Aug 11, 2015 | Carnets de route (Osmanlı lale), Sur les portulans |
Beauport est comme un conte, un beau poème romantique de fin d’automne, lorsque le vent souffle sa dernière cantate, assis au fond de l’église. L’abbaye est une fronde à la vie austère, avec ses agapanthes qui lancent leurs pompons bleu-violet dans les airs, ses camélias aux tons rouge sang et ses massifs de buis indomptés.
On peut voir l’abbaye depuis la route qui longe la côte entre Paimpol et le bourg inconnu de Plouézec, au lieu-dit Kérity. De là où l’on est, on ne voit qu’une ancienne église de style gothique, au toit effondré, aux ouvertures sans vie, sans vitraux, son âme ouverte aux quatre vents, celui de la terre, mais surtout celui de la mer et des marécages… De loin, l’édifice fait penser à l’abbaye Saint-Mathieu, sise à la pointe du même nom, tout au bout de la terre. Ici, c’est un autre finis terrae qui nous attend, le point extrême entre le monde des vivants et le monde inconnu qui fit tant de veuves dans la région, veuves dont on peut presque voir le rocher depuis les jardins de l’abbaye, le monde de la mer.
Il ne reste ici quasiment aucun toit, à part quelques uns, certainement refaits depuis le temps, mais les bâtiments des moines sont presque tous à nu. On entre ici dans une grande salle qui devait être le réfectoire, par une petite porte sous une arche en plein cintre. De l’herbe sur le sol et par les grandes fenêtres sous d’autres arcs plein cintre recouverts de lichens et de mousses, on voit le jardin formé de quatre grands carrés. Un grand portail aujourd’hui ouvert donne accès à ce jardin qui devait autrefois subvenir aux besoins des gens d’ici. Flanqués de volutes, c’est une belle clôture entre le monde de l’esprit et le monde de la terre. Tout au bout du jardin, un autre portail, fermé celui-ci, donne sur le chemin de terre qui longe la côte et vient lécher les pieds des marécages et des prés salés le long du rivage. On n’est déjà plus sur terre, on est à mi-chemin entre la terre et la mer.
La salle capitulaire est ouverte au vent, indécise entre le fait d’être au-dedans ou au-dehors. Ici et là on trouve des arcs en anses de panier, ce qui n’est pas si commun dans les environs. Il ne reste plus parfois que les montants des fenêtres, taillés dans un beau granit qui résiste au temps, et surtout au climat qui a cet incroyable pouvoir d’en décourager plus d’un. La pierre et l’eau rendrait malade le plus aguerri des Bretons. Ajoutez à cela la solitude des lieux et le froid qui règne dans ces pièces venteuses et votre séjour sur terre devient le plus terrible des châtiments. Les esprits les plus cyniques diraient qu’en rajoutant une bonne couche de prières et de litanies, vous voilà prêts à embarquer pour les limbes plus vite que par la Nationale 12…
On a beau se promener sous les arcs-boutants aux parterres fleuris qui retiennent l’église de tomber, même si elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, on y trouve peu de motifs de réjouissements. Le jardin carré qui devait servir de cloître, là où l’on trouve aussi les lavabos, est entouré d’ombres et la végétation se greffe dans le moindre petit espace vide, accroche ses crampons à la pierre déjà attaquée par les lichens, s’offre le luxe de s’installer où bon lui semble. On regretterait presque le fait que l’église n’ait pas été restaurée avec l’ajout d’un belle toiture en bois massif et en ardoises luisantes sous la pluie du large, mais l’endroit est suffisamment sombre et beau comme cela pour ne pas en rajouter. Et puis ce n’est pas si courant que de trouver de l’herbe grasse sur le sol d’une église.
