Oct 23, 2016 | Livres et carnets, Sur les portulans |
Paul Bowles est un écrivain un peu marginal. Parce que ce n’est pas qu’un écrivain… Autour du très beau livre The sheltering sky (traduit très fidèlement en français par… un thé au Sahara), porté à l’écran par Bernardo Bertolucci en 1990 avec la très troublante Debra Winger et John Malkovitch, il n’en est pas moins un voyageur et un esthète, écoutant avec passion les musiques qu’il trouve sur son chemin. On le sait moins mais Bowles est parti de nombreux mois sur les routes du Maroc pour enregistrer sur bandes magnétiques les derniers musiciens berbères. C’est donc tout naturellement qu’on retrouve trace de ces voyages au cœur de ce livre paru pour la première fois en 1998 sous le titre Leurs mains sont bleues, titre qu’on ne peut comprendre qu’à la lecture du poème d’Edward Lear qu’on trouve en exergue.
Composé de plusieurs récits de voyage, on découvre un Paul Bowles parfois esthète, parfois bourru, au regard toujours aiguisé sur le monde qui l’entoure. Parlant de son amour pour les perroquets ou des rencontres avec les politiciens locaux rétifs des villages les plus reculés du Rif, c’est toujours en amoureux du voyage, avec tout ce qu’il comporte d’inconfort, qu’il écrit ces pages d’un autre temps. Lucide, il n’hésite pas à citer Lévi-Strauss pour raconter que le voyage est avant tout une confrontation de notre occident confortable avec la misère du monde :
Il prétend que pour que le monde occidental continue à fonctionner convenablement, il lui faut sans cesse se débarrasser d’immenses quantités de rebuts qui sont déversés auprès de peuples moins chanceux. « Ce que d’abord vous nous montrez, voyages, c’est notre ordure lancée au visage de l’humanité. »
En 1950, à Hikkaduwa, sur la belle île qui portait encore à l’époque le doux nom de Ceylan, il révèle, en parfait connaisseur des rythmes et des sons, le secret des Paritta :
On m’a expliqué, aujourd’hui, que la psalmodie du pirith ne peut avoir que quatre tons distincts, pas un de plus, car l’ajout d’un cinquième la ferait passer dans le genre musical, ce qui est strictement interdit. Les officiants sont peut-être trop attachés à la lettre de la loi. De toute façon, à l’intérieur de la gamme permise, ils parviennent à chanter tous les quarts de tons possibles. Les chiens de l’auberge hurlaient et jappaient contre eux jusqu’à ce que le garde, en criant, réussît à les faire taire.
Et puis ces quelques mots encore, qui sont comme le comble de l’humilité du voyageur, et qui me rappellent ce que dit, d’une autre manière, Laurent dans cet article quand il dit non pas “faire un voyage”, mais “faire un pays”, comme si nous étions acteur de quelque chose alors que nous n’en sommes que les pantins, et il a bien raison de dire que cette expression révèle une attitude prétentieuse. Bouvier disait de son côté qu’on croit faire un voyage, mais c’est le voyage qui nous fait… Paul Bowles parle, lui, d’ignorance malgré tout ce qu’on peut savoir. Il est en Inde en 1952 :
Maintenant, après avoir parcouru quelques douze-mille kilomètres à travers le pays, je le connais presque aussi peu qu’à mon premier séjour. J’ai pourtant vu un grand nombre de gens et de lieux, et j’ai au moins une idée un peu plus détaillée qu’au début de mon ignorance.
Enfin et pour terminer, je parlais plus haut des fonctionnaires rétifs qui lui ont mis des bâtons dans les roues lorsqu’il s’écartait des routes pour aller recueillir la musique traditionnelle marocaine, il rapporte les propos de l’acculturation dont sont victimes les peuples anciens, qui me rappellent les pires moments qu’un peuple puisse subir dans sa chair ; celui où l’autorité lui refuse le simple droit d’exister car considéré comme dégénéré…
« Je déteste toutes les musiques populaires, et en particulier celle de chez nous, ici au Maroc. On dirait des bruits de sauvages. Pourquoi vous aider à exporter ce que nous essayons de détruire ? Vous recherchez de la musique tribale. Il n’y a plus de tribus. Nous les avons dissoutes. Alors, ce mot ne veut plus rien dire. Et de toute façon, il n’y a jamais eu de musique tribale, seulement du bruit. Non, Monsieur, je ne suis pas d’accord à votre projet. »
Le livre de Paul Bowles, Leurs mains sont bleues a été réédité dans la collection Aventures chez Points. Traduction (de l’américain) par Liliane Abensour.
