Ubud. Évi­dem­ment, ça ne se pro­nonce pas à la fran­çaise, mais avec des “ou” bien ronds et bien rebon­dis comme le ventre d’un macaque. Ubud. Un nom impro­bable, pas impro­non­çable, mais qui fait pen­ser à une boule, douce et presque un peu trop ven­true. Ubud, c’est une petite kelu­ha­ran d’un kaca­ma­tan d’une kebu­pa­ten de la pro­vince de Bali, île impro­bable d’un pays qui l’est encore plus. Voi­ci un bout du monde à mille lieues de ce qui est fami­lier pour moi, l’exact oppo­sé, l’in­con­ci­liable, pour ne pas dire l’im­pen­sé total. Je ne sais même plus com­ment il a pu se pro­duire cet évé­ne­ment aus­si impro­bable pour moi que de me rendre en Indo­né­sie. Cer­tai­ne­ment une absence momen­ta­née, le doigt qui glisse sur le cla­vier et qui sug­gère une autre des­ti­na­tion que celle pré­vue, l’ac­ci­dent ori­gi­nel et impu­dique d’une nais­sance qu’on n’au­rait pas eu le temps d’avorter…

Logo de la Com­pa­gnie néer­lan­daise des Indes orien­tales (Veree­nigde Oost-Indische Compagnie)

Le dra­peau rouge et blanc du pays vient d’une des plus grandes îles de l’ar­chi­pel, de Java pré­ci­sé­ment, et marque l’a­vè­ne­ment du royaume Maja­pa­hit suite à la rébel­lion de Jaya­kat­wang de Kedi­ri contre Ker­ta­ne­ga­ra de Sin­ga­sa­ri en 1292. Ça pour­rait presque paraître anec­do­tique, mais c’est là un mor­ceau d’une his­toire qui nous est incon­nue, parce que l’In­do­né­sie nous est incon­nue et son his­toire en par­ti­cu­lier. On n’a peut-être rete­nu que l’his­toire de la Veree­nigde Oost-Indische Com­pa­gnie, la Com­pa­gnie des Indes Orien­tales, des Moluques et de ses giro­fliers, et encore, ça ne parle cer­tai­ne­ment pas à grand-monde. De toute façon, l’His­toire en géné­ral nous est incon­nue. On ne sait rien. On ne sait plus rien, on oublie jus­qu’à notre propre nom qui fini­ra dans le cani­veau des grandes antho­lo­gies. Alors l’His­toire, celle avec un grand H, tout le monde s’en tamponne.

L’In­do­né­sie est un pays impro­bable. Il n’existe pas tant qu’on n’en a pas fait la connais­sance. Une langue offi­cielle qui s’ap­pelle baha­sa indo­ne­sia, 742 langues dif­fé­rentes répar­ties entre 258 mil­lions d’ha­bi­tants eux-mêmes dis­sé­mi­nés sur 13466 îles, pays le plus musul­man du monde au regard du nombre d’ha­bi­tants… rien que ces don­nées sonnent comme des étran­ge­tés de l’es­prit, des biais, des Égyptes men­tales. Mais reve­nons-en à Ubud, car c’est la des­ti­na­tion de mon voyage, pour l’ins­tant. Ubud vient d’un mot indo­né­sien, ubad, signi­fiant méde­cine. Il fal­lait se méfier dès le départ de cette incon­grui­té. Une ville qui se nomme méde­cine ne peut être tota­le­ment dans l’u­sage entier de ses facul­tés, il y a quelque chose de caché qui ne se donne pas for­cé­ment à voir du pre­mier coup, un mys­tère à lever. Il me semble qu’il m’est venu à l’i­dée de par­tir en Indo­né­sie à la lec­ture d’ar­ticles sur Suma­tra, les Célèbes, les Moluques, des noms qui sont autant de reli­quats des anciennes courses aux épices, du temps où les navi­ga­teurs fla­mands gar­daient pré­cieu­se­ment pour leur empire le secret inavouables de la culture du Syzy­gium aro­ma­ti­cum, cet arbre endé­mique des îles qui peut atteindre la hau­teur de vingt mètres et dont le bou­ton flo­ral, avant qu’il n’ar­rive au point de flo­rai­son et séché au soleil prend le nom déli­cat de clou de girofle. Il me semble même que le déclen­cheur de tout ça a été le livre Chas­seurs d’é­pices de Daniel Vaxe­laire. Mais je ne sais plus et plus que le moyen d’y arri­ver, c’est le fait d’y arri­ver qui compte à pré­sent. Le seul fait avé­ré c’est qu’a­vant d’ar­ri­ver ici, je suis pas­sé par Istan­bul et Bang­kok ; aucune logique autre que la dia­go­nale de l’es­prit dans ces voyages, rien d’autre à rete­nir que l’his­toire, plu­tôt que les détails qui la font.