On se perd dans le dédale des arcs rampants et dans la salle aux belles ogives larges où l’on trouve une grande cheminée qui devait à peine tromper son monde en donnant l’illusion qu’on pouvait chauffer cette immense espace incontrôlable. J’en frissonne sous ma robe de bure rien que d’y songer. Les murs sont attaqués par les lichens noirs et les champignons, signe que rien n’y fait… Dédale de pierre aux fenêtres ouvertes sur la mer, colonnes dont le pied est mangé par les crocosmias et les pivoines, les murs sont alors envisagés par les bignones (campsis radicans) qui n’ont pas encore le loisir de fleurir en ce mois d’avril. Les colonnes de l’église, elles, sont entreprises par les tapis de pervenches aux fleurs délicates et d’un bleu profond. Sous les lierres grimpants et dans les feuillages des hortensias, on imagine entendre le plain chant des moines, pauvres hères condamnés à la vie régulière sous la statue hautaine de Saint Benoît, les tançant de son regard absent et grave avant même qu’ils n’aient commis le moindre pêché connu… Déjà ils sont pêcheurs, avant même d’avoir mis le nez dehors, déjà ils doivent confesser leur existence, quoi qu’on en dise, quoi qu’on en pense. Les anciens bandits des grands chemins et autres truands à la petite semaine auront plus de boulot que les autres, mais il faut bien de nouvelles âmes à sauver.
Mélange curieux de roman tardif, de gothique flamboyant hésitant et pas trop marqué (on est chez les frères, tout de même…), de Renaissance bretonne (vraiment particulier ici) qu’on appelle du bout des lèvres « style Beaumanoir », les dentelles de pierre dessinant les emplacements des vitraux font presque figures de fantaisie déplacée.
On peut faire le tour de l’abbaye dans la fraîcheur des débuts de soirée au printemps, en passant par les jardins, en longeant les hauts murs qui plongent leurs pieds dans la fange des marécages. Ici un arbre pousse dans l’eau saumâtre, préfiguration du bayou. Là on imagine parfaitement les nids de moustiques, nappes peu profondes regorgeant de larves prêtes à bondir hors de leur trou.
Beauport s’éteint sur la grève, Beauport nous transporte dans un autre temps, figé, somptueux, austère. Beauport, qu’on appelle Boporzh en breton, est le lieu qui rattache les vivants à leurs morts. Chargé d’histoire, le lieu se prête aux histoires qu’on imagine soi-même pour s’expliquer rationnellement ce qui ne l’est pas. Abbaye les pieds dans l’eau, fantomatique, religieuse jusqu’au bout des ongles, elle sent la dentelle noire amidonnée et les photos jaunies des ancêtres entrés dans les ordres, la relique sous verre, un peu moisie comme un souvenir de Lourdes ramené par un grand-mère très pieuse.
Entrez à Beauport, sortez-en aussi, laissez-vous retenir par ses griffes acérées, son calme impénétrable, loin des atours de la ville et sur la route de Compostelle, laissez-vous la possibilité d’en réchapper, il y fait trop humide pour vos vieilles articulations. Les rhumatismes claquent, les dents aussi. Beauport vous charme déjà, elle vous a envoutée…
Voir les 88 photos de Beauport sur Flickr.
Read more
Aug 2, 2015 | Archéologie du quotidien |
Voici déjà trois jours que je suis en congés et que je suis comme vidé de tout, au repos complet. Trois jours pendant lesquels il ne s’est pas passé grand-chose si ce n’est que j’ai passé toute une journée à embrasser la pelouse un peu sèche au bord d’un étang que quelques libellules d’un bleu de métal s’amusaient à survoler en rase-motte, où des branches de saules pleureur s’évertuaient à pourrir tranquillement, embrassés de pinceaux sombres dansant dans un courant léger, une odeur fraîche et végétale exhalant des profondeurs d’une terre vaseuse, de remugles bouillonnant au passage de poissons gros comme la moitié d’un orteil. Pas encore parti, mais plus vraiment là. Je sais que ces vacances ne seront pas faites pour le voyage, mais simplement pour des moments où l’esprit sera vidé de sa substance, des instants sans grands éclats, sans la lumière vive qu’on recherche lorsque l’inconnu fait surface et se dissout dans la chair. Autre chose m’attend. Autre chose que je me suis décidé à réaliser et qui nécessite du temps, de la disponibilité, du silence et de la fureur.
