Lorsque Joseph Kes­sel nous emmène à Hong-Kong, il ne nous laisse pas à la gare avec nos valises en nous don­nant ren­dez-vous dans le hall d’un quel­conque hôtel de seconde zone, ce n’est pas le genre, il nous emmène là où ceux avec qui il a voya­gé l’ont emme­né, dans les lieux éloi­gnés des tou­ristes, là où on n’o­se­rait pas mettre les pieds sans avoir contac­té au préa­lable son ambassade.

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Il nous emmène sur les hau­teurs de l’île, vers la tour qui sur­plombe la ville et attire le regard. On apprend que celui qui a fait construire ces jar­dins n’est autre que l’in­ven­teur du fameux baume du tigre, Aw Boon Haw, un Bir­man expa­trié en Chine qui avait vite com­pris que pour vendre, il fal­lait maî­tri­ser les médias et la publi­ci­té. Il ache­ta donc plu­sieurs jour­naux et déve­lop­pa un véri­table empire à la Mur­doch, lar­ge­ment sou­te­nu par le com­merce de l’o­pium dont il était un des piliers.

La visite des jar­dins qu’il fit construire démontre que l’homme n’a­vait pas for­cé­ment bon goût.

La tour qui, d’a­bord, avait fixé mon atten­tion, n’a­vait en elle-même rien d’ex­tra­or­di­naire. Par contre, ce qui se trou­vait aux alen­tours sem­blait rele­ver d’un cau­che­mar bur­lesque et monstrueux.
C’é­tait une vaste pro­prié­té, mais dis­po­sée en hau­teur, parce qu’elle s’ac­cro­chait, comme tout domaine à Hong-Kong, au flanc du roc abrupt. On y accé­dait par un pre­mier esca­lier assez raide, qui par­tait de la route pour abou­tir à la ter­rasse d’une grande et somp­tueuse mai­son d’ha­bi­ta­tion, cer­née de fleurs et munie d’une pis­cine. Après quoi, l’on débou­chait sur un terre-plein et aus­si­tôt la folie commençait.
Car de là, dans un fouillis au pre­mier abord inex­tri­cable, par­taient en toutes direc­tions sen­tiers et pistes, gra­dins et degrés, arcades et gale­ries, allées et rampes qui, grim­pant, des­cen­dant, tour­nant en spi­rales, se mêlant, s’en­che­vê­trant, reve­nant au point de départ, com­po­saient un dédale informe, un laby­rinthe apla­ti contre une paroi de falaise. Et der­rière chaque pierre, sous chaque arbre, le long de chaque esca­lier, entre les colonnes, dans les pavillons et les kiosques innom­brables, au fond des arcades, au milieu des mas­sifs de fleurs, debout, assis, age­nouillés, cou­chés, tor­dus, lovés, ges­ti­cu­lant, rica­nant, gri­ma­çant, mena­çant, peints, sculp­tés, taillés dans le fer-blanc, la por­ce­laine, l’os, le bois, la cire, l’ar­gile, le plâtre, le stuc, mono­chromes, poly­chromes, iso­lés en groupes, en masses, en foules, grouillaient, four­millaient d’une exis­tence fré­né­tique et silen­cieuse, des per­son­nages humains et bes­tiaux, des divinités,d es monstres, des démons et des symboles.
Les dra­gons énormes dres­saient leur gueule flam­boyante au-des­sus de l’herbe qui tapis­sait une éminence.
Un trou­peau d’é­lé­phants, trompes, oreilles, épaules et défenses confon­dues dans un affron­te­ment immo­bile, ser­vait de sou­bas­se­ment à une grande gale­rie ouverte, divi­sée par des colonnes.
Dans les niches, logeaient des sque­lettes sur les­quels sou­riaient des visages exta­tiques, et des guer­riers bar­bus, et des sor­ciers à long bon­net en pointe, et des rois cou­verts de parures, et des hideuses femmes nues, dont le ventre était lourd de fécon­di­tés malsaines.
Plus loin, un lapin déme­su­ré en por­ce­laine blanche sem­blait sor­tir de plantes grasses. Sous des arbres s’é­bat­taient des singes de plâtre aux museaux outran­ciers. Puis tout à coup, l’on voyait sur une pelouse un vieux mon­sieur chi­nois à jaquette verte adres­ser une sou­rire de Musée Gré­vin à une jeune fille en robe de brocart.
Et à mesure que l’on mon­tait, mon­tait sans fin, le long des sen­tiers qui se croi­saient, se nouaient et se dénouaient autour de l’axe du rocher, on décou­vrait sans cesse de nou­veaux asiles, des nou­veaux refuges — grottes en rocaille, socles contour­nés, kiosques d’une pré­cio­si­té hor­rible, pavillons posés de guin­gois pour un peuple de pein­tures, de sta­tues, de figu­rines incroyables par leur nombre, leur varié­té, leur vio­lence, leur lai­deur, leur obscénité.
Des arbustes, des buis­sons tor­tu­rés, des plantes inflé­chies contre nature, toute une végé­ta­tion naine, arti­fi­ciel­le­ment plan­tée et for­mée, mise au jour comme par sup­plice, entou­rait, enca­drait ce monde en minia­ture de monstres, de suc­cubes, d’a­ni­maux humains, d’hommes-chiens, oiseaux, ser­pents,  limaces, lézards, cet uni­vers d’êtres innommables.
C’é­tait un chaos, un enfer, un pan­théon, un pan­dé­mo­nium, une mytho­lo­gie de cau­che­mar. Tout y fai­sait son­ger aux fruits de la fièvre, du délire, de la démence.

