Oct 26, 2015 | Carnet de voyage en Thaïlande, Carnets de route (Osmanlı lale) |
Thong Sala. Thong Sala (ท้องศาลา), à l’ouest de la petite île de Ko Phangan, accrochée à la mer du Golfe de Thaïlande comme un escaladeur désespéré à la falaise qui surplombe la mer. La première fois que j’ai mis les pieds ici, c’était un après-midi, un terrible après-midi d’orage. A peine y avais-je mis les pieds que le ciel s’est fracturé pour se déverser en trombes tropicales sur les rues mal bitumées de cette petite ville faisant office de centre administratif d’une île qui semble dépourvue de tout, sauf de poissons et de calamars. Pas très étendue, elle me fait l’impression d’une ville foutraque, hasardeuse, sans vraiment de sens, avec des fils électriques partout dans les airs et plus de scooters que d’habitants, des vieux hippies imbibés de Chang Beer et de jeunes toxicos tatoués comme des frises incas.
La première fois que je suis arrivé au Pantip Market, principalement actif le soir et la nuit, je me suis dit qu’il n’était pas question que je déjeune quoi que ce soit qui vienne d’ici. Carcasses de canard accrochées par les pattes, macérant tranquillement dans leurs cages de verre en plein soleil, odeurs de poissons tailladés insoutenables, suspendus en plein air, de grillades de boulettes d’une viande à l’origine indéterminée… Finalement, je me laisserai tenter par les petites assiettes de pad thaï préparées sur place, avec sucre en poudre, piment et giclée de jus de citron vert sur des cacahuètes écrasées qui feront le principal de mon séjour ici, mais aussi par les brochettes de boulettes de poulet qui, à peine ingérées, me laisseront presque mort sur le bord du trottoir, à me prendre les tripes d’un mal étrange qui se terminera aux toilettes dans un fracas inimaginable. L’odeur associée au Pantip Market, c’est celle du rance et de l’avarié, mais c’est comme à peu près comme tout, j’imagine, on finit par s’y faire.
Ce premier jour où les rues sont battues par une pluie qui semble ne jamais devoir s’arrêter, je suis pris en otage sous les tôles ondulées d’un hangar où l’on vend des vêtements de toutes les couleurs fluorescentes qu’il est possible d’imaginer, sans quoi que ce soit pour me protéger de la pluie. Il fait une chaleur de fournaise sous les tôles et l’air ne circule quasiment pas. La pluie parvient à peine à dissiper l’atmosphère lourde et grasse. Je réussis à m’enfuir d’ici après avoir acheté un ballon en rotin pour mon fils, du baume du tigre et un pendentif en forme de médaille où prie en silence un bouddha debout.
Un de ces jours, je mange dans ce marché de nuit, sous la grande halle qui sert à se protéger des averses aussi fréquentes que massives, du poulet épicé et du jus de mangue glacé. Une jeune fille à peine en âge d’avoir des enfants débarrasse et nettoie les tables avec sa petite fille dans les jambes, à peine haute comme deux pommes. L’endroit est bruyant et sale ; un vieux baba chante du Bob Marley avec sa guitare en passant au milieu des tables, et un harmonica en travers de la bouche, qu’il ne sait visiblement pas utiliser. Je me rends compte qu’il n’y a pas un seul Thaï sous ce hangar ; je n’ai rien à faire ici, ce n’est pas mon monde et je ne veux surtout pas être assimilé à cette foule dans laquelle je ne me reconnais pas. Je quitte cet endroit qui doit certainement donner l’illusion à tous ces Américains et Allemands qu’ils sont ici au cœur de la Thaïlande authentique, toujours dans l’entre-soi, même à l’autre bout du monde.
Thong Sala, c’est un port « international » dans lequel trône un navire militaire, enfermé dans une rade, à dix mètres de la plage. Je rentre dans la nuit en taxi, accompagné du chant des crapauds qui s’égosillent dans les ténèbres et d’une lumière bleue accrochée aux montants du pick-up transformé en taxi-brousse, donnant à la nuit un air magique et irréel.
Voilà, c’est ça Thong Sala. Ce n’est pas grand-chose, juste une petite ville pus grosse que les autres, d’où partent des petits bateaux depuis son port international pour rejoindre Ko Samui, Ko Tao, et même le parc national de Mu Ko Ang Thong. Il n’y a rien à voir ici. Quelques petits temples sans intérêt, la mer du Golfe de Thaïlande qui s’étend sur l’horizon, des marchés où prend à la gorge l’odeur insoutenable des calamars séchés et de poissons que je n’oserais pas approcher, mais ce qu’on vient chercher à Thong Sala, c’est autre chose, et ce n’est pas ce qu’y viennent y chercher tous ces vieux Allemands à la peau burinée par le soleil, attendant leur mélanome sous les feuilles de bananiers ; on vient y chercher les produits de première nécessité pour ensuite retourner dans son paradis caché de tous, une fois de temps en temps.
C’est la nuit que Thong Sala a le plus de charme, parce qu’enfin, charmante comme un enfant, il est plus agréable encore d’attendre qu’elle se soit endormie pour profiter de son silence.
Toutes les photos de Thong Sala sur Flickr.
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Oct 13, 2015 | Carnet de voyage en Thaïlande, Carnets de route (Osmanlı lale) |
Ko Phangan (Pha Ngan) est une petite île plantée au beau milieu du Golfe de Thaïlande, à deux pas de sa grande sœur Ko Samui, plus connue, plus cossue, moins en retrait. Phangan, c’est un havre de paix qu’une bande d’abrutis a tenté de transformer en terrain de jeu pour fêtards nocturnes, alcoolisés et les neurones bombardés à l’ecstasy, lors de ces immenses fêtes données sur les plages du sud de l’île, les fameuses full moon parties qui ont lieu tous les 28 jours… Alors pourquoi aller se terrer là-bas si c’est pour vivre ça ? L’île est grande et pas forcément très accessible partout. Le sud n’est pas l’île (on pourrait presque dire ça de la France aussi…). Non, Phangan c’est aussi une île qui vit au rythme de la mer, jamais vraiment pressée, toujours un peu lente…
J’ai passé quelques jours dans cette petite anse qui porte le nom étrange de Haad Salad, qui pourrait évoquer un légume vert qui ne pousse pas forcément sous ces latitudes, mais pas du tout, c’est un toponyme comme un autre, un petit bourg au bord d’une route qui fait le tour de l’île et par lequel on accède des deux côtés. On arrive par le village où l’on trouve quelques commerçants, des loueurs de scooters et de petits restaurants qui ne paient pas de mine. De l’autre côté, on arrive par une grande côte que les scooters pourtant bien puissants ont du mal à gravir.
C’est ici que j’ai posé mes valises, dans un petit hôtel dont je ne fais pas la promotion, de peur qu’il soit trop couru par la suite. Des bungalows sont accrochés à la colline dans un jeu d’équilibriste parfois audacieux, tandis qu’un petit immeuble en béton, mais pas suffisamment grand pour être vraiment dérangeant, surplombe la petite baie corallienne de toute sa hauteur et offre une vue à la fois sur la forêt et sur le large. Près de la plage, une grande cahute fait office de restaurant, grande ouverte sur le ciel, les palmiers et parfois même le bruit des vagues ramené par le vent.