Photo d’en-tête © Chris Ford
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Jul 26, 2016 | Carnets de route (Osmanlı lale) |
Je déteste ces journées fraîches qui suivent les plus ardentes chaleurs de l’été, qui font passer de la fièvre au frisson en l’espace d’une nuit orageuse et bruyante, refermant les espoirs de pouvoir se reposer un peu de l’accablante fournaise. Elles sont tristes, bien qu’offrant un répit de courte durée, même si les chaleurs sous nos latitudes ne sont que des pics qui ne durent jamais bien longtemps. Je préfère ces chaleurs constantes et lourdes qui ne laissent aucun répit, aucune chance d’en réchapper.
Je me sens comme empli d’une humanité radieuse et sur mes cahiers à petits carreaux, je m’amuse à répéter indéfiniment les motifs des tuiles marocaines ou des arabesques andalouses qu’on ne peut fabriquer qu’en ayant compris deux choses ; d’une part que les motifs sont l’expression d’une géométrie divine, que le tout est contenu dans le tout, que le motif participe de l’harmonie universelle, et d’autre part, que l’abstraction furtive dans laquelle se cachent les motifs ne sont qu’une autre voix pour dire l’étendue de l’universalité du monde.
Et puis loin du monde, loin de la folle actualité qui émaille le fil continu des mauvaises nouvelles, je me tais. Trop de voix s’élèvent pour dire tout et n’importe quoi, une chose et son contraire ; la parole irraisonnée. Loin de la politique, loin des analyses parfois fumeuses des journaux télévisés, loin de la réaction à chaud, il y a un monde de douceur et d’espoir qui tient en quelques mots que du bout des lèvres, j’essaie de prononcer. Peut-être ces mots n’existent-ils pas encore, d’où l’incongrue perplexité dans laquelle je me suis plongé tout seul.
Au bout de la nuit, il y a le voyage. Repartir. Gravir de nouvelles montagnes, rencontrer des âmes lumineuses et croire qu’il existe encore sur terre des expériences qui ne sont pas uniquement extraites de la fange et de la haine. Je vais repartir. Loin. Très loin. A plus de 9000 km de chez moi, sur les terres sombres et verdoyantes de la Thaïlande où je retourne encore et encore, pour la quatrième ou cinquième fois, côtoyer le peuple du sourire et m’enfoncer dans une vie âcre et simple, faite de poussière et de pourriture, de pauvreté flamboyante dans laquelle tente jour après jour de survivre une nation qui ne sait plus dans quelle direction regarder. Je me retire de mon monde pour plonger les deux pieds dans le Monde, grandiose et fantasque. C’est peut-être bien la dernière fois que je m’y rends, avec la sensation d’avoir vécu ce que je voulais y vivre et l’envie d’autres choses. J’ai promis à mon ami Géorgien qu’un jour, dès lors que les conditions politiques lui seront favorables, je l’accompagnerai sur la terre de ses ancêtres, à Tbilissi et en Arménie, à la rencontre de ses parents et de sa famille. Une promesse engage, vérifiez vos capacités de remboursement…
Les jours filent leur toile au gré des heures que je n’arrive pas à retenir. A moins de dix jours du départ, je n’ai encore qu’une vague idée de ce que sera ce voyage. Il y aura Bangkok, assurément, sa chaleur et son atmosphère lourde, ses klongs puants et sa vie intense et désordonnée. Il y aura aussi Sukhothai avec ses temples magiques surgis d’un autre temps, ses ruines, colonnes et Bouddhas entourés de petits étangs parsemés de fleurs de lotus, ses chedi et ses statues encore honorées de nos jours. Il y aura aussi la nature champêtre de l’Isan, avec ses vieux temples khmers surgis de la jungle et préfigurant ce que peut être Angkor. Il y aura la mer intranquille de Phan Gan et ses jours sereins inspirant le repos et la méditation. Le tout dans un ordre indéfini et soumis aux aléas de la route, aux envies changeantes de mes courses folles et de mes déambulations hasardeuses.