Tous les voyages com­mencent à Paris et le début du voyage prend forme dans les pre­miers jours où tout prend forme ; quelle valise, soute ou cabine, quel appa­reil pho­to, de quoi prendre des notes, de quoi bou­qui­ner aus­si, des usten­siles aus­si inutiles qu’en­com­brants, tout le pos­sible pour vous détour­ner de l’ob­jet pre­mier et qui ne compte pour rien dans l’af­faire. Ce que je retiens en pre­mier lieu, c’est cette migraine tenace qui m’a empê­ché de m’en­dor­mir dans l’a­vion qui filait vers Dubaï. J’ai tour à tour eu chaud, froid, envie de vomir, envie d’al­ler aux toi­lettes, eu ter­ri­ble­ment soif, au bord de la déshy­dra­ta­tion, chaud, des gouttes de sueur per­lant sur mon front, hypo­gly­cé­mie, voile noir… une angoisse ter­rible qui me susur­rait à l’o­reille que j’é­tais en train de mou­rir à dix-mille mètres quelque part au-des­sus de l’A­ra­bie Saou­dite ou du Golfe Per­sique ; triste fin pour le voya­geur qui n’a même pas atteint Jakar­ta. Encore une fois, j’ar­rive enfin à m’as­sou­pir lorsque l’a­vion amorce sa des­cente en tour­noyant au-des­sus du sable de Dubaï. Un café et un jus d’o­range dans l’aé­ro­port de tran­sit me reviennent à 8 euros. Pour ce prix, je m’a­muse à pen­ser que j’au­rais pu sor­tir prendre un taxi et faire le tour de la ville, his­toire de rater le pro­chain avion… mais je pré­fère ten­ter de me repo­ser en atten­dant, mais la peur de m’en­dor­mir pour de bon et de ne pas pou­voir mon­ter dans l’a­vion pour l’In­do­né­sie me rend ner­veux et ce sont de mau­vais rêves, entre deux som­meils, qui me main­tiennent éveillé, et peut-être en vie aus­si. Je déteste cet aéro­port qui n’est qu’une immense vitrine de luxe, à l’i­mage de la ville et de ces états du Golfe qui ne comptent que sur leur image pour atti­rer un cer­tain type de clien­tèle que je n’ai­me­rais pas croi­ser. Deux cachets ont rai­son de ma migraine et de tout ce qui l’accompagne.

Indonésie - jour 1 - 04 - Dubaï

Mon escale est ter­mi­née et l’a­vion des­cend enfin sur Jakar­ta dans l’air du soir, avec des trem­ble­ments de satis­fac­tion, ou de ter­reur, sur un tar­mac détrem­pé ; l’a­vion gronde, sup­plie, la grosse bête qu’est l’A380 arrive enfin à se poser en ayant pro­cu­ré quelques belles suées au voya­geur, et peut-être aus­si au per­son­nel navigant.

