La reine de la soie
Les oubliés du pays doré #17
La reine de la soie
Bangkok, 1960. Les ventilateurs brassent l’air moite du palais Chitralada comme ils brassent la poussière depuis des siècles. Jim Thompson traverse la salle d’attente, son costume de lin blanc froissé par l’humidité tropicale qui règne sur la ville même en cette saison supposément fraîche. Il a cinquante-neuf ans, l’allure encore élancée malgré le whisky et les dîners chez les ambassadeurs, ancien agent de l’OSS devenu marchand de soie, et il s’apprête à rencontrer la reine Sirikit. Ses mains tremblent légèrement. Lui qui a rencontré des généraux, des seigneurs de guerre, des ministres corrompus dans toute l’Asie du Sud-Est, voilà qu’une jeune femme de vingt-sept ans le met dans cet état.
On pourrait croire que tout a commencé à Nakhon Pathom, dans les faubourgs insalubres où les tisserands thaïlandais manipulaient encore leurs métiers en bois selon des gestes immuables, transmis de mère en fille depuis des générations. Thompson s’y était rendu en 1947, deux ans après la fin de la guerre, quand Bangkok pansait encore ses plaies et que les Américains commençaient à comprendre que l’Asie ne serait plus jamais la même. Il avait vu ces femmes aux doigts agiles faire chanter la soie, ces couleurs impossibles – rouge sang de bœuf, bleu paon, vert émeraude – qui naissaient sous leurs mains comme par magie. Mais non, tout a vraiment commencé plus tôt encore, peut-être dans les ruelles de Milan où Thompson enfant, tenant la main de sa mère, regardait les étalages de soieries italiennes, fasciné par ces reflets changeants, ou peut-être même avant, dans quelque vie antérieure que les bouddhistes sauraient retracer. Thompson y croit parfois, la nuit, quand il se réveille dans sa maison sur le klong et entend les chants des bonzes du temple voisin.
La reine le reçoit dans un salon aux murs ornés de fresques représentant des scènes du Ramakien. Elle a vingt-sept ans, une grâce qui fait déjà d’elle une icône de style international. Thompson s’incline selon le protocole, mais elle lui fait signe de s’asseoir avec une simplicité qui le désarme.
“Monsieur Thompson, on me dit que vous avez sauvé la soie thaïlandaise.”
Il sourit, un peu gêné, cherchant ses mots en anglais alors que la reine passe sans effort du thaï au français à l’anglais, polyglotte comme toutes les reines du Siam moderne. Sauver est un bien grand mot, pense-t-il. Plutôt qu’il a compris, en débarquant à Bangkok en 1945 avec l’armée américaine, sa mission secrète en poche et ses idéaux dans sa valise, que ce pays recelait un trésor que le monde moderne allait étouffer. Les tisserands vieillissaient, leurs enfants préféraient les usines japonaises qui s’installaient dans les faubourgs, la tradition s’effilochait comme un vieux métrage abandonné sous la pluie de mousson. Il avait vu la même chose en Europe, pendant la guerre, ces savoir-faire millénaires détruits par les bombardements, par l’oubli, par la nécessité.
“Votre Majesté, j’ai simplement acheté de la soie et essayé de la vendre ailleurs. À New York d’abord, puis à Paris, à Londres. Les grands couturiers cherchaient quelque chose de nouveau après l’austérité de la guerre.”
Elle rit. Un rire franc qui n’est pas celui qu’on attend d’une reine, qui ressemble plutôt à celui d’une jeune femme intelligente amusée par la fausse modestie d’un homme habitué à l’admiration.
“Ne soyez pas modeste. Vous avez créé une industrie. Mes compatriotes peuvent à nouveau vivre de leur art.”