Je pars léger ; aussi bien dans mon esprit que dans ma valise. Quelques livres, de quoi prendre des notes, plus que d’habitude, un passeport, une brosse à dent, un appareil photo et un enregistreur de sons. J’emmène dans ma besace une traduction du Râmâyana ; La prairie parfumée où s’ébattent les plaisirs, ces Mille et une nuits érotiques écrites par celui qui aujourd’hui passerait au fil de la mitrailleuse, Mouhammad al-Nafzâwî ; Leurs mains sont bleues de Paul Bowles, ainsi qu’un vieux coffret comprenant trois recueils de nouvelles du même auteur britannique, où l’on trouve les volumes L’écho, Le scorpion, et Un thé sur la montagne. Je pars loin et lorsque je reviendrai, j’emménagerai dans ma nouvelle maison, une fois les travaux terminés. Je me sens lâcher prise, ne retenant de mon souffle que quelques images qui restent imprimées dans mon esprit comme ces vieilles photos jaunies d’explorateurs perdus au beau milieu d’hostiles forêts tropicales. Déjà la réalité se perd au creux des jours qui défilent…
Je pars demain.
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Mar 28, 2016 | Livres et carnets, Passerelle, Sur les portulans |
Ils étaient six, six hommes partis sur les traces d’Henri Mouhot, celui qui mit au jour les ruines d’Angkor en 1861, ou plutôt qui fit redécouvrir au monde les temples que les Khmers ne cessèrent d’honorer du fin fond de la forêt cambodgienne… Partis d’Angkor, ils ont remonté le Mékong, fleuve nourricier prenant sa source en Chine et se jetant dans la Mer de Chine non loin de Hô Chi Minh-Ville. Ils étaient six, mais l’expédition dure près de trois ans et le chef de l’expédition, Ernest Doudart de Lagrée, meurt avant la fin du voyage qui se termine dans le Yunnan chinois. Ils étaient six, comme sur cette photo devenue célèbre. De gauche à droite : Louis de Carné, Lucien Joubert, Capitaine Ernest Doudart de Lagrée, Clovis Thorel, Lieutenant Louis Delaporte et Lieutenant Francis Garnier. Delaporte est celui qui ramènera les plus beaux dessins d’Angkor encore vierge de toute présence humaine. Ils sont fiers et beaux ces hommes qui ont dû maudire les dieux d’avoir mis sur terre cet environnement aussi hostile…
Des enfants vêtus de jaune et quelques vieilles habituées du sanctuaire, à en juger par la familiarité avec laquelle elles traitaient leur dieu, déshabillèrent de son écharpe la petite statue de Bouddha, lui versèrent de l’eau sur la tête, l’épongèrent avec soin, et lui remirent enfin sa chemise rouge ; les cymbales, les gongs et les grosses caisses nous réveillèrent en sursaut, et la foule envahit le hangar dont nous n’occupions que le plus petit espace possible. On alluma des cierges, on brûla de vieux chiffons et longues mèches. Les assistants faisaient toute sorte de gestes, portaient la main à leur front et baisaient la terre, puis l’arrosaient à l’aide d’une gargoulette dont chacun était muni. Cela n’empêchait pas de causer, de rire, de fumer ; nul respect, nul recueillement, aucun signe de piété intérieure n’apparaissait sur tous ces visages, si ce n’est sur les traits du vieux bonze, chef de la pagode.