La pre­mière chose que je fais en arri­vant à Jakar­ta, c’est filer aux toi­lettes pour me chan­ger, pas­ser quelques vête­ments légers ; la cli­ma­ti­sa­tion du ter­mi­nal fonc­tionne bon an mal an et j’ai besoin de me faire absor­ber par l’air ambiant. Je trans­pire non pas de cha­leur mais comme si déjà j’é­tais pris dans les griffes d’un mal sor­dide, une fièvre tro­pi­cale débi­li­tante alors que je ne suis même pas encore sor­ti en ville. Une fois encore, je me trouve en tran­sit. Je n’au­rais pas l’oc­ca­sion de voir Jakar­ta puisque j’at­tends un autre avion pour me rendre à Den­pa­sar, aéro­port de Bali. J’a­vais ima­gi­né qu’en arri­vant le soir à Jakar­ta, je n’au­rais qu’à attendre patiem­ment dans un petit coin de l’aé­ro­port sur des sièges confor­tables que le temps passe en dor­mant un peu sur les sièges confor­tables d’un salon cli­ma­ti­sé ; c’é­tait sans comp­ter que Soe­kar­no-Hat­ta fait figure d’aé­ro­port pro­vin­cial, un tan­ti­net cam­pa­gnard. Rien à voir avec un Suvar­nabhu­mi au mieux de sa forme. Rien ne se passe for­cé­ment comme on l’a­vait imaginé.

Indonésie - jour 1 - 06 - Aéroport de Jakarta

Il est plus de 23h00 et la vie com­mence à ralen­tir dans le petit aéro­port. Dans les espaces fumeurs à l’ex­té­rieur, là où les taxis attendent leurs clients, cha­cun de ceux qui m’ap­prochent ont du mal à com­prendre que je ne veux pas de taxis et je suis obli­gé de me jus­ti­fier à chaque fois que je reprends un avion le len­de­main. Tous com­prennent en acquies­çant et disent « Ah !! Den­pa­sar !! ». Eh oui. Une odeur de clou de girofle baigne l’air moite, par­tout où les hommes fument. Ce sont les kre­teks, des ciga­rettes fabri­quées ici et qui sup­plantent tout le mar­ché du tabac dans le pays. Aro­ma­ti­sées aux clous de girofle, par­fu­mées d’une sauce sucrée qui rend le filtre étran­ge­ment déli­cieux, elles pro­duisent un petit cré­pi­te­ment lorsque brûlent les clous, ce qui leur donne leur nom, comme une ono­ma­to­pée dont les Indo­né­siens sont friands. L’air est pesant, il vient de pleu­voir, l’hu­mi­di­té est à son maxi­mum et la cha­leur étouf­fante même après la pluie dilu­vienne qui vient de s’a­battre. Dans la lumière jaune de la nuit illu­mi­née par les lam­pa­daires, je pro­fite de ces pre­miers ins­tants sur ce conti­nent nou­veau pour admi­rer les visages buri­nés et bruns des hommes por­tant le song­kok, les robes bigar­rées des femmes por­tant toutes le voile, la ron­deur char­mante des visages d’en­fants et chez cha­cun cet air un peu débon­naire qui tra­duit une cer­taine manière de conduire sa vie. Ce pre­mier contact avec les Indo­né­siens me ravit ; ils ont tous l’air si gentils.