J’emporte avec moi quelques livres, les James Lee Burke achetés récemment et celui que j’ai commencé avant-hier, La pluie de néon, et puis certainement le très recommandé livre de John Keegan, La guerre de Sécession. J’emporte aussi les Voyages de William Bartram, mais sans conviction, je ne me sens pas l’âme naturaliste en ce moment. Peut-être aussi le livre de Redmond O’Hanlon, Au cœur de Bornéo, pour me rappeler qu’un jour j’étais en Indonésie. Quelques carnets, mon ordinateur pour écrire, des stylos qui fonctionnent, un petit carnet vert dans lequel j’ai rassemblé quelques idées du moment, mon appareil photo LX7, mon enregistreur et pas grand-chose d’autre à vrai dire. Je suis dans l’intérieur en ce moment, rentré comme un chaussette à l’envers, lavée en boule et déjà séchée. J’emporte avec moi mes rêves futurs et je délaisse les rêves passés, sans rien renier, sans rien rejeter.
A Day in the Life of a Sign 3–5 — Omaha’s Satellite Motel — Photo © Brian Butko
Le plus drôle, c’est que je ne sais même pas où je vais. Je vais simplement là où le vent souffle, là où j’aurais du temps, là où j’aurais de l’espace et de la volonté. Je pars sur les routes de France, et peut-être de Navarre, on connaît trop peu la Navarre même si on la cite souvent. En réalité qui se préoccupe de la Navarre ? Cet été, je désarme, je n’attends rien, je ne veux rien, je me laisse porter. Je mangerai de grosses pêches blanches sucrées et recouvertes de duvet pelucheux, je boirai des vins blancs fins, secs et nerveux comme un cueilleur de vignes, des tomates parsemées de parmesan râpé, un filet d’huile d’olive jeté par-dessus… Ce sera l’été, linéaire, sans rugosité, sans éclat et sans flamme. Juste un été sans passion, irraisonné, plat comme l’étang de Thau un jour de grand calme.
Photo d’en-tête © Ross Griff
Read more
Jul 19, 2015 | Livres et carnets |
Aldous Huxley est un auteur à la fois caustique, naïf et très méthodique. Très anglais en fait. Dans son Tour du monde d’un sceptique, en 1926, il file de Port Saïd à Bombay en passant par la Mer Rouge. Une fois arrivé aux Indes, il découvre non pas un monde plein de couleurs, de senteurs et de personnages étranges comme on pourrait s’y attendre, mais un monde qu’il regarde comme s’il était sous cloche, en examine les contours, devise, argumente, procède par analogie… on comprend mieux dès lors le titre du livre (qui n’a en français presque rien à voir avec le titre original, Jesting pilate). Huxley me fait l’effet de quelqu’un qui ne s’émeut de rien et qui prend le monde comme une attraction un peu triste, un musée à ciel ouvert sans teint, un succédané du monde dans lequel il est né. Mais il demeure suffisamment drôle et pertinent pour que la lecture en soit agréable. Le voici qui d’un coup se met à disserter sur la différence entre nous autres, gens du Nord, et les Méridionaux. Un morceau d’anthologie qui reste d’une lucidité assez rigoureuse :
Nous sommes, nous, gens du Nord, de bien meilleurs metteurs en scène que les Méridionaux. Nous nous donnons de la peine pour nous impressionner nous-mêmes, et, en même temps, nous donnons à la cérémonie que nous avons préparée toutes les chances de nous émouvoir. Nous la prenons au sérieux et nous gardons cet état d’esprit jusqu’à la fin de la cérémonie. Le Méridional refuse de se fatiguer pour des détails de mise en scène, et ne veut pas avoir à se préoccuper de garder continuellement la même attitude mentale. C’est pourquoi il nous semble fâcheusement sans gêne, cynique et irrévérent.
Mais gardons-nous de jugements trop hâtifs. Le Méridional, en ces matières, a ses propres traditions, et il se trouve qu’elle diffèrent des nôtres. Il se pourrait que sur ce point ses habitudes de pensée et de sentiment soient plus proches de celles des Orientaux que des nôtres. Essayons de comprendre avant de condamner.