Louis de Carné, jeune homme vaillant promis à un brillant avenir, reste à l’écart du reste du groupe, jamais véritablement intégré, suspecté d’avoir été pistonné par un amiral en vue pour cette expédition. Pourtant, le jeune homme, seul civil du groupe, accomplit consciencieusement sa mission. Chargé de la partie descriptive du voyage et des renseignements commerciaux, il rapporte un texte beaucoup moins connu que celui de Francis Garnier (Voyage d’exploration en Indo-chine, effectué pendant les années 1866, 1867 et 1868). En réalité, ce ne sont que des notes qu’il finit par publier en plusieurs parties dans la Revue des Deux Mondes, sous le titre L’exploration du Mékong. Louis de Carné, épuisé par les fièvres contractées lors de l’expédition, s’éteint à Plomelin en 1871, à l’âge de 27 ans. C’est son père, Louis-Marie de Carné, qui terminera la mise en forme de ses notes de voyage et se chargera de la publication de ses articles en livre, sous le titre Voyage en Indo-Chine et dans l’empire chinois en 1872.
Il pleuvait toujours, et nous étions pour la plupart sans chaussures. Nos pieds étaient meurtris par les pierres, percés par les épines, saignés par les sangsues ; la fièvre pâlissait les visages et, symptôme effrayant, la gaieté commençait à s’évanouir. Malgré la pesanteur étouffante de l’air, après quelques heures de marche dans pareilles conditions, le froid nous saisissait en traversant des torrents dont l’eau était ordinairement glaciale. Quelle ne fut donc pas notre surprise, en entrant pour la centième fois dans l’un de ces innombrables affluents du Mékong, de ressentir aux jambes une chaleur assez forte pour nous faire éprouver une impression douloureuse ! Nous venions de découvrir un source d’eau thermale sulfureuse à quatre-vingt-six degrés centigrades […]
Le texte est disponible aux éditions Magellan et Cie, dans la collection Heureux qui comme…
Articles publiés dans la Revue des Deux Mondes (allez savoir pourquoi les numéros 6 et 7 sont introuvables):
Photo d’en-tête © CiaoHo (floating market. Nganam town, Soctrang province, Vietnam. Jan 26th. 2014)
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Mar 19, 2016 | Archéologie du quotidien, Routes croisées |
Des livres partout, dans des cartons qui ne sont pas encore déballés, depuis toutes ces années, des livres que tu ne liras pas parce que tu n’en as plus rien à faire. Les livres t’accompagnent mais tu deviens de plus en plus difficile, avec l’âge, avec le temps qui passe et la vie qui prend des formes auxquelles tu ne t’attendais pas, alors tu regardes tout ce matériel d’un air un peu hautain en te disant que tu vas bien finir par faire le tri et bazarder tout ce qui est superflu. Des livres que tu ne liras plus jamais et qui ne serviront pas à la postérité. Ton fils voudra peut-être piocher dedans et naviguer comme toi, en d’autres temps, tu cherchais dans la bibliothèque de tes grands-parents de quoi te nourrir, même si en fin de compte, la lecture, pour toi, ça ne signifiait pas grand-chose. Faut-il lui laisser le choix ? Lui permettre cette porte ouverte au risque de t’encombrer pour rien ? Il fera ses propres choix, lira ce qu’il veut, s’il lit, piochera dans les meilleurs que tu auras gardés comme dans un sanctuaire. Les autres, tu vas les jeter, les donner, ça n’a plus d’importance pour toi. Seuls quelques uns valent vraiment la peine que tu te préoccupes d’eux. En regardant la liste de tout ce que tu as lu ces dernières années, tu te rends compte que tu ne te souviens même pas de certains. Ils se sont comme effacés de ta mémoire, disparus, tombé dans l’abîme (ou dans l’abyme si on a vécu avant 1990), ils ne sont plus rien pour toi et ne te rappelles même plus une époque, ou des odeurs, ou des lumières. Ils sont tombés du côté de l’obscurité.