La journée, je nage parmi des petits poissons aux noms inconnus, des oursins noirs et des holothuries grosses comme des mollets, et parmi les algues, un poisson énorme qui se cache tant bien que mal, avec une grosse bouche en cœur et une épine sur le dos. Certains de ces petits poissons sont excessivement agressifs ; ils tentent de vous attaquer (toutes proportions gardées) pour vous signifier que le pneu qui gît par cinquante centimètres de fond est en réalité leur habitat et qu’ils y gardent leur progéniture bien à l’abri. Malgré son attitude un peu nerveuse, il recule quand je tends la main vers lui. Le midi, je déjeune d’un pad thaï bien sucré sous un ciel qui se couvre de franges d’un beau gris foncé, connu sous nos latitudes sous le nom de « ciel de merde ».
Lorsque je reviens d’une balade à Baan Thongsala, alors que la nuit est déjà tombée, je m’accroche tant bien que mal à l’arrière du pick up car je le vois éviter les flaques d’eau monumentales qui se sont formées sur la route après l’averse de la journée. Sur le bord de la route, on vent de l’essence dans des bouteilles de whisky bon marché sous des petits étals en bambou éclairés par une ampoule solitaire jusque tard dans la nuit. Souvent même, il n’y a personne pour surveiller. Laissez une pièce dans la boîte et tirez-vous le réservoir plein. Des buffles grassouillets se complaisent dans leurs champs sous la pluie battante.
Intrigué par des petites lumières qui s’allument sur l’horizon, j’apostrophe le chauffeur qui me dit que ce sont des pêcheurs au large qui utilisent la lumière pour faire remonter leurs futures prises à la surface. Il est incapable de me trouver le mot en anglais pour me dire ce qu’ils pêchent mais ce ne sont pas des poissons, il me fait des signes que je ne comprends pas ; d’un commun accord, nous préférons en rester là pour garder la face… Je pense à des crevettes, mais je doute que ce soit ça…
Toutes sortes d’animaux vivent ici en toute tranquillité au beau milieu d’une nature pimpante que personne ne vient révolutionner. Des iguanes, des tout petits lézards fringants, un éléphant, des oiseaux hauts sur pattes avec le cou bien droit qui font de drôles de bruits et que j’imagine être des mainates, une araignée grande comme la main ouverte pendue à un panneau d’affichage, attendant son dîner en me regardant passer, un chien à trois pattes adorable qui cherche les caresses et qui vient me chercher à chaque fois que je descends sur la plage, que je finirai par appeler avec une tonne d’imagination « trois pattes », des petits corniauds ridicules qui se grattent tous les temps avec la patte arrière, des papillons énormes, noirs, blancs, insaisissables…
Tandis que je dîne mollement d’un curry vert, vautré sur les coussins du restaurant, les serveurs tirent les bâches du restaurant pour protéger l’avancée de la galerie d’une éventuelle grosse averse nocturne. J’ai pris l’habitude de ne pas m’inquiéter de la météo ; ici, même une grosse averse signifie qu’elle sera balayée pour le prochain rayon de soleil qui arrive aussi vite que les nuages s’enfuient.
Au petit matin, une douceur humide vient caresser l’ombre de la terrasse ; le paysage est trempé d’une pluie légère, lustrant les collines verdoyantes, vernissant les feuilles dans une ambiance dégoulinante de tropique essorée. La marée est plus haute que d’habitude, lèche à certains endroits les cahutes du bord de la plage et les contreforts de cet ancien repaire de pirates. Des vagues hautes viennent se fracasser contre la barrière de corail qui ferme l’anse dans un bruit ronronnant qui monte jusqu’à mon hamac. Sur la plage, des jeunes garçons dépenaillés, la tête couverte par un large chapeau de paille effilochée ratissent le sable, chassent les feuilles que le vent a fait tomber pendant la nuit.
Parfois le matin, l’eau est troublée par les vagues, retournant le sable avec légèreté, la marée monte de plus en plus haut. Ce n’est pas la Méditerranée ici, on est bel et bien au bord de l’océan malgré la double enclave que construit le Golfe de Thaïlande et la petite anse au nord de l’île… Malgré un temps un peu bousculé, la matinée passe vite à lézarder sur une plage désertée ou dans l’eau que je finis par trouver un peu plus fraîche que ce que j’avais imaginé ; on reste quand-même dans des ordres de grandeur qu’on n’oserait pas imaginer sur une plage du Roussillon…
Un petit chemin remonte à travers le jardin d’un hôtel pour regagner le petit bourg commerçant, un chemin de terre rouge raviné par les averses où s’accumulent des déchets charriés par la dernière pluie. D’ici je prends souvent un taxi choisi au hasard pour regagner Baan Thongsala par les routes inondées.
Un matin, je me réveille tôt, signe que je suis enfin reposé ; il fait chaud et les vagues s’écrasent dans un bruit sourd sur la barrière de rochers et sur la plage à présent. Un soleil humide perce la couche de brume laiteuse. « Trois pattes » a dormi toute la nuit sur mon balcon ; quelques caresses et il s’enfuit pour rejoindre la plage.
En repensant à ce que j’ai vu la veille à Thongsala, je m’inquiète de voir une Thaïlande encore un peu maîtresse d’elle-même se faire vampiriser par une armée de fantômes. Juste de retour des choses, elle leur suce le sang par le petit trou du porte-monnaie. Des Européens envahissent les moindres recoins avec leurs bouteilles de bière et leurs dollars plein les poches, se perdent dans un pays chaleureux qui les pompent ; on ne s’étonne pas vraiment de voir de vieux Allemands ou des Néerlandais errer le regard perdu dans les ruelles sombres et crasseuses à la recherche d’une assiette de pad thaï jetée dans un container. Ils ont pensé pouvoir vivre ici, sous un soleil cuisant, parce qu’ici on peut vivre dehors sans mourir de froid, mais ce qui les tue est bien plus pernicieux, c’est la sensation de toute puissance du colon qui se trouve bien vite ramené à ce qu’il est en réalité… une merde d’éléphant… et encore ! Avec celle-ci, on peut faire du papier…
La veille, les bateaux de pêche avec leurs petits lumignons verts et jaunes sont restés au large toute la journée. Ce sont des pêcheurs de calamars. Cette nuit, les oiseaux ont bavardé jusque tard. Je passe ma matinée dans l’eau, masque et tuba sur le nez, fais la connaissance d’un petit tridacne (bénitier) aux lèvres vertes pulpeuses qui donneraient presque envie de l’embrasser à pleine bouche, mais aussi d’un petit poisson qui nage à reculons pour se cacher dans une coquille ronde ; étrange symbiose naturelle. Sur la plage tandis que le soleil décline, je me fais masser par un Khatoey (กะเทย), en tout bien tout honneur, pour une poignée de bahts, qui a réussi à me dénouer définitivement les muscles du dos… Les chiens eux, se délassent sur le sable qu’ils creusent pour se blottir dans la fraicheur d’une fin de journée harassante où ils se sont mordillés gentiment pour défendre leur bout de plage.
