Le maréchal exilé
Les oubliés du pays doré #18
Le maréchal exilé
Il aurait fallu commencer par Bangkok, novembre 1947, l’odeur du fleuve et des temples, mais les biographies ne commencent rarement comme cela. Plaek Phibunsongkhram – qu’on appellera bientôt Phibun, le Maréchal, le dictateur, le survivant – est assis dans son bureau du Ministère de la Défense, et il sait déjà que tout est fini avant même d’avoir vraiment commencé. Les hommes de pouvoir dans les tropiques sentent la fin avant le commencement, comme ces requins qui détectent une goutte de sang dans un océan.
On pourrait tout aussi bien être au Texas. Jim Thompson débarque à Bangkok la même année avec ses idées américaines et son passé d’agent de l’OSS. Il a l’œil pour les beaux tissus et les situations troubles. C’est un homme qui comprend que l’Asie du Sud-Est en 1947 ressemble à une table de poker où personne ne montre son jeu et où la maison gagne toujours.
Mais revenons à Phibun. Né en 1897 dans la province de Nonthaburi, fils d’un petit fermier sino-thaï, il a fait l’école d’artillerie en France dans les années vingt. Paris, l’entre-deux-guerres, les boulevards où se promène encore le fantôme de la Belle Époque. Il y apprend le français, l’art militaire, et surtout cette idée moderne et dangereuse : qu’un homme du peuple peut renverser les rois. Il lit Rousseau, peut-être, et rentre en Thaïlande avec dans sa valise les germes de la Révolution de 1932.
On sautera rapidement sur la révolution elle-même – un coup d’État en douceur qui transforme la monarchie absolue en monarchie constitutionnelle. Phibun est dans le cercle des Promoteurs, ces officiers et intellectuels qui veulent moderniser le Siam. Moderniser, ce mot terrible qui justifie tant de choses. En 1938, il devient Premier ministre. Il a quarante et un ans et toutes ses dents.
Thompson, pendant ce temps, est encore en Amérique, ignorant qu’il finira ses jours une maison au bord d’un khlong. Mais en 1947, quand il arrive à Bangkok, Phibun est déjà un homme marqué par l’Histoire, un homme qui a flirté avec les Japonais pendant la guerre – par nécessité, dira-t-il, par opportunisme, diront les autres. La Thaïlande a déclaré la guerre aux Alliés en 1942, guidée par la main de Phibun, puis s’est retrouvée du mauvais côté quand le vent a tourné.
Comment survivre quand on a choisi le camp des perdants ? Phibun connaît la réponse : on se fait oublier quelques années. Il quitte le pouvoir en 1944, avant la défaite japonaise, habile comme un chat qui sent le tremblement de terre. Et maintenant, en 1947, il attend. Les hommes comme lui attendent toujours.
Thompson ouvre sa première boutique de soie thaïe. Il parcourt les villages, découvre ces tisserands qui perpétuent un art ancestral, ces femmes penchées sur leurs métiers à tisser avec la patience de celles qui ont tout le temps du monde. Il voit dans ces tissus ce que Phibun voit dans la politique : des motifs qui se répètent, des couleurs qui s’entremêlent, une beauté qui cache toujours quelque chose d’autre.
1948. Phibun revient au pouvoir par un coup d’État. Encore un. La Thaïlande est comme une scène de théâtre où les mêmes acteurs jouent différentes pièces, changeant de costume mais gardant le même visage. Le roi Ananda Mahidol est mort deux ans plus tôt, dans des circonstances mystérieuses qui ne seront jamais vraiment élucidées. Une balle dans la tête, dans sa chambre du Grand Palais. Suicide, diront certains. Accident, diront d’autres. Assassinat, murmureront les conspirateurs. Phibun, lui, ne dit rien. Les hommes comme lui savent qu’il y a des silences plus éloquents que tous les discours.
Le nouveau roi, Bhumibol, est encore jeune, étudiant en Suisse, loin des intrigues de Bangkok. Phibun en profite pour consolider son pouvoir. Il lance des campagnes de modernisation, des rattaniyom – des conventions culturelles qui visent à transformer les Thaïs en citoyens modernes. Porter des chapeaux. Ne plus mâcher de bétel. Embrasser les valeurs occidentales. C’est ridicule et grandiose à la fois, comme toutes les tentatives des dictateurs pour remodeler l’humanité à leur image.