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Immanquablement, tu finissais par feuilleter les albums de photos qui remontaient à la nuit des temps, à ta nuit des temps, à une histoire antédiluvienne au regard de la tienne et qui semble aujourd’hui encore plus lointaine, comme la vie d’un autre, un illustre inconnu dont tu connais parfaitement la biographie à force d’avoir épluché les documents archivés dans les bibliothèques du savoir universel. Tu deviens Shakespeare à tes propres yeux, tu ne sais même pas s’il a existé et tu finis par fantasmer sa vie parce que tu ne sais pas lire les sources tellement divergentes qu’elles finissent par embrumer ton jugement, comme ta vue d’ailleurs. Ton regard se trouble. Des larmes te montent dans les yeux et tu ne sais plus. Ton histoire se perd.
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Tu retrouves parmi les pages des albums cette photo qui a été prise en Guyane en 1983, comme cette même photo dont tu ne sais pas quoi dire. C’est ton grand-père à l’âge de 57 ans, avec ses belles chemises toujours bien repassées (c’est ta grand-mère qui les lui repassaient). Il porte un paresseux, un aï, et tu es bien en peine de trouver une réponse à cette question ; que fait-il avec un paresseux dans les bras ? Tu n’en sais rien du tout et cela te plonge dans l’abîme encore une fois. Ta grand-mère n’y était pas, elle est bien en peine elle aussi de te répondre. Et ton grand-père a disparu en 2010, il n’est plus là pour te répondre, car au fond, il était bien le seul à savoir. Le drame dans cette histoire, c’est que tu avais déjà posé la question à ton grand-père, plusieurs fois peut-être, mais tu as oublié, tu en as perdu le sens. Encore une fois.
Tu le sens bien embêté de porter l’animal dont on sait que les griffes sont tranchantes comme des rasoirs. Tu le sens à la fois embêté et pas très rassuré, mais regarde comme son regard est vif ! C’est le regard que tu lui verras jusqu’à ses derniers jours, tandis qu’il luttait de toutes ses forces contre la maladie, à bout de souffle.
Pépé…
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Il est temps de remettre un peu d’ordre dans tes affaires, de ranger ton bureau, de trier tout ce que tu as ramené de Thaïlande, des Fisherman’s friend qu’on ne trouve que là-bas, goût cerise, citron, mandarine, mais aussi des sachets entiers d’épices pour préparer le Laab Namtok, cette salade de porc épicée aux herbes fraîches, des centaines de bâtons d’encens, de cette même sorte que les bouddhistes utilisent à outrance dans les temples pour s’attirer les bonnes grâces du sort, et un kilo de lessive dont je ne connais ni l’emballage, ni le nom, cette lessive dont le parfum embaume les arrière-cours des rues de Phangan. Le reste, ce ne sont que des photos et des vidéos, quelques notes et des cheroots pour les soirées chaudes à venir.
Tu reprends doucement tes marques, et ces jours de mars ressemblent aux jours des printemps que tu aimes tant, quand le soleil est encore bas dans le ciel à midi et que tu comptes les heures en tournant les pages d’un livre d’Olivier Germain-Thomas ou de Nicolas Bouvier.
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Le soir arrive dans cette belle journée un peu mouvementée. Tu regardes quelques jours en arrière et tu pourrais te dire que les jours de la semaine dernière avaient une bien meilleure saveur que ces jours-ci, mais non, tu as le mérite de reconnaître qu’on n’a pas vraiment le droit à la mélancolie qui vient après le retour. En plus, tu as la chance d’avoir de belles journées avec toi, le renouveau du printemps, de nouvelles odeurs que tu avais presque oubliées. Arrivé au soir, tu te prépares un Bloody Mary bien épicé au tabasco et poivré, tout en commençant à lire le récit d’un fou parti en Chine en train ; tu te demandes simplement quand est-ce que toi, tu sauteras le pas pour ce genre d’aventures.
Fan Ho, celui qui, jeune garçon photographiait Hong Kong comme d’autres photographient Paris dans les grandes largeurs, a également pris de nombreux clichés de sa ville en couleur.