Les grandes fleurs blanches des frangipaniers distillent dans l’air leur parfum suave, m’indiquant que je vais devoir finir par partir en emportant ça avec moi. Le temps ici s’est ralenti, je ne fais que manger, dormir, bouquiner un peu, nager dans une eau turquoise au beau milieu de poissons qui ne songent à rien. Moi qui ne suis pas un être d’eau, je passe le plus clair de mon temps à faire la planche dans une eau aussi chaude que l’air, les yeux tournés vers le ciel. Je ne ramènerai rien d’autre d’ici que des souvenirs tendres, les caresses attendues d’un chien qui a perdu sa patte, les cris des geckos le soir tandis que mon assiette se remplit de mo manao (porc épicé au citron vert), de samoussas tendres au poulet et de jus de mangue fraiche. Et de quelques mojitos…
Poissons fleurs, poissons rayés, poissons plats, poissons farceurs, oursins sur lesquels j’aurais réussi à marcher, me plantant un pic à brochettes sous la plante du pied, poissons ogives, poissons cache-cache… Incapable de mettre un nom sur toute cette faune, j’invente des noms comme le faisaient les anciens, au plus proche de ce que je découvre…
Mister Sim et Mister Sia se sont assis ma table quelques instants pour papoter dans un anglais approximatif qui nous a tout de même permis d’échanger un peu sur leur vie ici. Ils vivent ici à l’année avec femme et enfants qui s’ébrouent dans les arrière-cours de l’hôtel. Quand ils me demandent d’où je viens, ils ne savent pas où se situe la France. Paris ? Ah Paris !!! Le parfum, la Tour Eiffel, l’argent… Oui, mais non… Paris ce n’est pas ça, même si d’ici ça y ressemble. Mieux vaut les laisser avec ces images puisqu’ils n’iront certainement jamais, pour leur plus grand bien…
Quand je partirai d’ici, la fille de la réception tiendra à s’occuper de tout, taxi jusqu’à Thongsala, billets pour le bateau qui me ramène à Samui, et jusqu’au taxi qui me permettra de rejoindre l’aéroport. Je n’aurai rien à faire, sinon à payer…
Haad Salad ne s’efface pas de mon souvenir, la petite anse enserrée entre les collines plongeant dans l’eau chaude et calme reste présente au creux de moi, ses odeurs et ses bruits de cigales, les geckos râlant dans la nuit sous le portrait du roi Rama V, les frangipaniers et les arbres du voyageurs étendant leurs longs bras au-dessus des petites chemins qui regagnent les chambres… Un petit rêve dans lequel on ne se préoccupe de rien, sinon d’être bien, loin de tout, loin du tumulte des grandes villes, loin des avions qu’on n’entend plus.
Haad Salad…
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Oct 3, 2015 | Carnet de voyage en Thaïlande, Carnets de route (Osmanlı lale) |
✈ Paris / Dubai / Bangkok / Ko Samui / Haad Rin ⚓, ça sonne presque comme une blague, l’histoire d’un road trip dans les airs et sur la mer, plaisanterie impossible à accomplir dans des temps raisonnables. Pourtant, mon objectif était de partir le plus loin possible, plus loin que la Turquie et cette fois-ci ne pas faire semblant de poser les pieds en Asie en prenant simplement un bateau pour passer le Bosphore, ce qui reste au demeurant une expérience unique. Le point de départ est toujours le même ; depuis chez moi. Cette fois-ci, le point d’arrivée, il faut le regarder avec une loupe sur la page un peu jaunie de l’atlas. Pour un peu, on y verrait encore, effacée sous le passage des doigts sur le papier cartonné, la mention « Royaume de Siam »… Siam, pour moi c’était la longue rue qui descend de la place de la Liberté jusqu’au pont de Recouvrance qui enjambe le Penfeld à Brest, dans la rade de l’Arsenal. Siam était un nom qui évoquait l’arrivée en TGV en gare de Brest, et rien d’autre, si ce n’est un film américain un peu nunuche de 1956 avec Yul Brynner et Deborah Kerr…
Siam vient du sanskrit श्याम (syama) qui signifie sombre, en référence au teint foncé des habitants des terres d’Ayutthaya. Rien de tout ceci n’existe plus désormais, ni le Siam, ni le temps des grandes capitales dorées où les Empereurs tout-puissants régnaient sur leurs cheptels d’éléphants blancs, ni même toute les idées reçues qu’on peut se faire sur le pays ; tout y est pire et mieux à la fois.
Comment j’ai choisi la Thaïlande ? Je n’en sais fichtre rien. Simple hasard du calendrier, d’un doigt pointé sur un globe terrestre ou d’un caprice après une soirée trop arrosée. Pourquoi Ko Phangan ? Je ne m’en souviens plus, et peu importe après tout… C’était peut-être bien l’idée qu’on se fait d’une île tranquille, loin du tumulte vulgaire de Phuket et de Ko Phi Phi…
Nous sommes le 2 mars 2013, c’est l’hiver à Paris, il fait froid et sombre et la température ne dépasse pas 3°C la journée. Comme tous les hivers, je goûte ces jours ensoleillés comme des petites perles que j’accroche au collier des jours heureux et je maudis les ténébreux jours de pluie comme autant de cauchemars sans fard. L’aéroport Charles de Gaulle est comme un havre dans lequel je me blottis, dans le terminal 2, une cathédrale métallique et froide au-dessus de ma tête qui me rappelle des souvenirs enfouis, peut-être même jamais vécus, où tourbillonnent des sons improbables, entre les annonces d’embarquement et le ronron puissant de la poussée des moteurs à pleine puissance sur le tarmac gelé. Ce sont encore des histoires d’avions, de voyages et de transits, de correspondances effrénées et d’attentes interminables pendant lesquelles le temps s’allonge sur le divan pour laisser place à toutes sortes de rêveries mystiques que seules les ambiances d’aéroport sont capables d’engendrer.
Il est 20h30 dans la grande salle d’embarquement parsemée de fauteuils confortables donnant sur les passerelles. Les départs m’angoissent terriblement, malgré toute la confiance permise par l’organisation sans faille de toute cette mécanique incroyable, malgré l’horlogerie bien huilée des ouvertures des bureaux d’enregistrement et des portes, des demandes pressantes des agents de sécurité pour contrôler les cartes d’embarquement, malgré le fait que je me suis enregistré en ligne vingt-quatre heures avant d’arriver pour passer le moins de temps dans la queue. Je me sens toujours aussi mal. Cette fois-ci, je pars à 9500 km de chez moi, presque 10 000 si je compte l’arrivée à Phangan, des distances que je n’arrive même pas à concevoir. Rien que de me représenter l’éloignement, je n’arrive plus à me maîtriser, mes jambes tremblent dans l’attente de l’ouverture de la porte, je fais les cent pas sous les verrières arrosées par la nuit d’hiver, reflétant des lumières sans origines. J’achète un magazine sur lequel je suis incapable de me concentrer et j’essaie de m’engouffrer dans les rêveries futures de mon voyage, histoire de dédramatiser. J’ai peur de me perdre, de ne pas revenir, de sentir des forces s’appuyer sur moi pour me détruire, de me faire happer par le gouffre vertigineux qui s’ouvre devant ; l’inconnu me dévaste chaque fois un peu plus et me plonge dans une torpeur sourde.
A quelques mètres de moi s’assoient Chiara Mastroianni et Vincent Lindon, qui feront le voyage eux aussi en classe éco jusqu’à Dubai, à quelques fauteuils de mon hublot, ce qui, je ne sais pourquoi, m’apaise terriblement. Un peu plus loin, un moine orthodoxe, drapé de noir et portant une croix immense sur son plastron (je me demande comment il a réussi à passer les portiques) reste debout, de toute sa hauteur de géant barbu aux cheveux ramassés sous son calot ; Dieu est avec nous, pauvres voyageurs, son représentant nous mènera au bout du monde, si Dieu le veut ! Il est temps d’embarquer, c’est le début du bal des premiers. Bousculades, valises qui roulent sur les pieds… j’attends que le gros de la foule soit passé, rien ne sert de se presser puisque chacun a sa place. Tout le monde ne le sait peut-être pas et s’imagine certainement que l’avion pourrait partir sans eux.
