Les créa­tures de la nuit

Ubud sto­ries #5

La jour­née se ter­mine sur Ubud, l’a­près-midi touche à sa fin. Il fait très chaud et mon corps est incroya­ble­ment las. J’ai mal au crâne, haras­sé par la fatigue, les heures de som­meil per­dues dans le long tra­jet qui m’a ame­né jus­qu’i­ci. J’ai comme l’im­pres­sion que je ne ver­rai pas le soleil se cou­cher tant je ne pense qu’à une seule chose ; aller me cou­cher. Sur le che­min du retour vers l’hô­tel, je mange une assiette de mie goreng, un riz frit aux légumes, la ver­sion indo­né­sienne du riz can­ton­nais, mais la nour­ri­ture ne trouve pas grâce à mes yeux ; je m’en­dors à moi­tié dans mon assiette… 

J’ai l’im­pres­sion de titu­ber en essayant de retrou­ver mon che­min vers l’hô­tel. Le ciel prend des teintes vio­la­cées en tom­bant der­rière l’ho­ri­zon et les fan­tômes de la nuit ont ten­dance à venir dan­ser dans mes pas. Je ne sais pas pour­quoi mais j’ai l’im­pres­sion de mar­cher beau­coup plus qu’à l’al­ler pour retour­ner là d’où je viens. Autour de moi, ce ne sont que des rizières et des champs nus où par­fois beuglent des bœufs débon­naires, des champs que rien ne dis­tinguent d’autres champs.

L’in­croyable symé­trie des rangs de riz plon­gés les pieds dans l’eau me donne le tour­nis. J’es­saie d’y trou­ver l’er­reur, mais tout est plan­té au cor­deau, rien ne dépasse ; le tra­vail des hommes et des femmes qui ont pro­cé­dé à cette belle ouvrage (oui, ouvrage est aus­si fémi­nin) me donne une idée de la rigueur qu’il faut pour culti­ver ce fécu­lent qui nour­rit plus de la moi­tié de la planète.

Pour la pre­mière fois de ma vie, j’en­tends de mes propres oreilles le son impro­bable des métal­lo­phones frap­pés au maillet que les musi­ciens de Bali jouent avec fer­veur pour faire vivre leurs tra­di­tions, le game­lan. Dans la pénombre d’U­bud, je per­çois der­rière les murs d’une grande bâtisse, le son à la fois métal­lique et doux d’un orchestre qui joue métho­di­que­ment la par­ti­tion d’un bal­let incon­nu, joué à l’autre bout du monde connu.

Le game­lan (la langue de l’In­do­né­sie, le baha­sa indo­ne­sia, s’é­crit avec l’al­pha­bet latin, et le fait de ne pas pro­non­cer le “e” dans cer­tains mots est par­fois décon­cer­tant. Ain­si, on pro­nonce le mot game­lan, gam’­lan) vient du fond des âges, d’une époque si loin­taine qu’on peut en aper­ce­voir les pré­mices sur les bas-reliefs de Boro­bu­dur. En décou­vrant le game­lan, on finit par s’en trou­ver envouté.

Des fris­sons par­courent ma peau, je me sens fébrile en même temps qu’une cer­taine exci­ta­tion me sai­sit. Je sais où je suis, je m’en rends compte et ne prends pas for­cé­ment la mesure de ce qui m’ar­rive. Je suis à Bali. L’air que je res­pire est bali­nais. Je peine à retrou­ver mon che­min et par­tout autour de moi, tan­dis que la nuit tombe, des voix insanes se lèvent des four­rés, des rizières, des cris bes­tiaux d’in­sectes ou de batra­ciens que je n’ai jamais enten­du, je ne sais pas ce que c’est, je ne connais plus rien, je suis com­plè­te­ment perdu…

J’ar­rive fina­le­ment à retrou­ver mon che­min dans l’obs­cu­ri­té de cette terre qui a tour­né vers l’est et dont on ne dis­tingue plus les contours. L’hô­tel n’est qu’un minus­cule point dans la cam­pagne d’une ville qui res­semble à une grosse bour­gade rurale, une vague qui s’é­croule der­rière les rizières à flanc de coteau. Un simple che­min de terre y mène, un che­min si étroit qu’un faux pas dans les ténèbres suf­fi­rait à rendre hasar­deux, pas­sible d’une visite sur­prise aux créa­tures de la nuit qui, cer­tai­ne­ment autant effrayées que le pas­sant, se tai­raient d’un seul coup.

Je des­cends le petit che­min qui mène à ma chambre, seule­ment illu­mi­né par endroit de quelques lou­piotes souf­fre­teuses. Une sta­tue de Ganesh apai­sé semble me sou­hai­ter la plus belle des nuits, n’at­ten­dant rien d’autre qu’une révé­rence avant de pas­ser son chemin.

Je m’é­crase lamen­ta­ble­ment sur mon lit, sans pou­voir bou­ger, à peine déran­gé par la cha­leur, les bruits du dehors et tout ce qui pour­rait se pas­ser dans le monde. Pas ques­tion de dîner ce soir, je ne res­sors plus et m’en­dors comme un ange au para­dis ; il est à peine 19h30.

Quelque chose me réveille à 1h30, pen­sant que la nuit est déjà ter­mi­née. J’ai lais­sé la porte de la chambre grande ouverte mais je sais que je ne risque rien. Je me ren­dors qu’à 7h00 après avoir fait un tour de cadran.

Moment récol­té le 21 février 2014. Écrit le 6 février 2019.

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