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Bang­kok, Blues de Guerre

Les oubliés du pays doré #20

Bang­kok, Blues de Guerre

Bang­kok. 1967.

On arrive à Venise par la mer. On arrive à Bang­kok par le fleuve. C’est une loi géo­gra­phique autant que roma­nesque. La Chao Phraya char­rie ses eaux brunes entre les temples dorés et les barges de riz, indif­fé­rente au siècle qui passe. Mais en ce mois de juillet 1967, quelque chose a chan­gé dans l’air épais de la capi­tale sia­moise. Une odeur de bour­bon et de kéro­sène se mêle aux effluves de citron­nelle et d’encens.

Les B‑52 décollent de U‑Tapao toutes les heures. Leur gron­de­ment tra­verse la ville comme une res­pi­ra­tion méca­nique, régu­lière, inexo­rable. Ils partent bom­bar­der le Nord-Viet­nam et le Laos. Ils revien­dront ce soir, et les pilotes des­cen­dront Pat­pong Road à la recherche d’ou­bli liquide et de chair docile.

Je suis venu cher­cher les traces d’un cer­tain Jim­my Cald­well, saxo­pho­niste du Mis­sis­sip­pi qui aurait joué dans les clubs de Ban­grak entre 1965 et 1968 avant de dis­pa­raître quelque part du côté de Vien­tiane. Mais on ne cherche jamais qu’une seule his­toire quand on com­mence à cher­cher. À Bang­kok, les tra­jec­toires se croisent comme les canaux, for­mant un del­ta humain où cha­cun vient dépo­ser ses allu­vions de vies antérieures.

L’hô­tel Orien­tal a gar­dé ses ven­ti­la­teurs en cuivre et ses boys en veste blanche, mais le bar résonne main­te­nant du rire des offi­ciers amé­ri­cains et du tin­te­ment des verres de bour­bon. Somer­set Mau­gham est mort l’an­née der­nière à Nice, et Conrad depuis long­temps. Leurs fan­tômes cèdent la place aux fan­tômes neufs, ceux qui naissent chaque nuit dans les bars de Patpong.

C’est le colo­nel Hen­der­son qui me parle le pre­mier de Cald­well. Nous sommes au Bam­boo Bar, il est trois heures de l’a­près-midi et il boit déjà son cin­quième whis­ky. Il a cette trans­pa­rence par­ti­cu­lière des hommes qui vivent depuis trop long­temps sous les tro­piques, comme si la cha­leur les avait peu à peu vidés de leur sub­stance. Il coor­donne quelque chose qui a trait aux opé­ra­tions aériennes, mais ici per­sonne ne parle vrai­ment de ce qu’il fait.

“Jim­my, oui, je me sou­viens de Jim­my. Il jouait au Black Cat. Un club sur Soi Cow­boy, avant que ça devienne ce que c’est deve­nu. C’é­tait encore à moi­tié thaï à l’é­poque. Main­te­nant c’est Babylone.”

Soi Cow­boy. La rue porte le nom de son fon­da­teur, un ancien avia­teur afro-amé­ri­cain qui a com­pris avant les autres ce que la guerre pou­vait rap­por­ter. Des néons rouges et bleus cli­gnotent dès la tom­bée du jour. Des enseignes pro­mettent “Cold Beer”, “Pret­ty Girls”, “Good Time”. La musique déverse son flot de rock’n’­roll et de soul dans la moi­teur noc­turne. Les filles se tiennent sur le pas des portes, minces comme des lames dans leurs robes mou­lantes, le sou­rire pro­fes­sion­nel mais les yeux ailleurs, tou­jours ailleurs.

En 1967, on compte qua­rante-cinq mille mili­taires amé­ri­cains en Thaï­lande. Offi­ciel­le­ment, ce sont des conseillers, des tech­ni­ciens, du per­son­nel de sou­tien logis­tique. Offi­cieu­se­ment, Bang­kok est deve­nue le bor­del et le bar de la sep­tième flotte. Les GI arrivent par avions entiers depuis Danang et Sai­gon pour leur per­mis­sion. Ils ont cinq jours pour oublier la jungle, la boue, la peur, les corps déchi­que­tés de leurs copains. Cinq jours pour rede­ve­nir des hommes de vingt ans qui boivent, baisent et dansent comme si la mort n’exis­tait pas.

