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La der­nière lumière

Les oubliés du pays doré #19

La der­nière lumière

Nor­man Lewis arrive à Bang­kok en 1950 avec cette façon qu’ont les voya­geurs anglais de ne jamais vrai­ment arri­ver nulle part. Il débarque comme on pousse une porte entrou­verte, sans fra­cas, le car­net dans la poche gauche, l’œil déjà ouvert sur ce qui dis­pa­raît. C’est ce que Lewis est venu cher­cher : non pas le Siam éter­nel des cartes pos­tales, mais son ago­nie pré­cise, docu­men­tée, la fin d’un monde qu’on pho­to­gra­phie avant l’incendie.

Le fleuve Chao Phraya coule devant lui, opaque et sacré, char­riant des jacinthes d’eau et des offrandes aux esprits. Sur ses berges, les mai­sons de teck s’in­clinent comme des vieillards polis. Lewis marche dans la cha­leur humide de décembre, cette cha­leur qui colle la che­mise à la peau et trans­forme chaque geste en len­teur calculée.

Il observe les temples où l’or s’é­caille, les boud­dhas aux sou­rires éro­dés par la mous­son et le temps. Déjà, il note : “Le boud­dhisme ici n’est pas une reli­gion de conver­sion mais d’ac­com­mo­da­tion.” Cette phrase revien­dra plus tard, grif­fon­née le soir dans sa chambre du Penin­su­la, pen­dant que les klaxons des tuk-tuks nais­sants com­mencent à rem­pla­cer le silence millénaire.

Ce qui fas­cine Lewis, c’est l’in­ter­valle. L’es­pace exact entre deux époques. La Thaï­lande de 1950 n’est ni l’an­cien royaume qui négo­ciait avec les Fran­çais en Indo­chine, ni encore le pays du tou­risme de masse qui vien­dra. Elle est cette chose fra­gile, sus­pen­due, où des pay­sans plantent le riz selon des gestes appris il y a mille ans pen­dant que les pre­miers Amé­ri­cains débarquent avec leurs jeeps et leurs pro­jets d’aide au déve­lop­pe­ment. Lewis voit tout cela. Il voit les mis­sion­naires chré­tiens ins­tal­ler leurs dis­pen­saires près des temples boud­dhistes, il voit les pre­mières enseignes Coca-Cola appa­raître sur les échoppes de nouilles, il voit les jeunes moines regar­der avec curio­si­té les maga­zines occidentaux.

Dans le Nord, à Chiang Mai, il monte dans les mon­tagnes ren­con­trer les tri­bus. Là-haut, chez les Karen, les Akha, les Lahu, il découvre des mondes entiers qui ne connaissent pas encore Bang­kok. Des femmes portent des coiffes d’argent qui pèsent trois kilos, des hommes chassent avec des arba­lètes comme leurs ancêtres au temps d’Ayut­thaya. Lewis s’as­soit avec eux, par­tage leur thé fer­men­té, écoute leurs langues que presque per­sonne n’a trans­crites. Il sait qu’il assiste à quelque chose d’ir­ré­ver­sible : ces vil­lages seront bien­tôt reliés par des routes, ces enfants iront à l’é­cole apprendre le thaï, ces femmes ven­dront leurs bijoux aux anti­quaires de la capitale.

Ce qui rend le regard de Lewis si par­ti­cu­lier, c’est qu’il ne juge pas. Il ne pleure pas sur le bon vieux temps comme ces colo­niaux mélan­co­liques qui rêvent d’un Orient figé. Il ne célèbre pas non plus le pro­grès comme ces jour­na­listes pres­sés qui voient dans chaque chan­ge­ment une libé­ra­tion. Non, Lewis regarde. Il docu­mente. Il com­prend que l’his­toire avance par éli­mi­na­tions suc­ces­sives et que son rôle à lui, obser­va­teur bri­tan­nique for­mé aux rigueurs du repor­tage, est de consi­gner ce qui meurt exac­te­ment au moment où cela meurt.

