J’a­vais déjà par­lé d’un tableau de Miche­lan­ge­lo Meri­si (Cara­vage), la Voca­tion de Saint-Mat­thieu, fai­sant par­tie d’un trip­tyque rela­tant trois moments impor­tants de la vie de Mat­thieu avec Saint-Mat­thieu et l’ange et le Mar­tyre de Saint-Mat­thieu, des­ti­né à déco­rer l’au­tel de la cha­pelle Conta­rel­li de l’église Saint-Louis-des-Fran­çais de Rome. Avant que ne vienne au jour la ver­sion que l’on peut admi­rer actuel­le­ment de l’ins­pi­ra­tion de Saint-Mat­thieu, Cara­vage avait pro­duit une toile de grande taille (232 x 183cm) repré­sen­tant l’ange gui­dant la main de Saint-Matthieu.
Bien.
Seule­ment, les choses ne sont pas aus­si simples. Il ne suf­fit pas d’a­voir le vent en poupe, d’être un peintre avec pignon sur rue et de peindre ce qui nous semble bon pour évo­quer la com­mande et res­pec­ter le cahier des charges, d’a­voir un talent incroyable et une audace de génie pour s’en sor­tir. Alors pour ten­ter de com­prendre ce qui cloche, appre­nons à regar­der ce que nous avons sous les yeux pour voir ce que nous ne voyons pas.

Nous voyons deux per­son­nages. La pre­mier, le plus impor­tant est Saint-Mat­thieu, le second est l’ange qui ins­pire l’a­pôtre pour lui dic­ter ce qui sera l’E­van­gile — par­don­nez-moi l’ex­pres­sion, mais c’est quand-même un gros mor­ceau. Étu­dions ce que nous voyons pour éven­tuel­le­ment en ana­ly­ser les pos­tures. L’homme est assis sur un curule, por­tant gau­che­ment (1) le livre sur lequel il écrit, genoux croi­sés (2), le pied ten­du vers le spec­ta­teur (3), les jambes cou­vertes de pous­sière (4), la main mal assu­rée et épaisse (5) gui­dée par celle de l’ange (6), l’air un peu — par­don­nez-moi — ahu­ri, pataud (7), genoux et coudes nus (8). Disons-le net­te­ment, nous avons ici 8 argu­ments suf­fi­sants pour réprou­ver cette œuvre d’art et l’empêcher d’être éle­vée au rang de pein­ture d’au­tel (du point de vue de l’Église, naturellement).

(1) Le fait que Mat­thieu porte le livre gau­che­ment le rend mal­adroit et indique clai­re­ment que c’est le genre d’ob­jet qu’il n’est pas habi­tué à manipuler.
(2) Les genoux croi­sés révèle une cer­taine désin­vol­ture, une « épais­seur » qui ne sied pas à un évangéliste.
(3) Ce pied ten­du peint avec un rac­cour­ci fait clai­re­ment appa­raître un débor­de­ment de la toile et pro­jette le pied en direc­tion du spec­ta­teur dans une trop grande proximité.
(4) Mat­thieu a les jambes cou­vertes de pous­sière (même si on le voit peu sur cette repro­duc­tion), comme un vul­gaire homme du peuple.
(5) Tout indique que Mat­thieu, s’il sait comp­ter au vu de son métier, a l’air d’a­voir un peu de mal à écrire…
(6) Impres­sion ren­for­cée par le fait que l’ange guide sa main au point qu’on se demande si ce n’est pas lui qui écrit avec la main de Matthieu.
(7) L’air naïf qui lui est impri­mé n’est pas à son avan­tage. C’est un peu comme s’il s’é­mer­veillait de cette écri­ture qui nait sous la plume que sa main tient, gui­dée par celle de l’ange.
(8) Genoux et coudes sont nus, ce qui n’est guère conve­nable, quand bien même Mat­thieu serait un homme simple et humble…

L’im­pres­sion don­née par la toile fait de Mat­thieu un per­son­nage beau­coup trop natu­rel, trop proche du qui­dam pour figu­rer dans une église de la sorte. Le tableau est reje­té par ses com­man­di­taires, jugé ton peu bien­séant, trop­po natu­rale… Meri­si sera obli­gé d’en conduire une autre ver­sion, beau­coup moins atta­chante, et sur­tout beau­coup plus conventionnelle.

La pre­mière ver­sion, dont il n’existe aucune repro­duc­tion en cou­leur a été por­tée dis­pa­rue, consi­dé­rée comme détruite, suite aux bom­bar­de­ments mas­sifs dont a été vic­time Ber­lin en 1945, notam­ment sur le Kai­ser Frie­drich Museum, aujourd’­hui Bode-Museum.

S’il n’a­vait pas été refu­sé, il serait aujourd’­hui en bonne place dans une église de Rome…

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