Le gou­ver­ne­ment thaï­lan­dais ferme les yeux. Le maré­chal Tha­nom est au pou­voir, l’ar­mée contrôle tout, et les dol­lars amé­ri­cains irriguent l’é­co­no­mie comme un sérum sal­va­teur. Les bases de Korat, Ubon, U‑Tapao emploient des mil­liers de Thaï­lan­dais. Les bars, les res­tau­rants, les hôtels, les blan­chis­se­ries, tout pros­père sur cette éco­no­mie de guerre.

Je retrouve Noi dans un café chi­nois de Yao­wa­rat. Elle a tra­vaillé au Black Cat en 1966. Elle a main­te­nant trente-cinq ans et tient une échoppe de nouilles avec son mari. Quand je men­tionne Cald­well, quelque chose passe dans son regard, une ombre rapide comme un pois­son dans l’eau trouble.

“Jim­my bon musi­cien. Lui jouer très triste. Par­fois lui pleu­rer en jouant. Amé­ri­cains aimer ça, aimer musique triste quand eux boire.”

Elle me raconte les nuits du Black Cat. Le club était tenu par un Sino-Thaï nom­mé Chen qui avait com­pris qu’il fal­lait du jazz pour atti­rer les Noirs amé­ri­cains qui se sen­taient mal à l’aise dans les clubs où leurs com­pa­triotes blancs se soû­laient en hur­lant. Le Black Cat était deve­nu une enclave soul au milieu de la défer­lante rock. On y jouait Col­trane, Miles Davis, Otis Red­ding. Cald­well s’é­tait asso­cié avec un pia­niste phi­lip­pin et un bat­teur japo­nais, res­ca­pé lui aus­si d’une autre guerre.

“Lui avoir une fille thaïe. Khun Dao. Très jolie. Elle dan­seuse tra­di­tion­nelle, pas bar girl. Famille bonne. Mais elle aimer Jim­my, et famille pas content.”

Les his­toires d’a­mour impos­sibles sont la petite mon­naie de Bang­kok. Elles naissent dans l’al­cool et la soli­tude, elles meurent au petit matin quand les avions repartent. Mais celle de Jim­my et Dao semble avoir été dif­fé­rente. Plu­sieurs per­sonnes m’en parlent avec une sorte de res­pect, comme si quelque chose d’au­then­tique avait réus­si à pous­ser dans le ter­reau pol­lué de la ville en guerre.

Le roi Bhu­mi­bol joue lui-même du saxo­phone. C’est un fait peu connu mais capi­tal pour com­prendre Bang­kok à cette époque. Le jazz n’est pas seule­ment la musique des GI, c’est aus­si celle du monarque le plus res­pec­té du royaume. Dans son palais de Chi­tra­la­da, Bhu­mi­bol com­pose des mélo­dies mélan­co­liques qui parlent de pluie et de sépa­ra­tion. Cette conver­gence impro­bable — le roi et les sol­dats, réunis par le blues — crée un espace étrange où la musique devient le seul ter­ri­toire neutre dans un pays tra­ver­sé par toutes les lignes de frac­ture du monde.

Je trouve une pho­to de Cald­well dans les archives du Bang­kok Post. On y voit un grand Noir en cos­tume sombre, son saxo­phone à la main, debout devant le Black Cat. À côté de lui, une jeune femme thaïe en robe tra­di­tion­nelle. Le contraste est sai­sis­sant. Lui, pur pro­duit du Del­ta et de la ségré­ga­tion amé­ri­caine, venu échouer au bout du monde pour fuir une guerre qu’il ne com­prend pas. Elle, issue d’une famille de fonc­tion­naires royaux, for­mée à la danse clas­sique khon, pri­son­nière des tra­di­tions autant que lui l’est de son histoire.

La légende de la pho­to indique sim­ple­ment : “Concert de cha­ri­té pour les vic­times des inon­da­tions, août 1966.”

Un vieux musi­cien thaï nom­mé Porn me raconte la suite. Nous sommes sur sa ter­rasse à Thon­bu­ri, de l’autre côté du fleuve, là où Bang­kok res­semble encore à ce qu’elle était. Les canaux ser­pentent entre les mai­sons de bois, les enfants jouent pieds nus, les chiens errants dorment à l’ombre.