Nous accusons le Méridional d’incurie parce qu’il tolère la petitesse parmi ses splendeurs et s’arrange toujours pour que ses cérémonies aient un côté grotesque qui les empêche de nous émouvoir. Mais il pourrait, lui, nous reprocher d’être assez lourdement dépourvus d’imagination pour ne pas savoir découvrir la beauté de l’intention à travers l’insuffisance des moyens qui l’expriment et apprécier la noblesse de l’effet final en dépit de la pauvreté des détails. En matière d’art, nous dirait-il — et le cérémonies religieuses qui ne sont que des ballets solennels et des charades symboliques représentant un forme d’art —, ce qui compte, c’est l’intention, et c’est l’effet d’ensemble. Ces petits supports, ces petits arcs-boutants de marbre dont usaient les Grecs pour consolider leurs statues, sont ridicules si vous y regardez de près. Mais il était entendu qu’on les ignorait. Au point de vue sculptural une fausse façade est grotesque : un Méridional sait cela aussi bien que Mr Ruskin. Mais, plus sage que Ruskin, il n’éclate pas d’une sainte indignation sous prétexte qu’elle constitue un mensonge. il s’autorise à apprécier son aspect grandiose d’un certain point de vue. A l’église, le prêtre peut bredouiller aussi précipitamment que s’il devait battre un record mondial, les enfants de chœur peuvent se mettre les doigts dans le nez, les chanteurs détonner bravement, et le bedeau cracher par terre. Nous, hommes du Nord, cela nous révolte. Mais le sage et indulgent Méridional passe par-dessus ces détails sans importance et jouit du bel effet du ballet ecclésiastique, en dépit de ses petites imperfections. Mais alors, dira l’homme du Nord, s’il l’apprécie tant, pourquoi ne reste-t-il pas tranquille, sans rire ni chuchoter, pourquoi ne fait-il pas l’effort de regarder, et, s’il en ressent quelque émotion, pourquoi ne garde-t-il pas son sérieux ? A quoi l’autre répliquera en se moquant du manque de souplesse et de la lenteur d’esprit de l’homme du Nord, de sa grandiloquence et de son incapacité à éprouver franchement deux émotions simultanément ou tout au moins, quasi instantanément. « Je vois, dira-t-il, tout aussi bien que vous les détails ridicules et misérables, et je les déplore comme vous. Mais moi, je conserve le sens des proportions et je ne permets pas à de simples détails de troubler mon appréciation de l’ensemble. Vous avez, vous, le génie du grand sérieux, mais moi, je puis à la fois sourire et rester grave au même instant […]».
Aldous Huxley, Tour du monde d’un sceptique (1926)
Traduit de l’anglais par Fernande Dauriac (1932)
Petite bibliothèque Payot, 2005
Read more
Jul 18, 2015 | Archéologie du quotidien |
Une photo mystère, une photo mystérieuse. Au beau milieu des albums photos de mon grand-père, des clichés qu’il a pris en Guyane lors de l’unique déplacement qu’il a effectué sur ce petit bout de terre française à l’autre bout du monde, se trouve cette photo. Au beau milieu des photos de paysages, des abords de la base de lancement de Kourou, des photos de fleurs exotiques aux allures de vulves improbablement ouvertes, se trouve ce cliché représentant un homme et une femme à la peau noire, au devant d’une scène qui représente certainement un village forestier au beau milieu de la forêt guyanaise. Peu d’indices, somme toute. Le voyage de mon grand-père remonte à 1983, j’avais neuf ans. Il en rapporté plein de souvenirs, des bouteilles de rhum guyanais, des fleurs en plumes d’ibis pour ma grand-mère, certainement aussi des fruits qu’il ramenait par kilos entiers, des choses aux formes impossibles à décrire et qui faisait mon bonheur de petit garçon. Premier contact par procuration avec un monde que ne soupçonnais même pas.