À Bang­kok, il fré­quente Jim Thomp­son, cet Amé­ri­cain étrange qui col­lec­tionne les mai­sons tra­di­tion­nelles et relance l’in­dus­trie de la soie thaïe. Thomp­son parle de sau­ver l’ar­ti­sa­nat local tout en créant une entre­prise d’ex­por­ta­tion. Cette contra­dic­tion fas­cine Lewis : peut-on pré­ser­ver en com­mer­cia­li­sant ? Peut-on muséi­fier le vivant sans le tuer ? Ils boivent du whis­ky dans la mai­son de Thomp­son pen­dant que les tis­se­randes tra­vaillent dehors sur leurs métiers en bois. Lewis écrit : “Thomp­son essaie de sau­ver la Thaï­lande de l’ou­bli en la trans­for­mant en mar­chan­dise. C’est peut-être la seule façon.”

Les mois passent. Lewis par­court le pays en train, en bateau, à pied. Il visite les bor­dels de Pat­pong où les pre­mières pros­ti­tuées com­mencent à ser­vir les sol­dats amé­ri­cains en per­mis­sion du Viet­nam. Il assiste aux com­bats de boxe thaï dans les arènes pous­sié­reuses où les parieurs crient et ges­ti­culent. Il mange dans les mar­chés flot­tants de Dam­noen Saduak, ces canaux où les ven­deuses en cha­peau conique vendent leurs fruits depuis des barques ver­mou­lues. Par­tout, il voit la même chose : l’an­cien et le nou­veau qui coha­bitent dans une ten­sion pro­duc­tive et triste.

Ce que Lewis com­prend mieux que qui­conque, c’est que la Thaï­lande n’a jamais été colo­ni­sée. Ce détail change tout. Le pays n’a pas eu à se libé­rer d’une puis­sance étran­gère, n’a pas connu cette rup­ture vio­lente qui forge les iden­ti­tés natio­nales modernes. Au lieu de cela, la Thaï­lande se trans­forme par adap­ta­tion lente, par com­pro­mis suc­ces­sifs, par cette capa­ci­té qu’ont les Thaïs de sou­rire en accep­tant l’i­né­vi­table. Lewis admire cette sou­plesse, cette intel­li­gence poli­tique qui a per­mis au royaume de sur­vivre entre les empires fran­çais et bri­tan­nique. Mais il voit aus­si ce que cela coûte : l’ab­sence de résis­tance fron­tale signi­fie l’ab­sence de pré­ser­va­tion. Tout glisse, tout se trans­forme sans com­bat, sans trace.

Avant de repar­tir, Lewis retourne une der­nière fois au temple du Boud­dha d’É­me­raude. Les tou­ristes japo­nais com­mencent à arri­ver en groupes orga­ni­sés. Les moines vendent des amu­lettes bénies à l’en­trée. Dans la cour, un moine âgé balaie les feuilles mortes avec un balai de bam­bou, exac­te­ment comme on le fait depuis des siècles. Lewis le pho­to­gra­phie. Cette image res­te­ra : le moine, les feuilles, le temple doré, et au fond, presque invi­sible, l’an­tenne de télé­vi­sion qu’on vient d’ins­tal­ler sur le toit du palais.

Lewis repart avec ses car­nets rem­plis. Il sait qu’il a vu quelque chose d’es­sen­tiel : un monde qui se trans­forme sans bruit, sans drame, par simple éro­sion du temps. La Thaï­lande de 1950 dis­pa­raî­tra com­plè­te­ment en vingt ans, rem­pla­cée par un pays que Lewis ne recon­naî­trait pas. Mais lui au moins aura été là, témoin patient de cette dis­pa­ri­tion, archéo­logue du pré­sent, col­lec­tion­neur d’ins­tants fra­giles avant qu’ils ne deviennent légende ou mensonge.

Lewis voit ce qui s’ef­face au moment exact de l’effacement.

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