Grande première, je prends un Airbus A380, le phénix des airs, un avion tellement énorme qu’il faut deux plateformes pour monter les trolleys contenant les repas. La connexion à Dubaï est une expérience à elle toute seule. Des kilomètres de couloirs sans fin, des escalators dans tous les sens et des ascenseurs pouvant embarquer une voiture. Sous terre, un métro pour changer de terminal tellement le hub est immense, un duty free à perte de vue et son éternelle grosse cylindrée à gagner à la loterie ; j’imagine qu’on vous l’emballe si vous raflez la mise… On ne se croirait pas dans un pays du Golfe ; tous les employés sont Indiens, Népalais, Pakistanais. Quelques Émiratis se reconnaissent à leur djellaba blanche et à leur keffieh. Je bois un café au lait dans un ersatz de boulangerie Paul où je paie en euros, rendu de monnaie en dirhams émiratis, quelques pièces pour dinette ornées d’une lampe à huile histoire d’alimenter encore un peu plus le cliché « mille et une nuits» ; quelques instants passés sous cette énorme cathédrale de verre en forme de tube d’aspirine, comme une reproduction d’un autre monde en plein désert. Dehors il fait 33°C. Pas le temps de trainer, il faut enquiller les couloirs pour s’approcher au plus vite de la porte d’embarquement. Le pictogramme d’une mosquée semble se faire narguer par une horloge accrochée au mur, arborant fièrement une écriture arabe et le nom de la marque : Rolex. Qui fait le pied de nez à l’autre ?
Au contrôle, c’est une femme qui s’assure que les sacs ne contiennent rien de dangereux. Après les rayons X, elle s’adresse à moi en arabe en me faisant signe d’un air sévère de vider mon sac… complètement, ce que je fais sans rechigner. Tout au fond se trouve mes livres, empilés les uns sur les autres, de telle sorte que cela devait faire une masse compacte au détecteur de métaux. Elle prend mes livres dans la main et les lève d’un air triomphant pour les montrer à son supérieur, en disant « kutub!! ». Le mot fait écho en moi et me rappelle les panneaux d’Istanbul désignant les bibliothèques : kutuphanesi. Je répète après elle « kutub » sans m’en rendre compte ; elle me sourit et me rend mes livres, sauf un. Elle prononce le mot « kitab » en le levant, et le repose sur la pile en répétant « kutub ». Je viens, sans le vouloir, d’apprendre quelques mots d’arabe avec une agent de sécurité aéroportuaire émiratie presque entièrement voilée. Surréaliste.
Le voyage se poursuit dans un Boeing 777–300 dans lequel je regarde Argo et Skyfall sur le petit écran individuel. Je n’ai quasiment pas dormi dans l’Airbus et je n’arrive qu’à fermer les yeux sur cette portion du vol. Dormir en avion est impossible pour moi à cause de la position assise, du bruit, et de tout un tas de choses que je ne maîtrise pas. Pas la peur parce que les vols m’amusent plutôt qu’autre chose, attendant le trou d’air ou le petit cahot qui fera frémir l’échine des passagers qui, l’espace d’un instant, blêmissent en s’accrochant aux accoudoirs. Je sens la fatigue m’envahir, mes sens s’émousser et je commence à devenir nerveux.
J’arrive à Bangkok de nuit, dans un tumulte urbain qui ne me change pas vraiment de mes habitudes. L’air climatisé de l’aéroport me réveille tandis que j’attends ma valise. Au milieu du flot d’étrangers qui attendent au bureau de l’immigration, deux moines bouddhistes attendent on ne sait quoi dans le grand hall réfrigéré. La première pensée qui me vient est qu’ils doivent se cailler sous leurs tissus safran enroulés sur leurs épaules.
Suvarnabhumi (on dit Souwanapoum) est un aéroport immense, une cage d’acier et de verre plantée au milieu des marais, placée sous le regard bienveillant du roi et de la reine et d’immenses statues colorées représentant des démons censés éloigner le mauvais sort des lieux. Une première incursion des croyances bouddhistes dans la vie quotidienne. Je ne suis ici qu’en transit, de passage. Je dois être demain à Haad Salad, sur la petite île de Ko Phangan. Avant de partir, j’ai commandé mon billet auprès de la compagnie nationale des chemins de fer pour rejoindre Surat Thani, mais à mon arrivée à l’aéroport, je reçois un mail qui me dit que ma demande n’a pas pu aboutir car les billets ne pouvaient pas être envoyés (par courrier) à temps pour la date indiquée. Me voici perdu dans une capitale dont je connais rien, ne sachant absolument pas comment rejoindre ma petite île ; je pourrais me sentir angoissé mais je prends sur moi, un peu grisé par cette situation cocasse, tandis que sous mon crâne la fatigue commence à me ronger les nerfs.
Auprès du bureau du tourisme, j’envisage avec la jolie Thaï gainée d’un pantalon de cuir marron tenant le stand toutes les pistes possibles pour rejoindre le sud. Le train… il est possible de rejoindre la gare qui se trouve à l’autre bout de la ville, mais elle me confie que les trains sont toujours en retard et qu’à l’heure qu’il est je risque de rater le dernier départ de nuit pour Surat Thani. Exit le train. Il reste l’avion ; elle me conseille de prendre un billet pour Ko Samui directement avec la compagnie Bangkok Airways, reconnaissable entre toutes avec ses couleurs bleu pastel ; je m’inquiète du fait que c’est peut-être un peu compliqué de trouver une place pour un départ demain matin, mais elle m’assure que je trouverai. Effectivement, au comptoir, je prends mon billet pour le lendemain matin. Me voici sauvé, même si je trouve ça incroyable de trouver un billet d’avion pour le lendemain. Afin de fêter ma victoire sur mes angoisses, je sors prendre l’air sur la voie des taxis. Prendre l’air est un grand mot ; l’air de la nuit me tombe dessus comme une chape de plomb. Un taxi rose s’arrête devant moi et dégueule une vieille poule allemande simplement vêtu d’une robe si courte que je peux voir la naissance de ses fesses énormes quand elle ramasse son sac sur le sol. Habillé d’un jean et de mon blouson, je croule sous leur poids et file aux toilettes me changer pour des vêtements plus appropriés. L’odeur de mon corps pas lavé depuis la veille au matin me répugne, j’ai la peau grasse et suintante de sueur collée, les mains sentant le parfum synthétique des toilettes de l’avion.