Il me semble que je suis tombé plusieurs fois sur cette photo en feuilletant les dizaines d’albums photos qu’il y a chez mes grands-parents, et même si j’ai déjà dû poser la question à mon grand père, je n’ai pas le souvenir du pourquoi de cette photo. Je sais qu’il a passé quelques jours dans la forêt guyanaise, qu’il a dormi à la belle étoile et il m’a raconté plusieurs fois combien il avait mal dormi sous ces gigantesques moustiquaires, dans une atmosphère saturée d’humidité et poisseuse, avec tous ces bruits inquiétants, les toucans avec leur cris de bête qu’on égorge et surtout les singes qui se battaient dans les hautes branches d’arbres mastodontes… sans parler des nuées d’insectes géants crissant pendant qu’il essayait de trouver le sommeil.
Cet homme est-il leur guide ? Est-il un chef de village qu’ils ont traversé pendant leur escapade le long du Maroni ? Je n’en sais plus rien, mais connaissant mon grand-père, c’est forcément une de ces raisons. Il a voulu fixer sur la pellicule le visage d’un homme qu’il a côtoyé, forcément. Si l’on regarde attentivement la photo, l’homme porte un de ces maillots de bain tels qu’on pouvait en porter dans les années 70 ou 80. Est-ce l’étiquette qui ressort sur le côté droit ? La ficelle qui pend sur le devant ? Une chevalière est visible sur son annulaire gauche. Il a le cheveu pas trop court, et porte des pattes, une moustache fine. Tout semble dire que l’homme est bien de son époque, mais rien n’indique son identité, ni son statut… Seule sa posture traduit une certaine assurance. Ce mystère restera un mystère, rien ne pourra plus désormais lever le voile.
La photo est passée, jaunie, elle vire au rouge, mais j’aime bien son cadrage, l’instantané de la situation et surtout son mystère insondable. Je viens de la scanner pour la faire basculer du côté de l’éternité. A présent, je peux la remettre à sa place, dans son album, celui qui porte le numéro 07 et dont l’inscription à l’intérieur indique : Guyane, 1983. Je referme l’album, jusqu’à la prochaine photo.
Guyane, 1983
Read more
Jul 14, 2015 | Balade luxembourgeoise, Carnets de route (Osmanlı lale) |
En sortant de Vianden, je voulais revenir en Allemagne, profiter d’être dans les parages pour nager sur cette frontière incertaine que je n’ai pas arrêté de traverser toute la journée. C’est sur la frontière et non pas de chaque côté qu’il se passe réellement quelque chose, que les identités se brouillent et se départagent pour refonder quelque chose de nouveau, que les certitudes que l’on a d’être soi se départissent de leur oripeaux. Je voulais ressentir cette sensation étrange encore une fois, alors j’ai pris les chemins de traverse, les petites routes passant dans des villages insignifiants pour celui qui est en mal de sensations mais où l’âme est certainement la plus pure de tout préjugé. J’ai l’habitude de dire que c’est lorsqu’il ne se passe rien que les révolutions sont en marche. C’est la même chose pour les lieux ; c’est là où il ne se passe rien que j’aime musarder, parce que je suis certain d’y trouver quelque chose.
En arrivant aux portes de Trèves, je descends une grand côte qui me donne une vue spectaculaire sur ce qu’est la ville ; quelques flèches annoncent de grandes églises au clocher pointu, noyées dans un urbanisme dense et complexe. Je ne sais pas ce que je vais découvrir là, mais je fais plusieurs fois le tour du centre sans arriver à m’en rapprocher. Des rues piétonnes en entravent l’accès, apparemment dans une volonté d’en vider la circulation. Quelques places modernes où trônent un cinéma, un centre commercial, rien de très typique, rien de très excitant, à part peut-être une jeunesse désinvolte qui arpente les petites rues et profite de la température encore clémente. Je finis par trouver de quoi me garer sur une grand artère où l’on trouve quelques hôtels un peu cossus, Christophstraße. Inévitablement, je tombe sur ce superbe monument qui devait autrefois fermer la ville et qui remonte à l’époque romaine tardive ; la Porta Nigra. Son nom fait référence à la couleur de sa pierre, qui sans être véritablement noire est recouverte d’une patine foncée présente depuis quelques centaines d’années. Il paraît que le moine Siméon (un ermite ayant trouvé refuge à Bethléem et sur le Mont Sinaï) s’y fit enfermer jusqu’à sa mort en 1035. Drôle d’idée que de quitter les chaleurs de la Judée pour venir se faire enfermer dans un monument romain, en pleine vallée mosellane où la neige doit tomber drue l’hiver. Une église fut construite pour célébrer le saint, puis détruite par Napoléon pour lui rendre son aspect romain. Ce qui attire mon attention immédiatement, c’est la taille gigantesque des pierres qui composent l’édifice ; on n’est pas face à de la briquette, ni même à de la belle pierre de taille, mais face à des blocs énormes taillés de manière grossière.
