Encore un billet sau­vé des terres de l’oubli…

Tout a com­men­cé le jour où j’ai ouvert un livre de Jorge Luis Borges, un livre pré­fa­cé par l’auteur lui-même, El informe de Bro­die. Sans avoir per­sé­vé­ré dans la lec­ture de ce recueil de nou­velles, je me suis plon­gé dans la pré­face (que je n’aime pas lire en règle géné­rale, pour me plon­ger tout de suite dans la lec­ture), un texte court et dont la tour­nure m’a tout de suite inter­pel­lé. Voi­ci un extrait de ces mots:

Les der­niers contes de Kipling ne sont pas moins laby­rin­thiques et angois­sants que ceux de Kaf­ka ou ceux de James et leur sont, sans aucun doute, supé­rieurs ; mais en 1885, à Lahore, Kipling avait com­men­cé à écrire une série de récits brefs, d’une langue et d’une forme très simples, qu’il ras­sem­ble­rait dans un recueil en 1890. Beau­coup d’entre eux – In the House of Sud­dhoo, Beyond the Pale, The Gate of the Hun­dred Sor­rows – sont des chefs‑d’œuvre laco­niques ; je me suis dit un jour que ce qu’avait ima­gi­né et réus­si un jeune homme de génie pou­vait, sans outre­cui­dance, être imi­té par un homme de métier, au seuil de la vieillesse. Le pré­sent volume, que mes lec­teurs juge­ront, est le fruit de cette réflexion.

Je recom­mande cha­leu­reu­se­ment la lec­ture de ce livre, et sur­tout de la pré­face. C’est une mine d’or dans un salon. Ces mots, je le disais, m’ont inter­pel­lé, pour la simple et bonne rai­son que j’ai lu les contes de Kipling dont Borges parle. Ras­sem­blés en France et de manière très par­cel­laire dans un volume nom­mée L’homme qui vou­lut être roi (au Royaume-Uni aug­men­té et nom­mé Indian tales), ce recueil fait selon moi par­tie des plus beaux ouvrages qu’il m’ait été don­né de lire. J’en veux pour preuve ce magni­fique poème, L’Envoi:

And they were stron­ger hands than mine
That dig­ged the Ruby from the earth
More cun­ning brains that made it worth
The large desire of a King;
And bol­der hearts that through the brine
Went down the Per­fect Pearl to bring.

Lo, I have wrought in com­mon clay
Rude figures of a rough-hewn race;
For Pearls strew not the market-place
In this my town of banishment,
Where with the shif­ting dust I play
And eat the bread of Discontent.
Yet is there life in that I make,
Oh, Thou who kno­west, turn and see.
As Thou hast power over me,
So have I power over these,
Because I wrought them for Thy sake,
And breathe in them mine agonies.

Small mirth was in the making. Now
I lift the cloth that cloaks the clay,
And, wea­ried, at Thy feet I lay
My wares ere I go forth to sell.
The long bazar will praise but Thou
Heart of my heart, have I done well?

Hôpi­tal déser­té de Pove­glia à Venise — Pho­to © Rebec­ca Bathory

Borges, un vision­naire ayant per­du la vue. J’ai retrou­vé sa trace un peu plus loin, dans un livre que j’ai ache­té il y a bien long­temps uni­que­ment parce que je trou­vais la cou­ver­ture aus­si intri­gante que le nom de l’auteur. Il s’agit de L’invention de Morel d’Adol­fo Bioy Casares. Racon­ter cette his­toire sera faire insulte à son auteur, car il s’agit réel­le­ment d’un texte excep­tion­nel. Borges y est encore pré­sent car il est l’auteur de la pré­face, une autre pré­face étonnante.

Ste­ven­son, vers 1882, obser­vait que les lec­teurs bri­tan­niques dédai­gnaient un peu les péri­pé­ties roma­nesques et pen­saient qu’il était plus habile d’écrire un roman sans sujet, ou avec un sujet infime, atro­phié. (…) Telle est, sans doute, l’opinion com­mune en 1882, en 1925 et même en 1940. Quelques écri­vains (par­mi les­quels il me plaît de comp­ter Adol­fo Bioy Casares) croient rai­son­nable de n’être pas d’accord. (…) En espa­gnol, les œuvres d’imagination rai­son­née sont peu fré­quentes et même très rares. Nos clas­siques pra­ti­quèrent l’allégorie, les exa­gé­ra­tions de la satire ou bien, par­fois, la pure inco­hé­rence ver­bale ; par­mi les œuvres récentes, et je n’en vois pas, sinon tel conte des Forces étranges ou tel autre de San­tia­go Dabove : tom­bé dans un injuste oubli. L’invention de Morel (dont le titre fait filia­le­ment allu­sion à un autre inven­teur insu­laire, à Moreau) accli­mate sur nos terres et dans notre langue un genre nouveau.

Quelle audace de sa part quand il finit par:

J’ai dis­cu­té avec son auteur les détails de la trame, je l’ai relue : il ne me semble pas que ce soit une inexac­ti­tude ou une hyper­bole de la qua­li­fier de parfaite.

A la lec­ture de l’invention de Morel, on tombe dans un monde étrange, une île moite et soli­taire, sur laquelle s’ébat (ou plu­tôt tente de sur­vivre) un homme en fuite, seul, arpen­tant des endroits autre­fois somp­tueux mais désor­mais à l’abandon. J’avoue que suivre le fil de l’aventure ne m’a pas été facile, car l’auteur brouille les cartes du début à la fin.

Je mon­tai l’escalier : c’était le silence, le bruit soli­taire de la mer, une immo­bi­li­té tra­ver­sée de fuites de mille-pattes. J’eus peur d’une inva­sion de fan­tômes, une inva­sion de poli­ciers étant moins vrai­sem­blable. Je pas­sai des heures, ou peut-être des minutes, der­rière les rideaux, affo­lé à l’idée de la cachette que j’avais choi­sie (…). Puis, je me ris­quai à visi­ter soi­gneu­se­ment la mai­son, mais mon inquié­tude per­sis­tait : n’avais-je pas enten­du, tout autour de moi, ces pas clairs qui se dépla­çaient à dif­fé­rentes hauteurs ?

Le décor est plan­té, il s’y passe quelque chose de tota­le­ment irréel, dans une ambiance ter­ri­ble­ment ten­due alors qu’un seul per­son­nage évo­lue dans un décor situé entre Shi­ning et Apo­ca­lypse now.

C’est dans ces moments d’extrême angoisse que j’ai ima­gi­né ces expli­ca­tions vaines et injus­ti­fiables. L’homme et le coït ne sup­portent pas de trop longues intensités.

Pho­to d’en-tête © Mass­mo Relsig

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