Assommé de fatigue, le corps endolori… j’arrive à sourire à une petite fille qui vend du sticky mango rice (riz gluant à la mangue), avise une table dans un des restaurants du mall pour engloutir un tom kha kai qui m’arrache des larmes de désespoir dès la première louchée tellement la soupe est épicée… la soupe de lait de coco et de poulet qui fait chialer… Je finis par trouver une chambre d’hôtel pour l’équivalent de 30 euros à quelques minutes de l’aéroport, dans un bouiboui caché derrière des palissades de bois. Une navette part de l’aéroport pour m’y emmener et m’assure dans le prix de la chambre le retour à l’heure voulue. C’est un petit immeuble criblé de blocs de climatisation accrochés aux balcons, une chambre au sol dallé de pierres cirées comme une patinoire donnant sur la cour, équipée d’une cuisine dans laquelle je peux me faire chauffer un bol de nouilles déshydratées. La fenêtre coulissante couine quand je l’ouvre pour chasser l’atmosphère pesante et humide, mais l’air du dehors sent le marécage et il n’y a pas un brin d’air ; climatisation sur 21°C… je prends une douche pour dénouer les muscles de mon corps fourbu et me débarrasser de la crasse des fauteuils d’avion. Le lit m’accueille dans un grand plouf quand je me jette dessus à poil, sexe à l’air, écrasé par l’émotion qui m’envahit… le corps ruisselant de la pluie de la douche, serviette tombée par terre sur la patinoire… je trempe les draps… les yeux me brûlent, j’ai envie de café, d’alcool, de coups de poing dans la gueule, de m’arracher les bras et les jambes loin du corps pour faire sortir la fatigue, dégainer une arme pour tirer dans les fenêtres… je m’endors caressé par la clim qui balaie la chambre dans son ronron harassant… les poils dansant dans l’air nocturne… les démons de Suvarnabhumi me surveillent… et les cauchemars se succèdent un à un, m’entraînant dans une nuit agitée, un sommeil profond sans repos, à la limite de la folie…
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Nuit sans fin, sans fond, sans fard, un réveil à Bangkok dans une glacière avec le réveil qui beugle dans la petite chambre au plafond bas… la clim a tourné toute la nuit. La tête dans un étau, le corps aussi froid que celui d’un serpent, j’éteins cette soufflerie d’enfer glacé et vais prendre une douche qui n’en finit pas de cracher ses volutes de fumée dans l’atmosphère moite. J’ouvre la fenêtre pour prendre en photo la cour qui ne dit rien de bien intéressant ; la chaleur me tombe dessus et embue l’objectif de l’appareil. Je suis bien à Bangkok. Je l’appelle par son petit nom. Bangkok la folle qui s’appelle en réalité Krung Thep. Ce n’est pas tout, ce n’est pas son nom entier, ce n’est qu’un diminutif, un petit nom plus facile à retenir que Krung Thep mahanakhon amon rattanakosin mahintara ayuthaya mahadilok phop noppharat ratchathani burirom udomratchaniwet mahasathan amon piman awatan sathit sakkathattiya witsanukam prast (กรุงเทพมหานคร อมรรัตนโกสินทร์ มหินทรายุธยา มหาดิลกภพ นพรัตน์ราชธานีบุรีรมย์ อุดมราชนิเวศน์มหาสถาน อมรพิมานอวตารสถิต สักกะทัตติยะวิษณุกรรมประสิทธิ์), ce qui signifie en toute simplicité « Ville des anges, grande ville, résidence du Bouddha d’émeraude, ville imprenable du dieu Indra, grande capitale du monde ciselée de neuf pierres précieuses, ville heureuse, généreuse dans l’énorme Palais Royal pareil à la demeure céleste, règne du dieu réincarné, ville dédiée à Indra et construite par Vishnukarn ». Je vais me contenter de Bangkok pour l’instant, tant que je ne suis pas en son cœur…
Dans la cour de l’hôtel se trouvent quelques tables auprès desquelles une petite vieille épluche des légumes au-dessus d’une grande bassine en me souriant de sa bouche aux dents noires. Un peu engourdi, la tête pleine de douleurs lancinantes j’avale un grand bol de café clair avec des viennoiseries sèches et des quartiers de mangue et d’ananas qui se calent dans les recoins vides de mon estomac. Un grand costaud rondouillard me regarde en se marrant et me salue en français. C’est un néo-calédonien qui retourne chez lui, en transit avant de repartir pour Nouméa. La navette attend et le chauffeur commence à s’impatienter. Il a la liste des partants pour la navette de 6h00, j’ai à peine le temps de remonter dans ma chambre et boucler ma valise qu’il est déjà en train de frémir dans son uniforme tout froissé.
Dans son van à la clim est poussée à fond, des pendeloques brinquebalent sur le rétroviseur intérieur… je dois sortir mon blouson pour ne pas congeler à nouveau. Ça commence à me fatiguer de passer du froid au chaud sans arrêt… je vais finir par attraper la crève avec leurs conneries. Je ne comprends pas cette fâcheuse de manie de pousser le froid à fond : est-ce pour apporter du confort aux touristes de peur qu’ils ne prennent un coup de chaud ? Je vous le dis tout net les gars, je préfère avoir chaud tout le temps que de passer mes vacances avec une angine confortablement installée au fond de la gorge et une fièvre de tuberculeux. La paysage qui défile est hallucinant. Des marais, des canaux où poussent des laitues d’eau et des nénuphars sillonnent une plaine qui s’étend à perte de vue dans les vapeurs du matin, sous un soleil contraint à se faufiler derrière des nuages d’orage… une lumière jaunâtre tapisse l’air d’une poudre impalpable qui tarde à se lever… une lumière de fin du monde au bout du monde…
Les couloirs de Suvarnabhumi n’en finissent pas, dans les courants d’air des souffleries de congélateur, s’engouffrent sous le niveau des voies de dépôt, contournent des lieux de méditations uniquement réservés aux moines pour finir par déboucher sur un duty free de pacotille ; la connexion sur les lignes intérieures ne mérite apparemment guère plus. J’attends l’embarquement au milieu d’Allemands et de Français tous parfaitement imbuvables et discrets comme des renards en plein repas dans un poulailler. Cela dit, quand je vois le nombre de personnes qui attendent, je pense que ce sera un petit avion ; j’ai visé juste, le car nous dépose devant un coucou que je n’aurais jamais imaginé prendre un jour. C’est un ATR-42 avec les ailes placées au-dessus de la carlingue, qui pue le kérosène craché par une paire d’hélices à six pales. Je sens ma gorge s’étrangler, un voile de peur passer sur mon front… C’est un petit courrier pour 48 passagers, tassés sur des sièges durs comme du bois. Avant de monter, je profite quelques instants de la douce chaleur qui règne sur le tarmac pour me gonfler d’air pur — purifié au kérosène.
Je suis assis à côté d’un bonhomme qui ne parle qu’anglais et qui pue la mauvaise vodka. Avec un peu de chances, je vais avoir droit à la conversation. Son visage buriné et cuivré me laisse penser qu’il passe une bonne partie de l’année au soleil. Une fois l’avion en l’air, porté par ses énormes hélices qui vrombissent à deux mètres de ma tête, les hôtesses ont à peine le temps de servir un plateau de fruits et de samoussas accompagné d’un café clairet et sans goût qui ne risque pas de m’énerver, et de débarrasser avant que l’on ne redescende ; un beau challenge pour un vol d’à peine une heure. Comme prévu, le type tape la causette, ou plutôt parle tout seul ; je sais tout de sa vie, il est Russe, s’appelle Nikolaï et a été champion de tennis… il doit s’imaginer que je suis impressionné alors il continue… me dit qu’il rejoint sa femme qui habite à Samui avec son fils… je ne peux m’empêcher d’avoir de la pitié pour lui car j’imagine que sa femme est Thaï et qu’il vient rejoindre le cortège des vieux garçons sur le retour mariés à de jeunes femmes Thaï qui ont la réputation d’être de vraies pompeuses de fric, paresseuses et infectes… mais l’important pour lui est l’impression qu’il vit un rêve. Il me montre Phangan par le hublot… this is your island… au-dessus de laquelle l’avion passe à basse altitude avant d’atterrir comme un sac à patates sur le tarmac de Samui.