La nuit a fini par tomber et c’est dans un semi-soir rosé que je descends l’artère de Simeonstraße, une longue rue commerçante descendant jusqu’à la place du marché, la Hauptmarkt qui paraît être le vrai centre névralgique de la ville. Avec ses belles maisons hautes à fronton baroque, ressemblant fort aux austères maisons flamandes, c’est une place magnifique que la lumière rend irréelle. Ici un carillon sonne l’heure, accroché à la façade d’un café, ici une église se cache dans un recoin, sous un portique où vous attendant trois lascars titubant, prêts à vous demander l’aumône, gentil chrétien. Une magnifique fontaine trône sur le côté de la place, surmontée d’un saint que je ne prends pas la peine de détailler, peut-être Saint Siméon, peut-être pas. Les saints me sortent par les yeux et ne sont que les signes d’un temps révolu dont je veux m’extraire. Je ne regarde plus que les couleurs de peintures, les dorures, les courbes des maisons hautes et ce pavé grossier qui ondule sous les pas. Je détourne le regard de ces vitrines flamboyantes où les marques s’affichent comme dans tous les centres-villes désormais. La flagornerie du monde moderne.
En contournant la place, mon regard est attiré par une flèche qui dépasse du paysage. Une petite rue part sur ma gauche et rejoint une autre place, de belles dimensions. Je trouve ici deux églises collées l’une à l’autre, deux grosses églises, imposantes, de dimensions telles qu’on pourrait les croire cathédrales… La plus grande, avec sa façade austère, son évident style roman, ses deux beaux gros clochers et ses étranges tourelles d’angles est assurément un monument puissant et ancien. Une chose m’étonne tout de suite. On est manifestement du côté de l’entrée de l’église, du côté ouest, mais un renflement dans la structure indique qu’il y a comme un chœur de ce côté-ci, ce qui est vraiment inhabituel. Les arcades en façade et les arcs en pierre de différentes couleurs donnent l’impression d’être face à un monument roman du sud de la France. La comparaison me vient immédiatement avec l’église de Saint-Nectaire. Je n’y m’y suis pas trompé, c’est bien une cathédrale, la cathédrale Saint-Pierre de Trèves. Le nom de son patron indique une autorité supérieure, mais son petit nom, celui qu’on lui donne ici est tout simplement Dom Trier. Je m’extasie également sur le portail historié de sa voisine, l’église Notre-Dame-de-Trèves, qu’on appelle plutôt Liebfrauenkirche. Plus élancée, moins large, moins massive, tout indique qu’elle est tout de même ancienne. C’est une illusion, elles ont été construite à la même période, à la moitié du XIIIè siècle. L’effet est saisissant car ces deux églises dont la date de début des travaux est 1235 sont en réalité dans deux styles différents ; la première en style roman, la seconde dans un gothique primitif. Ma frustration est énorme car il est tard et les deux églises sont fermées depuis plus d’une demi-heure ; je rêve d’un monde où les églises seraient ouvertes la nuit, comme au Moyen-âge où l’on pouvait y entrer à n’importe quelle heure, ouvertes aux quatre vents et dénuées de ces horribles bancs en bois qui brisent la perspective et en feraient oublier certains pavages parfois plus intéressants que les plafonds. A part revenir demain, je ne vois pas comment faire. Revenir dans une autre vie ? Ce serait trop idiot. On en sait jamais si on reviendra dans ses pas, à moins de le désirer très fort.