Thompson observe tout cela depuis sa maison sur le khlong. Il est devenu l’ami des aristocrates thaïs, des artistes, des expatriés. Sa soie est exportée dans le monde entier. Il habite maintenant cette demeure extraordinaire, assemblage impossible d’architectures anciennes. Des Américains viennent le voir, des journalistes, des célébrités. On dit que la CIA continue de le consulter. On dit beaucoup de choses à Bangkok, cette ville où les rumeurs circulent comme l’eau du Chao Phraya, troubles et incessantes.
Les années cinquante défilent. Phibun navigue entre les Américains et leur argent, leur peur du communisme qui avance en Asie comme une marée rouge. Le Vietnam, la Corée, la Chine perdue. La Thaïlande devient un bastion anticommuniste, un allié précieux dans cette partie du monde qui bascule. Phibun joue le jeu, serre les mains qu’il faut serrer, signe les traités nécessaires. Il sait que le pouvoir, c’est l’art de tenir bon quand tout s’effondre autour de soi.
Mais il vieillit. Les jeunes officiers le regardent avec cet œil froid des prédateurs qui sentent la proie faiblir. En 1957, Sarit Thanarat, son ancien protégé, le renverse. Encore un coup d’État, toujours le même théâtre. Phibun part en exil au Japon, ce pays qu’il avait courtisé quinze ans plus tôt et qui maintenant l’accueille comme un fantôme encombrant. Il mourra là-bas en 1964, à soixante-sept ans, loin des parfums de Bangkok, loin du fleuve et des temples.
Thompson, lui, continue. Il disparaît. Tout et rien. Son absence devient plus présente que sa vie.
Ils sont tous deux des hommes de leur temps, des bâtisseurs d’empire éphémères dans une région où les empires s’effondrent comme des châteaux de sable sous la pluie de mousson. L’un construit un pays à l’image de ses rêves militaires, l’autre construit une entreprise sur la beauté d’un art ancien. L’un meurt en exil, oublié, l’autre disparaît dans la jungle et devient une légende.
Bangkok, 1967. Dans le quartier gouvernemental, le bureau qu’occupait autrefois Phibun abrite maintenant d’autres hommes en uniforme, d’autres rêveurs de pouvoir. Le fleuve coule, imperturbable, comme il coulait avant eux et coulera après.
On imagine parfois Phibun dans son exil japonais, lisant les journaux qui parlent de la disparition de Thompson. Reconnaît-il quelque chose de lui-même dans cette histoire ? Un homme qui s’efface, qui devient mythe avant même d’être mort ? Les dictateurs et les entrepreneurs partagent cette obsession du contrôle, cette conviction qu’ils peuvent plier le monde à leur volonté. Et puis le monde leur échappe, toujours.
La dernière fois que Phibun voit Bangkok, c’est depuis l’avion qui l’emmène en exil. La ville s’étend sous lui, chaos organisé de temples dorés et de routes défoncées, de canaux et de gratte-ciels naissants. Il pense peut-être à ses années de gloire, aux défilés militaires, aux discours enflammés. Ou peut-être ne pense-t-il à rien, épuisé par trente ans de politique, de complots, de trahisons. Les hommes de pouvoir sont souvent vides quand ils perdent ce pourquoi ils ont tout sacrifié.
Thompson, lui, marche dans la jungle malaisienne ce dernier jour de mars. Les feuilles sont mouillées de rosée, l’air est lourd. Il s’enfonce entre les arbres et disparaît. Simplement. Comme si la nature elle-même avait décidé de le reprendre, de l’absorber dans ce vert profond et éternel.
Bangkok, aujourd’hui. Personne ne visite la tombe de Phibun. Les Thaïs préfèrent oublier cette période trouble, ces années de nationalisme forcé et de collaboration ambiguë. L’Histoire officielle parle de modernisation, de progrès, jamais de dictature.
Le fleuve continue de couler. Les moines continuent leurs processions matinales. Et quelque part dans les archives poussiéreuses, les photos jaunies de Phibun en uniforme voisinent avec les clichés de Thompson souriant dans sa maison impossible. Deux hommes qui ont cru pouvoir capturer quelque chose – le pouvoir, la beauté – et qui ont appris, chacun à sa manière, que rien ne se capture vraiment. On ne fait que passer, laissant derrière soi des histoires que d’autres raconteront, déformées par le temps et la mémoire.