Aw Boon Haw passe pour avoir été un per­son­nage odieux, un tyran. C’est en tout cas le por­trait qu’en fait Har­ry Ling, le com­pa­gnon de route de Kessel.

Au phy­sique : tra­pu, mas­sif, le cou bref, un masque immo­bile. Des yeux d’une acui­té presque insou­te­nable. Un man­geur terrifiant.
Au moral : un tyran capri­cieux, n’ayant que deux pas­sions : les affaires et les femmes. D’une pro­di­ga­li­té sans limites, pour l’os­ten­ta­tion, pour « la face ». D’une mons­trueuse ava­rice pour ceux qui le servaient.

L’œil s’a­muse du por­trait fait de son épouse, que la pho­to vient renforcer…

[La pho­to­gra­phie] repré­sen­tait, au milieu de deux com­pagnes plus jeunes et au sou­rire char­mant, une femme d’âge mûr, très petite et très râblée. Le visage était rond, apla­ti et le nez camus che­vau­ché de lunettes à mon­tures métal­lique. Mais il y avait sur tous les traits et, sin­gu­liè­re­ment, dans le vaste front bom­bé et dans une bouche ferme et pré­cise, l’ex­pres­sion d’une intel­li­gence pro­fonde et d’une éner­gie presque dure.

Hong-Kong tel que nous le brosse Kes­sel, est une ville sombre et bruyante, cras­seuse, boueuse et n’a rien avec l’i­dée qu’on s’en fait aujourd’­hui. En 1957, c’est encore une ville puzzle que l’ad­mi­nis­tra­tion bri­tan­nique a du mal à conte­nir. Tout y est inter­dit, la pros­ti­tu­tion, l’o­pium, et même le mah-jong dont le bruit fait par les tuiles pla­quées contre les tables enva­hit les rues, mais en réa­li­té, tout y pros­père avec la force d’un tigre, sur­tout lors­qu’on pose des billets sur les pau­pières des poli­ciers. Fait étrange, l’an­cienne cita­delle de Kow­loon City est une véri­table zone de non-droit qui n’ap­par­tient à per­sonne. Tous les truands et assas­sins s’y ras­semblent et lorsque la police y cherche quel­qu’un, elle com­mis­sionne d’autres assas­sins pour le rabattre jus­qu’aux portes de la ville. En 1987, lors­qu’elle com­mence à être détruite, sa den­si­té de popu­la­tion est de 1 923 076 habi­tants au km², ce qui en fait le quar­tier le plus den­sé­ment peu­plé du monde.

Avant d’ar­ri­ver au vil­lage iso­lé de Ren­nie Mil­ls (aujourd’­hui Tiu Keng Leng) et son cor­tège de vieux natio­na­listes nos­tal­giques de Tchang Kaï-Chek dont le nom est écrit à la chaux en immenses lettres blanches dans la col­line, où les femmes ont encore les pieds com­pres­sés dans d’im­mondes ban­de­lettes, nous arri­vons dans les ruelles boueuses d’une ville morte, han­tée par les fume­ries d’o­pium — la « boue étran­gère », tra­fic orga­ni­sé — qui dévore les corps et trans­forme les villes en refuges d’ombres.

Je mon­tai dans l’une des voi­tu­rettes. Georges — très léger — et le fumeur d’o­pium, dont le corps n’é­tait qu’un sac d’os­se­ments, se tas­sèrent dans l’autre.
Les rick­shaws, d’un bref coup de reins, déta­chèrent les roues de l’or­nière boueuse et prirent leur élan. Ils sem­blaient avan­cer sans peine d’une allure régu­lière, ryth­mée, aisée. Leurs pieds nus ne fai­saient qu’un bruit très faible.
Course irréelle, course de songe… Le clair-obs­cur des rues… Les misé­rables mai­sons blan­châtres… Des ombres humaines allant où et pour­quoi ? Des troupes d’en­fants tapis contre les murs comme de petits ani­maux tra­qués ou per­dus… Sou­dain un mar­ché en plein air, illu­mi­né de quin­quets, avec ses ven­deurs hâves, haillon­neux. Et puis de nou­veau la pénombre… des ter­rains vagues… et encore des bâtisses. Et la nuque ployée du rick­shaw… ses bras liés aux bran­cards, aus­si rigides, aus­si maigres. Et le son léger, caden­cé, des pieds nus…

De cette his­toire somme toute une peu sor­dide, on retien­dra l’am­biance pas­sa­ble­ment irréelle des mai­sons closes de luxe, où les femmes de toute la Chine viennent vendre leurs charmes, dans un pays qui n’a déjà plus d’yeux que pour ses financiers…

De cette race, le filles les plus belles se trou­vaient dans la mai­son de danse où Har­ry m’a­vait ame­né. Grandes pour la plu­part et toutes admi­ra­ble­ment faites, har­mo­nieuses dans chaque atti­tude et des mou­ve­ments si souples et déliés, que les os mêmes sem­blaient par­ti­ci­per à la suave mol­lesse de leur chair, elles avaient des visages d’un mode­lé à la fois ferme et comme fon­dant, la fraî­cheur lisse des pétales — cou­leur d’ambre clair — et une che­ve­lure de nuit étin­ce­lante. Elles ne por­taient pas les jupes ouvertes à mi-cuisse et les vestes mul­ti­co­lores que l’on voyait ailleurs, mais leurs robes étaient si ajus­tées, et d’é­toffes si déli­cates, qu’elles don­naient, à cause de la lumière sous-marine, l’im­pres­sion de ruis­se­ler sur ces corps cise­lés de sirènes.

Joseph Kes­sel, Hong-Kong et Macao. 1957
Folio Gal­li­mard, col­lec­tion voyages.

Toutes les pho­tos sont extraites du maga­zine LIFE

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