“Jim­my, lui vou­loir épou­ser Dao. Mais famille dire non. Amé­ri­cain pas pos­sible. Noir encore moins pos­sible. Vous com­prendre, à l’é­poque, les Thaïs voir les Noirs amé­ri­cains seule­ment comme sol­dats ou musi­ciens de bar. Pas comme mari pour fille de bonne famille.”

L’i­ro­nie est cruelle. Cald­well a fui le Mis­sis­sip­pi et ses lois Jim Crow pour décou­vrir qu’à Bang­kok aus­si, la cou­leur de sa peau déter­mine son des­tin. Il peut jouer dans les clubs, il peut cou­cher avec les bar girls, mais il ne peut pas entrer dans une famille respectable.

“Lui beau­coup boire après ça. Musique deve­nir plus triste. Puis un jour, lui par­tir. Quel­qu’un dire lui aller Vien­tiane. Quel­qu’un autre dire Sai­gon. Per­sonne savoir vraiment.”

C’est le sort de tant d’hommes à cette époque. Ils dérivent de ville en ville, de guerre en guerre, lais­sant der­rière eux des frag­ments de vie comme des débris après une explo­sion. L’A­sie du Sud-Est des années soixante est pleine de ces fan­tômes vivants, Amé­ri­cains, Fran­çais, Aus­tra­liens, tous fuyant quelque chose, tous cher­chant quelque chose, aucun ne trou­vant jamais rien d’autre que des bars cli­ma­ti­sés et des bras dis­po­nibles contre quelques dollars.

Je des­cends Pat­pong un soir de sep­tembre. La rue illu­mi­née res­semble à un vais­seau spa­tial échoué dans les rizières. Les néons pro­jettent leurs lueurs arti­fi­cielles sur les visages des marins de la sep­tième flotte, des pilotes de l’Air Force, des conseillers de l’ar­mée de terre. Ils ont vingt ans, vingt-cinq, trente. Demain ou dans une semaine, ils retour­ne­ront au Viet­nam. Cer­tains ne revien­dront pas.

Les filles dansent sur les comp­toirs des bars. Elles ondulent méca­ni­que­ment au rythme de “Light My Fire” et de “Purple Haze”. Elles sou­rient aux hommes qui glissent des billets dans leur décol­le­té. Elles mur­murent des mots tendres dans un anglais approxi­ma­tif. Elles jouent leur rôle dans cette comé­die désespérée.

Au fond du Super­star Club, un groupe phi­lip­pin mas­sacre “Geor­gia On My Mind”. Le saxo­pho­niste est mau­vais, bien trop mau­vais pour faire oublier Cald­well. Mais per­sonne n’é­coute vrai­ment. La musique n’est qu’un papier peint sonore sur le mur de la solitude.

Je ne retrou­ve­rai jamais Jim­my Cald­well. J’ai fini par l’ad­mettre. Il s’est dis­sous dans le grand nau­frage de cette époque, comme des mil­liers d’autres. Peut-être est-il mort à Vien­tiane pen­dant l’of­fen­sive du Têt. Peut-être a‑t-il chan­gé de nom et vit-il encore quelque part en Cali­for­nie, tra­vaillant dans une sta­tion-ser­vice, son saxo­phone remi­sé au fond d’un pla­card. Peut-être n’a-t-il jamais exis­té que dans l’i­ma­gi­na­tion col­lec­tive de ceux qui avaient besoin de croire qu’au milieu de cette débâcle morale, quel­qu’un avait joué une musique assez belle pour rache­ter le reste.

Ce qui reste, c’est Bang­kok elle-même, cette ville qui a tout vu, tout absor­bé, tout digé­ré. Les Amé­ri­cains sont par­tis en 1975 quand Sai­gon est tom­bée. Pat­pong et Soi Cow­boy ont sur­vé­cu, se recy­clant pour les tou­ristes japo­nais puis euro­péens. Les bars cli­ma­ti­sés sont tou­jours là, les filles aus­si, tou­jours aus­si minces et sou­riantes. Seule la musique a changé.

Mais cer­tains soirs, quand le vent souffle du fleuve et que la ville ralen­tit enfin son rythme fré­né­tique, on peut encore entendre un saxo­phone quelque part dans la nuit moite. C’est peut-être un enre­gis­tre­ment qui s’é­chappe d’un bar. C’est peut-être le fan­tôme de Cald­well qui joue encore pour Dao, quelque part entre le monde des vivants et celui des dis­pa­rus, là où Bang­kok garde tous ses secrets.

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