Voi­ci une des plus belles lec­tures qui m’ait été don­né de dévo­rer ces der­niers temps. On vous pro­met un récit digne des mille et une nuits et on se retrouve dans un récit de voyage fan­tasque aux cou­leurs de l’o­rient magique et incer­tain, à mi-che­min entre les errances de T.E. Law­rence et les récits lan­gou­reux de Paul Bowles dans un décor irréel de vent et de sable, dans un monde d’hier qui n’existe plus et qu’on ne pour­ra retrou­ver. On retrou­ve­ra les figures mythiques de Fay­çal et de Law­rence au beau milieu du désert, mais aus­si des his­toires de pierres fan­tômes et de sta­tues cachées.

On repart donc tan­dis que, de leur côté, Samuel et ses vingt-cinq guer­riers, depuis l’oa­sis de Badr, galopent en direc­tion du levant. Au bout de trois jours, le doute s’ins­talle en eux, ils s’ar­rêtent, tournent en rond et se mettent à explo­rer les diverses pistes qui s’offrent, celle de Mous­bat, puis celle de Bir Fou­ra­wia, et aus­si celle qui relie Gimr à Tei­ga jus­qu’à ce que, un après-midi un groupe de cava­lier reçoive en pleine rétine l’é­clat de soleil ren­voyé par un sin­gu­lier tes­son et découvre, au croi­se­ment des pistes de Qum­qum et de Dar Tama, le miroir de bronze posé contre un aca­cia. Son tain de plus en plus glauque est encore capable de reflé­ter la piste déserte, les bos­quets verts et pous­sié­reux — et peut-être a‑t-il aus­si reflé­té durant les jour­nées pré­cé­dentes l’i­mage des gazelles pas­sant au galop, de hyènes lentes et fure­teuses et d’au­truches guin­dées. Après cette décou­verte, Samuel et sa troupe n’ont plus qu’à pous­ser un peu vers le sud le long de cette piste et voi­là qu’ap­pa­raît, cou­ron­nant un bos­quet de genêts sau­vages, l’une des portes sculp­tées du palais Abyad, puis, à une jour­née de marche, une par­tie de la fon­taine au décor mau­resque vert et tur­quoise, aban­don­née sous un bao­bab. « Il s’est pas­sé quelque chose » a décla­ré Samuel. Lorsque se suc­cèdent, toutes les demi-jour­nées, les pierres de taille numé­ro 105 (« salle d’ap­pa­rat »), puis numé­ro 72 (« appui de fenêtre divan des femmes »), puis 42 (« sou­bas­se­ment mur gale­rie »), il com­prend la rai­son qui a pu pous­ser Cha­fic à réagir ain­si et presse le pas, pas­sant désor­mais sans même s’ar­rê­ter devant les mor­ceaux de plus en plus riches balan­cés dans la savane comme de vieux chif­fons, et il rejoint la cara­vane au moment où elle vient de reprendre la route après les conci­lia­bules et les disputes.

Ethereality of Eternity

Pho­to © Hamed Saber

Samuel, un Liba­nais raf­fi­né pris dans les tour­ments de la guerre, erre dans le désert et ren­contre une cara­vane dont le char­ge­ment et la des­ti­na­tion sont autant de fan­tai­sies pour la rai­son dans cet uni­vers inhos­pi­ta­lier. Celui qui mène cette cara­vane a démon­té un palais pièce par pièce pour aller le vendre aux tri­bus nomades du désert… autant dire que le pari est per­du d’a­vance. C’est cette his­toire colo­rée, tru­cu­lente et sen­suelle que nous raconte Maj­da­la­ni avec un verbe rapide et enro­bé, plein d’hu­mour et de sensualité.

Il croit être sûr de son effet, mais Samuel le regarde dans les yeux en fai­sant remar­quer que déci­dé­ment, dans cette par­tie du désert, tout le monde connaît d’Ar­gès, tout le monde l’a aidé et tout le monde a fini par le tra­hir. Et voi­là Zeid qui éclate de rire, et qui clame que ça c’est sûr, que Dar­jis a été très res­pec­té dans ces régions, que les chefs étaient à ses ordres, que par­tout les che­mins et les oasis sont mar­qués de sa pré­sence, que son nom est gra­vé sur bien des rochers et bien des troncs de pal­miers, que les sculp­teurs de l’an­cien temps ont sculp­té son por­trait et frap­pé les pièces d’or à son effi­gie sans le savoir et que le désert l’aime tant que si, dans un endroit où il y a de l’é­cho on crie n’im­porte quel mot, l’é­cho ren­voie le nom de Dar­jis (et il pro­nonce lui aus­si le mot en accen­tuant for­te­ment la der­nière syl­labe). Samuel, ce fils des vieux poètes de la mon­tagne liba­naise, se dit que voi­là sans doute la plus belle ode amou­reuse que l’on ait pro­non­cé dans ces contrées depuis long­temps, et il regarde Zeid avec une admi­ra­tion cer­taine. Mais il n’en laisse rien paraître.

Cara­van­sé­rail, Cha­rif Majdalani
Edi­tions Seuil
Col­lec­tion Points Grands Romans

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