Je m’ar­rête dans un petit res­tau­rant près des arri­vées pour dîner d’un Ipoh lun mee, une sorte de bouillon dans lequel flottent des nouilles plates et de la viande hachée que je ne sau­rais pas iden­ti­fier. Les épices me brûlent le gosier, mais j’ai tel­le­ment faim et suis si fati­gué que je pour­rais man­ger mes doigts sans m’en rendre compte. Dehors, la patrouille aéro­por­tuaire passe dans une espèce de taxi 4x4 qui pousse d’étranges glous­se­ments que des types assis par terre imitent en se mar­rant. J’es­saie vai­ne­ment de trou­ver un siège libre pour me poser et dor­mir un peu, mais tous les fau­teuils sont assaillis par des familles entières ; le sol est suf­fi­sam­ment sale pour que je n’ose pas m’y allon­ger. Fina­le­ment, je trouve un petit hall cli­ma­ti­sé près de la porte de la mos­quée de l’aé­ro­port où je pose ma valise sous le regard amu­sé d’une famille qui doit s’é­ton­ner de voir un occi­den­tal par­ta­ger le même espace qu’eux. Je pose ma valise et tente de trou­ver une posi­tion allon­gée pas trop dou­lou­reuse pour mon corps osseux et four­bu de fatigue. M’en­dor­mir est à la fois un pari et un dan­ger ; j’ai juste besoin de récu­pé­rer un peu avant de repar­tir et la peur de m’en­fon­cer dans un som­meil trop pro­fond serait l’as­su­rance pour moi de rater ma cor­res­pon­dance, alors je m’a­ban­donne quelques ins­tants dans un som­meil de sur­face, en léger éveil, afin de pou­voir réagir rapi­de­ment… Je dors peut-être une heure, une toute petite heure à la fois longue et dif­fi­cile, avant de me reprendre et de me diri­ger vers les comp­toirs d’en­re­gis­tre­ment encore fer­més. Après tout s’en­chaîne ; le visage char­mant des hôtesses à l’en­re­gis­tre­ment, les orchi­dées blanches posées sur les comp­toirs, les longs cou­loirs vides et les ran­gées de trol­leys qui n’at­tendent visi­ble­ment per­sonne, les bou­tiques duty-free fer­mées, les colonnes de bois sou­te­nant un toit pen­tu, les lustres en bam­bou et papier et les orchi­dées de toutes les cou­leurs, raf­fi­nées, les dis­tri­bu­teurs de billets étin­ce­lants et les pre­miers tableaux d’af­fi­chage des vols égre­nant des noms de villes dont je n’ai jamais enten­du par­ler… Balik­pa­pan, Pekan­ba­ru, Kua­la­na­mu… Plus qu’un bout du monde, j’ai l’im­pres­sion d’être dans un autre monde, étran­ger per­du, incon­gru par­fait, presque tota­le­ment hors-pro­pos. L’es­pace de l’aé­ro­port me per­met­tant d’at­tendre mon avion pour Den­pa­sar n’est pas cli­ma­ti­sé mais réfri­gé­ré. Il faut comp­ter encore une bonne heure avant que la porte ne soit ouverte ; impos­sible de s’as­sou­pir dans un froid pareil et sur­tout dans ce hall où les enfants crient comme s’il était quatre heures de l’a­près-midi et où cha­cun vit sa vie sans se pré­oc­cu­per de l’autre. Éton­nam­ment, il n’y a pas un seul Occi­den­tal à l’horizon.

Indonésie - jour 1 - 10 - Aéroport de Jakarta

Chan­ge­ment de décor. Den­pa­sar, sur l’île de Bali, aéro­port inter­na­tio­nal sans inté­rêt, ville à la fois cos­mo­po­lite et sans charme, entiè­re­ment tour­née vers la mer. Ce n’est qu’une escale éloi­gnée de plus d’une heure d’U­bud que je rejoins avec un taxi qui res­semble plus à un van déla­bré. La route qui mène jus­qu’à Ubud est droite, large et dan­ge­reuse, tout le monde y roule à une allure exces­sive ; je n’en retiens que les pre­miers pay­sages de rizières qui s’é­tendent à perte de vue, les mai­sons si carac­té­ris­tiques avec leur enceinte et les por­tails monu­men­taux taillés dans cette pierre vol­ca­nique sombre, les ven­deurs de sta­tues hin­doues et de paniers regrou­pés en cor­po­ra­tions sur le bord du che­min, der­rière les para­pets. Je suis tel­le­ment exté­nué que je ne vois plus rien, le chauf­feur de taxi sachant exac­te­ment où je vais, je n’ai plus à me pré­oc­cu­per de rien et je m’ef­fondre dans un som­meil lourd que même la beau­té du pay­sage et la nou­veau­té du lieu n’ar­rivent à pas faire taire. Je m’en­dors dans les cahots de la route pour me retrou­ver encore plus éteint sur une route de cam­pagne défon­cée, dans les rizières, à la plus extrême pointe du monde connu… quelques kilo­mètres plus loin et l’on arri­vait dans des lieux qui n’ap­pa­raissent sur aucune carte… Un peu plus et je som­brais dans le chaos.

Indonésie - jour 1 - 16 - Ubud

En tirant ma valise sur le che­mins de terre qui borde des champs de riz, je me demande ce qui m’attend…

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