Je retourne vers la Porta Nigra car mon estomac me fait violence et je me mets en quête d’un restaurant. Une gargote un tantinet bourgeoise me fait de l’œil, mais les prix pratiqués me couperaient presque l’appétit. J’ai finalement trouvé, dans un endroit totalement improbable, une brasserie moderne, à deux pas de la Porta Nigra, mais complètement cachée, cette enseigne qu’on peut trouver en entrant dans la cour du cloître qui porte le nom de Simeonstiftplatz. La brasserie Brunnenhof propose des plats copieux et fins pour une dizaine d’euros, à l’abri du vent mauvais qui souffle le soir, dans un lieu captivant, un ancien cloître illuminé et d’un calme inespéré au beau milieu de la ville. J’y ai mangé une fine tranche de saumon cuite en papillote, avec des zestes de citron et une poêlée de légumes, accompagnée d’une pinte de la bière locale, la Bitburger (Bitte ein bit ! dit le slogan). Je ne cache pas que mes trois mots d’allemand ne m’ont pas beaucoup servi pour traduire le menu et passer la commande auprès du garçon. On m’avait pourtant juré qu’avec la proximité de la frontière française et luxembourgeoise, les gens parlaient forcément quelques mots de français. Tu parles… Une bonne dose de bonne volonté de sa part et une tentative de la mienne à parler anglais sont venus à bout de la commande. Passée l’émotion, je me suis vautré dans mon fauteuil pour profiter de l’air frais de cette belle soirée d’octobre, en sirotant ma bière glacée sous l’ombre imposante de la Porta Nigra, légèrement ivre de fatigue, ivre de vivre cet instant délicat et somptueux.
Je ne pouvais tout simplement pas en rester là. Après être rentré tard sur une route que j’ai eu du mal à apprivoiser, je me suis levé avec une seule idée en tête… déjeuner au beau milieu de ces visages sans âme de l’hôtel Double Tree, ces couples muets et blafards, ces retraités gouailleurs, pour repartir vite fait vers Trier. Sous un ciel bileux qui s’est découvert au fur et à mesure, j’ai découvert l’autre versant du Dom Trier ; son chevet baroque, tout en rondeur et que j’allais découvrir de l’intérieur, le trésor qui s’y cache, et son imposante stature, avec ses angles nets, et deux autres clochers massifs et carrés.
J’ai découvert à l’intérieur un autre monde, la rudesse et la fantaisie allemande, le contre-poids entre la Réforme et la Contre-Réforme, la sécheresse et la gaudriole. Dans ce qui me paraissait être une chœur à l’entrée en est peut-être un, je n’en sais rien, mais son plafond en demi-coupole est ornée d’une superbe décoration de plâtres finement exécutés, sur un fond bleu roi, donnant au tout une étrange impression de camée, apportant une lumière éclatante de crème Chantilly tout juste battue.
Au beau milieu de la nef trône dans les airs les plus belles des orgues, suspendues en l’air ; on appelle ça des orgues en nid d’hirondelle. Celles-ci ont la particularité d’en avoir également la couleur. D’une beauté époustouflante, d’une harmonie gracieuse et presque hautaine, c’est de loin le plus beau buffet d’orgues que j’ai jamais vu.
La crypte, comme souvent les cryptes, n’a pas grand intérêt, si ce n’est que j’y découvre des cuves en étain contenant certainement de l’eau bénite et dont je n’arrive presque pas à lire les étiquettes. C’est trop peu évident pour moi et je ne cherche pas à comprendre ce que cela peut vouloir dire. Je m’en étonnerai plus tard.
La véritable surprise de cette journée, c’est l’abside, celle que j’ai vue de l’extérieur, car elle contient quelque chose d’unique. On y trouve, enfermée, enchâssée dans une gangue de verre, hors de portée de mains, et de fidèles, la très sainte et très véritable tunique du Christ. Enfin une des véritables. Car il en existe plusieurs. Les mauvaises langues diront que le fait qu’il en existent plusieurs est le déterminant même du fait qu’elles sont toutes fausses, c’est ce qu’on appelle la délégitimation mutuelle. Mais c’est sans compter que le Christ avait peut-être un dressing avec plusieurs tuniques, qu’on a toutes retrouvées. Plus sérieusement, les deux tuniques “sérieuses” sont ici, et à… Argenteuil, à deux pas de mon lieu de travail, dans la Basilique. J’y suis allé un midi, mais je ne l’ai jamais trouvée…
A l’extérieur, un cloître magnifique entoure un jardinet dans lequel sont enterrés des prélats qu’on imagine importants et d’où l’on peut voir l’imposante église sous un autre angle. Dans une des ailes, une plaque en cuivre ajourée annonce qu’ici se trouve un ossuaire… De quoi faire trotter l’imagination.
