieux Chinois qui jouaient au mah-jong dans les maisons de thé de Yaowarat, le Chinatown de Bangkok. Leurs ancêtres avaient fui la misère du Guangdong au XIXe siècle, avaient bâti des fortunes dans le commerce du riz et de l’étain, s’étaient intégrés jusqu’à devenir indiscernables de la population locale. Seuls les sanctuaires taoïstes, avec leurs dragons dorés et leurs lanternes rouges, témoignaient encore de cette origine. Dans le temple de Wat Mangkon Kamalawat, des femmes âgées faisaient tourner les bâtonnets divinatoires en murmurant des prières en dialecte teochew. L’encens formait des volutes grises qui montaient vers les poutres noircies par cent cinquante ans de fumée.
La prostitution aussi fait partie du paysage, même si les guides préfèrent l’ignorer. Pas celle de Patpong ou de Nana Plaza, spectacle pour touristes en mal d’exotisme, mais celle des petits bars de Ramkhamhaeng où les filles de l’Isan servent des whisky-sodas en attendant qu’un client les emmène. Elles envoient la moitié de leur salaire à leur famille restée dans les villages du Nord-Est, paient l’école de leur petit frère, la dette de leur père. Leur sacrifice est silencieux, banal, répété dans des milliers de vies parallèles. Nualanong, vingt-trois ans, me raconta qu’elle économisait pour ouvrir un salon de coiffure dans son village. Elle y retournerait dans trois ans, peut-être quatre. Elle ne se plaignait pas. C’était le destin, disait-elle en souriant, karma.
Au Lumphini Park, à l’aube, les retraités pratiquent le tai-chi sous les flamboyants. Des varans géants, longs de deux mètres, se prélassent au bord des étangs artificiels. Personne ne s’en inquiète. Ils font partie du décor, comme les embouteillages et la pollution. Un homme nourrit les poissons en leur parlant doucement. Il vient tous les matins depuis quinze ans. Sa femme est morte d’un cancer, ses enfants vivent à l’étranger. Les poissons l’attendent. Il connaît leurs habitudes, sait lequel préférera le pain rassis, lequel viendra manger dans sa main. Cette routine le maintient en vie, lui donne une raison de se lever chaque jour.
Cette solitude urbaine, je la retrouvais partout. Dans les 7‑Eleven ouverts vingt-quatre heures où les caissières sommeillent entre deux clients, dans les salons de massage aveugles où des mains expertes chassent les tensions pour trois cents bahts, dans les temples de quartier où de vieilles femmes viennent méditer l’après-midi, fuyant la chaleur étouffante de leurs appartements sans climatisation. Bangkok est une ville de dix millions de solitaires qui se croisent sans se voir, chacun enfermé dans sa bulle de survie quotidienne.
Le fleuve Chao Phraya reste l’artère principale de la ville, même si les ponts et les métros aériens l’ont rendu presque obsolète. Les ferries traversent d’une rive à l’autre, chargés de lycéens en uniforme blanc et de travailleurs harassés. Sur les berges, les communautés musulmanes ont construit leurs mosquées au toit vert. L’appel à la prière du muezzin se mêle aux cloches des temples bouddhistes. Bangkok a toujours su absorber les différences, les dissoudre dans sa masse indifférente. Les Malais musulmans côtoient les bouddhistes thaïs, les catholiques vietnamiens prient dans l’église de l’Assomption, les sikhs indiens ont leur temple sur Chakraphet Road. Personne ne s’en étonne.
Un après-midi d’orage, je me réfugiai dans une librairie d’occasion du côté de Saphan Khwai. Le propriétaire, un intellectuel déçu par les promesses de la démocratie, me parla de Sulak Sivaraksa et des mouvements bouddhistes engagés, de Pridi Banomyong et de la révolution constitutionnelle de 1932, des massacres d’octobre 1976 à Thammasat. L’histoire de la Thaïlande, me dit-il, est écrite avec le sang des étudiants et l’oubli organisé des puissants. Mais les livres restent, clandestins, transmis de main en main. Il me montra une édition pirate d’un roman interdit, photocopié et relié à la main. L’auteur vivait en exil depuis dix ans. Son crime : avoir imaginé un royaume où le roi n’était pas parfait.
La nuit tombait vite sous les tropiques. En quelques minutes, le ciel passait du bleu au violet puis au noir d’encre. Les néons s’allumaient, transformant les rues en rivières de lumière. Les vendeurs de rue déployaient leurs lampes à gaz, créant des îlots de chaleur et de fumée où s’agglutinaient les affamés. Je mangeai debout un curry vert brûlant, servi dans un sac plastique avec du riz gluant. Autour de moi, des étudiants riaient, des ouvriers du bâtiment engloutissaient des brochettes grillées, une mère nourrissait son bébé tout en surveillant sa marmite. La rue devenait salon, cuisine collective, espace de sociabilité improvisée.
Cette effervescence quotidienne, cette énergie désordonnée, c’était l’essence même de Bangkok. Une ville qui refuse de mourir, qui se reconstruit sans cesse sur ses propres ruines, qui avance en trébuchant mais avance toujours. Les inondations de 2011 avaient submergé la moitié de la ville. L’eau était montée jusqu’au premier étage des maisons. Et pourtant, quelques mois plus tard, tout avait repris comme avant. Les Bangkokois haussent les épaules face au destin. Mai pen rai – ce n’est rien, ça ne fait rien. Cette philosophie de la résilience impassible traverse toute la société thaïe.
Je quittai Bangkok par un matin de pluie fine, sur un bus qui filait vers le nord. Par la vitre sale, je regardais défiler les derniers faubourgs, les terrains vagues envahis d’herbes folles, les temples en construction abandonnés faute d’argent. La ville s’effilochait doucement, rendait la place aux rizières et aux villages. Mais je savais que je reviendrais. Bangkok a cette qualité des lieux imparfaits – on ne peut pas vraiment les aimer, mais on ne peut pas les oublier non plus. Ils s’installent en nous comme une fièvre chronique, un souvenir qui pulse au rythme des moussons et des embouteillages, des prières murmurées et des klaxons rageurs, de la beauté et de la crasse indissociablement mêlées.
Les eaux du khlong continuaient de couler, immobiles et vivantes à la fois, emportant vers le golfe du Siam les rêves dissous et les espoirs têtus d’une ville qui n’en finit pas de commencer.