C’est un tout petit terminal à l’architecture exotique, coquet et propre, où je prends un taxi pour Big Buddha Pier, d’où j’espère trouver un bateau pour Phangan. Là encore, je paie mon incurie de n’avoir rien prévu. J’arrive sur un petit ponton dont le prochain départ est dans une heure après avoir trainé mon énorme valise dans le sable et les cailloux… Ici commence un ballet ridicule puisque je reprends un taxi pour Lompraya Pier où je me rends compte qu’il faut réserver une semaine à l’avance pour traverser avec le speedboat. Je reprends le même taxi à qui je demande conseil et qui m’amène sur un autre ponton où il va se renseigner, mais tout est complet jusqu’au soir. Il file comme un taré sur la route pour me ramener sur Big Buddha Pier avant que le Haadrin Queen s’en aille. Le gosier sec, je me prends une bouteille de thé vert Genmaï glacé qui a un goût d’eau de vaisselle… Je manque de vomir mon plateau repas dans l’eau turquoise…
Pour éviter de m’endormir, je fais les cent pas sur le ponton qui s’enfonce dans une mer superbe, d’un bleu délavé par un soleil ravageur et duquel je peux voir le monument qui donne son nom au ponton ; un énorme Bouddha de pacotille assis visible depuis des centaines de mètres à la ronde. Un beau turquoise sur un sable blanc m’entoure sous un ciel menaçant et malgré les nuages qui flottent comme des bouddhas heureux, je sens la morsure du soleil commencer à me picoter l’épiderme. Assis à l’arrière du bateau, je ne profite pas vraiment du voyage et je me laisse bercer par le grondement du moteur diesel jusqu’à m’endormir pour de bon jusqu’à ce qu’on arrive, bousculé par les autres passagers qui se pressent pour récupérer leurs bagages… Je fais pareil en soupirant de lassitude. Arrivé au port d’Haad Rin, je sens que j’ai cuit comme un travers de porc sur la grille du barbecue. Le taxi m’emmène sur des routes escarpées qu’on ne peut gravir qu’en première. Je ne m’émerveille qu’à moitié, les yeux bouffis de sommeil, le cœur au bord des lèvres, devant les innombrables cocotiers pliés par le vent, les buffles d’eau paissant dans les prés, gros comme des hippopotames débonnaires, et les nombreux éléphants enchaînés sur le bord de la route pour le spectacle.
L’hôtel est à portée de main, après une route qui n’en finit pas de zigzaguer pour arriver dans un chemin de terre poussiéreux… le taxi me laisse à l’entrée alors que j’ai encore une centaine de mètres à parcourir ; je commence à en avoir marre, dans mon état je ne suis plus prêt à accepter quoi que ce soit, je me sens au bord de l’évanouissement. Le chemin qui descend à la réception est tellement escarpé que je tiens ma valise à deux mains de peur qu’elle ne dévale la pente jusqu’à la plage. La chambre est simple mais parfaite pour ce que je vais y faire… un hamac est tendu devant la porte coulissante, entre deux canapés moelleux ; j’ai une vue superbe sur la petite anse de Haad Salad dont je profiterai plus tard… je jette ma valise sur le béton ciré et mes vêtements par-dessus, la tête me tourne tellement je manque de sommeil et une fois de plus je me jette sur le lit bien ferme plus nu qu’un ver de sable, haletant, cherchant le sommeil immédiatement comme si je manquais d’air pour respirer.
Après avoir dormi quelques heures, je descends au radar sur la plage, masque et tuba à la main, je plonge dans une eau claire et chaude pour côtoyer à quelques mètres du bord des petits poissons pas vraiment farouches, curieux comme des pies, mais aussi des bernard‑l’hermite énormes dans leur coquille et des oursins noirs bardés de pics à brochettes, des coquillages inconnus et des holothuries, ces concombres de mers répugnants à souhait. Je me sèche rapidement et rejoins le restaurant de l’hôtel où je me gave de samoussas épicés et de mojitos que j’enfile les uns après les autres jusqu’à me sentir ivre de fatigue, ivre d’alcool… Il n’y a plus rien, j’y suis, la nuit arrive et le calme se fait entre deux chants d’insectes indéfinissables dont le crissement est parfois étourdissant. Les bateaux avec leurs lumignons verts et jaunes illuminent l’horizon dans le soir tendre et chaud, dans l’air léger qui a cet effet si lénifiant qu’on n’aurait plus envie de partir d’ici. Je ne fais qu’arriver, ce sont mes premières heures ici, des premières heures que je vis à la fois comme un arrêt dans ma course, comme une bénédiction à cause des odeurs de frangipaniers et du rythme doux qui anime les gens du coin et comme une souffrance sourde à cause de la fatigue du voyage qui me ronge et dont je n’arrive pas à me débarrasser.
La nuit est douce, elle plonge ses mains dans le Golfe de Thaïlande et son corps dans le silence tropical, douce et âpre à la fois, elle m’enveloppe de ses bras rondelets pour ne plus me lâcher dans mes cauchemars d’avions et de tarmacs, de retours à la vie d’avant emmêlés avec le cri des geckos et des chiens qui hurlent à la mort. Je m’endors recroquevillé sur mon lit king size, sous les draps rêches frémissant sous les courants d’air de la nuit, baie vitrée ouverte et rideaux tirés, je peux sentir en moi la Thaïlande me remuer les entrailles, son odeur m’enrober comme une dragée… la nuit me fait tomber de mon cocotier…
J’ai voyagé deux jours pour arriver jusqu’ici mais j’en suis déjà à quinze dans mon corps…
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Sep 27, 2015 | Archéologie du quotidien |
J’ai écrit un livre sans m’en rendre compte. Tout était là, sous mes yeux, compilé au fur et à mesure du temps ; c’est à peine si je m’en suis aperçu. Trois ans après être revenu de Turquie, j’ai écrit des centaines de lignes sur mes carnets et dans mes cahiers, je les ai transformées en billets pour mon blog, agrémentées des photos que j’ai pris un soin infini à trier, à retoucher, à documenter d’images pour parler d’architecture ou de religion et faire de mes écrits quelque chose de compact, donnant une image au plus près de ce que j’ai ressenti lors de mes voyages, toujours très denses en émotions et en informations de toute sorte qu’on ne peut livrer telles quelles sans les retravailler pour en ébarber les contours. Je ne me compare pas à Nicolas Bouvier, mais je comprends mieux pourquoi il a mis près de vingt ans à accoucher de L’usage du monde. Il y a une dimension de maturation qui ne peut que prendre du temps. Tous les fabricants de vins ou de fromages vous le diront.
Alors me voici métamorphosé en relecteur, passant de longues heures depuis quelques jours à retravailler mon texte qui me semble lourd par moment. Quelques petites épiphanies me font bondir de plaisir, parfois. Le reste me semble pesant, ne me procure aucune joie… Peut-être l’usure de la relecture. L’écriture ne ressemble en rien à la lecture. Le texte défile et l’impression d’essorer mes mots me le rend âpre et sans consistance. Difficile dans ces conditions de savoir ce qu’il en est réellement. Pour le reste, ce seront les lecteurs qui en décideront, mais je ne vais pas pouvoir retailler à l’infini mon texte comme un diamant, au risque de me retrouver avec un caillou aux dimensions dérisoires. Je ne sais plus qui disait qu’écrire, c’est d’abord enlever des mots, couper des phrases entières, réduire à sa plus simple expression, comme une sauce qu’on fait réduire pour n’en recueillir qu’un liquide compact, concentrant dans un infime volume toutes les saveurs nécessaires et primordiales.
De mon voyage en Thaïlande, il me reste au final plus de photos que de textes. C’est certainement la raison pour laquelle j’ai du mal à me lancer dans la rédaction de mes carnets de voyage. Tant que ce ne sera pas fait, il y aura comme une impression d’incomplétude et repartir sera difficile. Il me reste l’hiver pour cela. En effet, février sera le moment pour repartir, je ne sais pas où encore, mais le besoin de tout lâcher se fait sentir.