On entre ensuite dans la Liebfrauenkirche, étrange église construite sur un plan de croix grecque, ce qui est passablement étonnant pour une église gothique, alors que les églises romanes étaient déjà construite sur un plan de croix latine. Ses vitraux lumineux et son plafond fleuri sont du plus bel effet et son plan ramassé lui donne une impression de légèreté et d’étroitesse que sa hauteur élève vers… le Très-Haut ?… Je n’ai rien trouvé d’autre à dire. Sans me sentir écrasé par la puissance mystique des deux églises, je sens quand-même que le lieu dégage une certaine aura, peut-être un peu accentuée par la présence de nombreuses personnes venues visiter ces deux églises, en pleine période automnale…
Dans les rues, de grandes maisons ornées de portails imposants, surmontés d’écussons tenus par des lions debout donnent une impression de richesse à la ville. Je marche jusqu’à un autre monument que je ne pourrais malheureusement pas visiter, car fermé pour travaux. C’est la Konstantinbasilika, une ancienne aula romaine ayant de servi de salle du trône à Constantin, reconvertie en église protestante et dont la forme est strictement byzantine. On se croirait dans un faubourg d’Istanbul. D’une rigueur extrême, imposant avec ses 67 mètres de long, ce bâtiment nous vient tout droit de l’Antiquité et demeure le plus grand monument encore intact qui nous soit parvenu de cette époque. Son aspect dépouillé paraît convenir parfaitement à ses nouvelles fonctions de temple protestant, mais la proximité d’un palais baroque rose bonbon collé sur son flanc, construit par Lothaire de Metternich au XVIè siècle, gâche un peu l’ensemble. Aussi bien les Allemands sont capables du meilleur goût que parfois leurs choix esthétiques sont hasardeux. En l’occurrence, comment s’en sentir responsable lorsque ledit bâtiment a 400 ans ?
Je n’ai plus beaucoup de temps à passer ici. Je dois rentrer ce soir, pas trop tard de préférence, et pour l’heure, je dois aller déplacer la voiture si je ne veux pas me prendre une amende. Sur le chemin, j’effleure à nouveau les murs du Dom, je repasse par la Hauptmarkt envahie de monde, fiévreuse, entre dans Fleischstraße (rue de la viande) et m’aventure jusqu’à une boulangerie où j’achète bretzels encore tout chauds, marzipanstollen et apfelstrudel à emporter, mais je mets tellement de temps à choisir que j’ai l’impression que son flegme allemand commence à bouillir sous son tablier bavarois de pacotille.
Il fait encore beau pour un mois d’octobre, le temps est même exceptionnellement doux pour la saison. Dans quelques semaines à peine, la région sera recouverte par la neige et ressemblera peut-être un peu à l’image traditionnelle qu’on se fait de l’Allemagne. Je n’ai pas vraiment pris le temps de parler avec les gens mais je ressens plus la barrière de la langue qu’à Istanbul, étrangement. Ce n’est certainement qu’une impression, parce que les heures sont comptées, parce que le temps file à une vitesse incroyable. Il est temps pour moi de repartir. Je quitte la Hauptmarkt et m’engouffre dans la dernière rue dont je retiens le nom ; Windstraße, la rue du vent qui longe le Dom, comme si on m’indiquait la sortie, ou peut-être ce qui me pousse à ne jamais rester en place, comme une métaphore du passage incertain dans les lieux qui m’habitent et dans lesquels je n’arrive jamais à rester autant que je le souhaiterais…
Voir les 98 photos de cette journée à Trèves sur Flickr.
Read more