Thompson pense à sa maison sur le klong, celle qu’il a construite en assemblant six anciennes maisons thaïlandaises traditionnelles, transportées depuis Ayutthaya. Une folie, lui avaient dit ses amis. Un chef-d’œuvre, disent maintenant les magazines. Il y reçoit des écrivains, des artistes, des diplomates. Somerset Maugham y a séjourné. Truman Capote aussi. Mais aucune visite ne l’a autant intimidé que celle-ci.
La reine se lève et marche vers la fenêtre qui donne sur les jardins. Thompson remarque qu’elle porte une robe en soie thaïlandaise, couleur lavande, certainement tissée selon les techniques ancestrales qu’il s’efforce de préserver.
“Savez-vous ce que représente la soie pour la Thaïlande, monsieur Thompson ?”
Il attend. Elle continue, le regard perdu dans le jardin où des paons se promènent avec la même majesté indolente qu’elle.
“C’est notre mémoire. Chaque motif raconte une histoire. Les nagas, les serpents gardiens de la nature, les éléphants blancs, les lotus. Quand j’étais enfant en France, j’ai compris que notre culture pouvait disparaître si nous n’y prenions garde. Vous, un Américain, vous l’avez compris avant nous.”
Thompson sent une émotion l’envahir. Lui qui a toujours été un étranger, partout. À New York où il est né, à Bangkok où il a choisi de vivre. Un homme entre deux mondes, comme ces maisons qu’il a assemblées, venues d’ailleurs mais reconstituées ici.
“J’aimerais créer une fondation,” dit soudain la reine en se retournant vers lui. “Pour promouvoir l’artisanat thaïlandais. La soie, bien sûr, mais aussi la céramique, la laque, l’argenterie. Accepteriez-vous d’être mon conseiller ?”
Il ne s’attendait pas à cela. Dans sa tête défilent les années passées à parcourir les villages, à négocier avec les tisserands méfiants, à convaincre les grands magasins américains que cette soie éclatante, aux couleurs impossibles, valait de l’or. Son entreprise Jim Thompson Thai Silk Company est désormais prospère, mais ce n’était pas le but. Le but était de préserver quelque chose d’essentiel, quelque chose qui échappait même à sa propre compréhension.
“Ce serait un honneur, Votre Majesté.”
Ils parlent pendant deux heures. De la technique du tissage, des teintures naturelles qu’on abandonne pour les colorants chimiques, de l’importance de former les jeunes générations. La reine connaît son sujet. Elle a étudié, questionné, compris que le développement économique ne devait pas signifier l’extinction culturelle.
Quand Thompson quitte le palais, le soleil décline sur la Chao Phraya. Il pense à son destin étrange. Fils d’une famille aisée du Delaware, diplômé de Princeton, architecte raté, espion pendant la guerre, et maintenant marchand de soie devenu confident d’une reine. Quelqu’un écrirait-il un jour son histoire ? Qui croirait à ces coïncidences, ces hasards qui n’en sont peut-être pas ?
Sept ans plus tard, en mars 1967, Jim Thompson disparaîtra dans les Cameron Highlands en Malaisie. Le mystère de sa disparition restera entier, comme reste mystérieux le parcours d’un homme qui, en sauvant la soie thaïlandaise, s’est peut-être sauvé lui-même du désœuvrement de l’après-guerre.
Mais ce soir de 1960, tandis qu’il rentre chez lui en longeant le canal, il ne pense qu’à cette reine qui partage sa passion pour un fil irisé, ténu comme l’existence, solide comme la tradition. Dans sa maison aux murs de teck, entouré de ses bouddhas anciens et de ses porcelaines Ming, Jim Thompson se verse un verre de whisky et sourit.
Il a trouvé sa place. Enfin.
La soie thaïlandaise brillera dans les palais et sur les podiums du monde entier. Et dans chaque éclat de ces étoffes somptueuses, il y aura un peu de cette rencontre improbable entre un Américain apatride et une reine francophone, tous deux amoureux d’un pays qui n’était pas le leur par le sang, mais qui l’était devenu par le cœur.