Au creux de ce texte, ce sont mes deux carnets de voyage en Turquie que j’ai décidé de compiler. Le troisième voyage n’y figurera pas tant il fut différent. A vrai dire, je ne sais pas encore comment l’aborder, ni comment le broder. Les pièces sont encore là, sur mon bureau. Le temps a besoin de faire son œuvre encore quelques mois peut-être.
Je retourne à présent sur mon bureau pour tailler dans le vif, découper les lamelles de viande séchée, débiter les cordons de cuir dans une peau encore fraîche. Dehors il fait soleil, un été qui s’étire comme un élastique, tendu à bloc.
Travaille ton style, mon petit…
Photo d’en-tête © Camilla Hoel
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Sep 5, 2015 | Carnets de route (Osmanlı lale), Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Turquie) |
Épisode précédent : Carnet de voyage en Turquie : Balades poétiques et visages stambouliotes
Bulletin météo de la journée (dimanche 29 août 2012) :
10h00 : 26.1°C / humidité : 43% / vent 7 km/h
14h00 : 26.5°C / humidité : 35% / vent 17 km/h
22h00 : 23°C / humidité : 48% / vent 17 km/h
Voilà. C’est mon dernier jour. Comme par un heureux hasard, c’est aujourd’hui la fête de la rupture, que les Arabes appellent Aïd el-Fitr et que les Turcs appellent Ramazan Bayramı. Dans la cour de l’hôtel où l’on prend le petit déjeuner sur les canapés ottomans. Je répète, avec l’impression que les mots vont rester en moi, les vocables qui désignent le lait chaud (sıcak süt), le café (kahve), les croissants (kruvasan).
Mes mains sont sèches et je n’aime pas ce que je vois dans le miroir en passant dans la salle à manger. J’ai un beau teint hâlé qui témoigne que j’ai passé un mois sous le soleil brûlant de la Turquie, mais j’ai les yeux tristes et fatigués, je me sens aussi vide qu’une outre d’eau dans le désert. Comme un signe disant qu’il était temps de partir, le ciel s’est couvert d’un voile gris comme au lendemain d’un orage et quelques gouttes tombent du ciel tandis que je me remplis de café et de pâte de sésame en maugréant en imaginant que la température du ciel est quasiment tombée de quinze degrés. Je ne sais pas exactement ce que je ressens, partagé entre un bonheur incommensurable d’avoir pu faire un voyage comme celui-ci, la joie de m’être laissé entraîner dans des ornières que je ne m’imaginais pouvoir suivre un jour, et la tristesse infinie qui me serre l’estomac à l’idée de devoir partir ce soir. Sous mon crâne, les démons qui m’ont toujours animés commencent à se réveiller et à me tirer avec eux dans des limbes de désolation dont je ne veux pas connaître la profondeur. Je commence à me sentir désarmé dans cette ville dans laquelle je ne sais plus vraiment quoi faire, plus vraiment où aller. En ce jour de fin de Ramadan, il n’y a pas grand-chose d’ouvert. Les gens dans la rue arborent leurs plus beaux vêtements, tout en couleurs pastels, en brillants et en tissus épais et chers, en couvre-chefs de prix, en voiles richement parés. Je tombe même sur un couple d’Indonésiens, presque aussi incongrus ici que je peux l’être moi-même, à la différence près que eux, sont musulmans… Derrière la Mosquée Bleue, les vendeurs du bazar d’Arasta ne sont plus vraiment intéressés par les passants, comme s’ils avaient fait leur beurre et que se décarcasser pour aller arnaquer le touriste n’était plus vraiment à l’ordre du jour, ni même une nécessité impérieuse. Je me dis que pour cette dernière journée, je pourrais aller voir cet étrange musée passant complètement inaperçu dans la rue du bazar, le musée des mosaïques, mais malheureusement, une pancarte indique à l’entrée du musée qui commence là où les marches s’enfoncent dans le sol, qu’en raison de la fin du ramadan, le musée est fermé pour la matinée. Le vieil homme à l’entrée me dit de revenir dans une heure et que ce sera certainement ouvert. Pendant ce temps, j’erre un peu au pied de la Mosquée du Sultan Ahmet Ier, regarde les passants apprêtés dans leurs habits de cérémonie, me demande encore combien de temps je vais pouvoir tenir dans cette ville si je ne rentre pas sur le champ à Paris. C’est une sensation étrange, inexplicable, qui me pousse à vouloir partir immédiatement. Je ne reste finalement pas très loin du musée. Le musée ouvre ses portes. Je descends sous terre sans imaginer ce que je vais trouver là.
Le musée des Mosaïques est en réalité un ancien péristyle mis au jour dans les fouilles qui ont été menées ici jusqu’en 1954 et qui ont mis au jour les derniers vestiges de ce qui était le Grand Palais commencé par Constantin. La salle dans laquelle on se trouve mesure 66 x 55 m, ce qui laisse imaginer l’importance du bâtiment d’origine. On pense, certainement à raison, que le Grand Palais était une accumulation de salles de styles hétéroclites, construites à des époques différentes. On peut avoir une idée de ce à quoi ressemblait le Palais sur le site de Byzantium 1200. Franchement, on aurait presque préféré ne jamais voir ça, car le peu qu’il reste du Palais est d’une incroyable tristesse. L’état d’abandon dans lequel il a dû se trouver témoigne à quel point les Hommes sont de bien piètres conservateurs. Et moi, je n’aurais pas dû terminer mon voyage par ces tristes vestiges, me laissant un goût amer dans la bouche. Étrangement, je me sens mal à l’aise face à ces mosaïques qui, sous leur air bucolique et champêtre, sont en réalité de réelles scènes d’horreur. La qualité est incroyable et d’une grande fraîcheur pour des mosaïques datant de plus de 1500 ans et les couleurs resplendissantes. On peut voir des éléments architecturaux et ce qui peut ressembler à des scènes de chasse ou de vie champêtre, une vie éloignée de cette ville dans ce qu’elle a plus de plus lointain ; au delà du Palais, il n’y a que la mer.
Je pensais m’être trompé sur le compte de ces mosaïques, mais trois ans plus tard, tandis que je lisais le sublime livre de William Dalrymple, L’ombre de Byzance, je retrouvais mes sentiments traduits de la même manière par le grand écrivain britannique.
J’ai passé le plus clair de l’après-midi au musée des Mosaïques, à admirer les quelques motifs rescapés. Ils datent tous de la fin du VIe siècle — juste après Justinien — et proviennent du Grand Palais, qui se dressait jadis à flanc de colline, derrière la Mosquée Bleue. Ce sont donc ces mosaïques que dut fouler l’empereur Héraclius lorsqu’il apprit la chute de Jérusalem aux mains des Perses ou la reddition d’Alexandrie.
Au premier abord, on s’étonne d’y trouver encore une influence hellénistique. Le style de ces mosaïques est le plus souvent bucolique et empreint d’un naturalisme chaleureux qui, à première vue, s’apparente davantage aux délicates fresques de Pompéi qu’aux figures raides et hiératiques des icônes byzantines plus tardives ou austères Pantocrator qui dominent souvent la coupole des églises médiévales. Mais au bout d’un moment, quand on examine de plus près ces idylles pastorales, on finit par s’inquiéter pour la santé mentale de leurs auteurs, voire de leurs commanditaires.
Toujours à première vue, on croit voir par exemple un cheval allaiter un lion ; il s’agit bien sûr d’un symbole de la paix, de la même manière qu’on trouve dans la Bible un loup dormant à côté d’un agneau. Sauf que si l’on y regarde vraiment de très près, on s’aperçoit que le lion est en train d’éventrer le cheval tout en refermant ses mâchoires sur ses testicules. Ailleurs, un autre lion se dresse sur ses pattes de derrière pour attaquer un éléphant mais rate son coup et s’empale sur une défense. Ici c’est un loup qui déchire la gorge d’une biche, là, deux gladiateurs en haubert et culottes de cuir que charge un tigre rose gravement blessé au cou et saignant de la gueule, et, ailleurs encore, un griffon ailé qui fond sur une antilope et lui arrache la peau du dos tandis qu’un autre gobe un lézard.
On se perd en conjectures sur ce qui a conduit le maître mosaïste à imprégner ses œuvres d’une violence aussi psychopathologique : les assassinats et autres révolutions de palais étaient fréquents, à l’époque ; on ne voit pas quel apaisement ces scènes sanguinolentes pouvaient procurer à l’empereur qui les foulaient quotidiennement. D’un autre côté, elles fournissent un antidote salutaire à la littérature byzantine, dont le corpus est uniformément pétri de pessimisme pieux et essentiellement composé d’interminables hagiographies dont les ascètes héroïques résistent aux silencieuses invites de séductrices démoniaques. Peut-être l’empereur éprouvait-il quelque soulagement à retrouver ces scènes de carnage quand il avait supporté deux heures durant les sermons sur la chasteté débités par le patriarche.
William Dalrymple, L’ombre de Byzance
Sur les traces des Chrétiens d’Orient
1997, Libretto
Ici s’arrête un peu brutalement mon récit de voyage, au terme de vingt-quatre jours passés en Turquie. Ici s’arrête mon récit de voyage, car, trois ans après être revenu de Turquie, quasiment jour pour jour, je ne me souviens plus de ce qu’il s’est passé après avoir visité le Grand Palais. J’imagine que j’avais laissé ma valise à l’hôtel après avoir quitté la chambre et avoir pris mon petit déjeuner et j’ai dû dire au réceptionniste que je la laisserai là jusqu’à ce que mon taxi vienne me chercher pour l’aéroport. Non seulement je ne m’en souviens plus, mais c’est ici que s’arrêtent mes notes de voyages, que, scrupuleusement, je prends presque en temps réel. Je ne sais plus. J’ai dû tout laisser tomber, je devais être épuisé de corps et d’esprit et j’ai certainement à un moment donné décidé de me recroqueviller sur moi-même, incapable d’en absorber plus, incapable de retenir plus que tout ce qui m’avait été donné jusque là. Ce qui est certain, c’est que j’ai bien pris l’avion, et que je suis passé au-dessus des Alpes (la preuve en photo), mais je ne me rappelle vraiment, sincèrement, plus de rien…
La seule chose dont je me souviens, c’est que le lendemain, j’étais déjà reparti au travail, ne m’étant laissé absolument aucune marge pour décompresser. Au contraire de nombre de personnes, je ne vois pas l’intérêt de ne pas profiter jusqu’au bout. Je me fous de rentrer plus tôt, “pour faire la lessive”, “pour ranger la valise”, “pour faire un peu de ménage avant de retourner au travail”. Non, je ne suis pas dans cette optique et je m’en fous littéralement. De la même manière, je ne conçois pas les vacances comme étant du repos. Le voyage n’est pas fait pour ça, bien au contraire. Je me repose le week-end, le soir quand je reviens du travail, mais certes pas en voyage. Je suis là pour m’éreinter, pour me faire détruire, pour qu’on attente à mon intégrité physique et mentale, dans une posture attentiste et presque auto-destructrice…
J’ai mis trois ans à rédiger ce carnet de voyage, ce sont certainement plus de 60 000 mots écrits pour en rapporter la saveur et l’essence. Ce fut pour moi un travail énorme, de retouche de photos (des poussières se sont insérées dans mon appareil, sur le capteur, j’ai ramené près de 2000 photos dont pas une seule n’avait de tâche), de tri, de choix, de rédaction, de correction, d’interrogations, de mises en forme… Ce furent trois ans qui m’ont permis de continuer à vivre ce voyage en me le remémorant, minutes après minutes d’après mes notes scrupuleuses, et tout ce que j’ai écrit me permettra de le faire vivre encore tant que moi, je serai en vie.
Partir en Turquie pendant quatre semaines m’aura appris énormément, mais je serais tenté de dire qu’une des principales choses que j’en ai comprises, c’est qu’en voyage, comme au final dans la vie de tous les jours, il faut prendre les gens pour ce qu’ils sont, non pour ce qu’ils représentent, ni pour ce qu’on a envie qu’ils soient. Je sais que beaucoup de gens en France ont une très mauvaises opinions, pour ne pas dire un a priori raciste, concernant les Turcs. J’ai entendu dire que les Turcs étaient de mauvaises personnes car ils ont participé à la guerre du mauvais côté de la barrière, au côté des Allemands. Oui, c’est vrai. Et alors ? Est-ce que nous ne parlons pas aux Allemands ? Est-ce que nous avons le même a priori envers les Allemands ? Je ne comprends ces faux débats. De la même manière, je me suis rendu compte que les Turcs n’aiment pas beaucoup les Arabes, et que les Stambouliotes n’aiment pas les Anatoliens, etc. Ça n’en finit pas. En fait, personne n’aime personne. Parce que ceux-là ont ce défaut, parce que ceux-ci puent… C’est infernal et complètement con. Lorsque je voyage, je pars avec des a priori pour pouvoir les casser un à un, je le fais exprès, pour me discipliner et en revenir meilleur, plus tolérant, plus intelligent j’espère dans mes rapports avec l’Autre.
Je sais parfaitement à quel point Istanbul n’est plus que l’ombre d’elle-même, à quel point la Turquie a souffert de destructions et on a toujours la tentation de se dire qu’on aurait aimé connaître comment c’était exactement avant. A l’heure où j’écris, des abrutis se sont mis en tête de détruire Palmyre à la dynamite, de raser une civilisation pour que d’ici quelques années, dans leurs machiavéliques plans, les populations oublient leurs racines. Mais ça n’arrivera pas. La mémoire humaine est d’une nature extensible et elle a également cette capacité de résilience qui permet de passer de la douleur à la reconstruction de soi. Ils ont détruit Palmyre ? Tant pis, mais ce n’est rien par rapport à ce qu’ils font subir aux êtres humains. Et puis Palmyre, on l’a photographié, on l’a étudié, on sait à quoi ça ressemblait. Les êtres humains ne sont pas faits de cette matière-là. Mais ce n’est pas ici le bon endroit pour une tribune, car on parle ici de voyage. Et si demain un tremblement de terre efface Istanbul, la perte patrimoniale sera immense, mais songeons d’abord à ceux qui y vivent…
C’est donc ici que ça se termine, mais c’est également ici que les choses naissent, dans les recoins d’une vie passée, car c’est lorsqu’il y a un grand silence que se préparent toujours les révolutions. Pour moi, la Turquie en ce mois d’août 2012, en plein ramadan, ce fut plus qu’un voyage, ce fut bien mon être dispersé, déversé sur les montagnes de Cappadoce ou dans les rues d’Istanbul, sur les hauteurs de Pamukkale, au pied de la tombe de l’apôtre Philippe ou dans les ruines englouties de Kekova, réduit en poudre et déposé sur la terre, comme on répand les cendres encore chaudes d’un défunt…
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