Fan Ho — Marché de Hong Kong
Istanbul te manque, mais cette privation, et tu le sais bien, est la seule chose qui peut te désaccoutumer de ce que tu y as vécu. Créer en toi le phénomène de manque est le seul moyen pour que tu puisses y retourner sereinement. La dernière fois déjà, tu ne ressentais plus le même attrait, tu n’en as parlé à personne. Le temps n’était pas idéal, il a souvent plu et tu as découvert Istanbul envahie par les hordes de touristes français, ad nauseam… Vit encore en toi le chant du muezzin, expérience ultime qui t’a définitivement soudé à la ville. Les gens que tu y as rencontré te manquent aussi… Emin, Mehmet, Sumru, Sıtkı… Combien de jours, de semaines encore, avant que tu n’y retournes…
Nous marchons en silence. Soudain, s’élève un appel venant de toutes les maisons et des rues de la vieille ville, un seul cri qui se répète comme un tir de mitraillette : Allah Akhbar ! Allah Akhbar ! Allah Akhbar ! Les lampadaires s’éteignent ; on voit à peine les visages ; l’ivresse des mots se propage comme un feu poussé par le mistral tandis que des groupes se forment et convergent vers la place. Des femmes habillées en noir comme des nonnes rejoignent le courant montant : Allah Akhbar ! Puis le chant du muezzin se mêle aux cris ; il saute par-dessus les toits et nous enveloppe. L’islam est une religion de l’ivresse. Une lourde exaltation s’empare de la foule comme si elle était saoule. Elle l’est : de mots et de passion pour Dieu. Contre cette pulsion absolue, aucun rationalisme ne peut jamais avoir de prise, aucun canon ne pourra arrêter ces flots en furie qui se réveillent à la tombée du jour. Nous ne sommes plus des individus faits d’hésitation et d’équilibre, nous sommes un mouvement unanime en marche vers les sources.
Olivier Germain-Thomas, La tentation des Indes
Eminönü, Yeni Camii (Mosquée nouvelle) — 27 juillet 2012 à Istanbul
Tu te rappelles ces derniers jours du mois de juillet 2012, lorsque tu es parti un jour avant tes collègues, persuadés que la semaine se terminait plus tôt… Le soir même tu étais déjà à nouveau dans les rues d’Istanbul à écouter l’ezan retentir au-dessus des flots outremer du Bosphore. Il faisait une chaleur incroyable, sèche, et tu buvais du thé sur la place d’Eminönü en reniflant les effluves âcres des maquereaux que le serveur t’apportait entre deux tranches de pain, le fameux balık ekmek qui te laisse d’aussi bons souvenirs, mais moins encore que le Turşu suyu. Tout te revient, là, ce matin, tandis que devant ton écran d’ordinateur tu tentes de retrouver ces sensations et que tu te perds en te tartinant une tranche de pain au maïs d’une époisse coulante… Ne t’interdis rien, tu as bien raison. Il te suffit simplement de t’ajuster entre les souvenirs vivants et la sensation un peu piquante qu’il te manque quelque chose. Encore une fois, le vide créé le désir, et ce que tu essaies de maintenir vivant.
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La nuit s’éteint et les bruits de la ville reviennent à la réalité, inexorablement. La nuit s’éteint et avec elle, ses rêves qui s’effacent à la moindre paupière qui s’ouvre. Il va falloir retrouver la vie du dehors, regarder bouger les ombres qui s’agitent autour de toi, parfois sans but.
Près d’un confluent, dans un remous un peu agité, on m’indique le lieu où la première femme de Chulalongkorn, sœur des reines actuelles, a péri malheureusement. C’était la plus jolie et la plus aimée de ses jeunes sœurs, qu’il a toutes épousées, selon l’usage. Or, un jour qu’elle se rendait à Bang Pan In, traînée par un remorqueur, c’était au temps où les Siamois n’avaient pas encore l’expérience de la vapeur et du remorquage, son bateau-salon a été renversé. Elle était entourée de sa cour et de ses serviteurs, de tout un peuple qui nage comme le poisson ; mais personne n’avait le droit de toucher à la reine. Scrupuleux observateurs de la loi, ils l’ont laissée se noyer sous leurs yeux plutôt que de mettre la main sur elle. Peut-être son sauveur eût-il payé de la vie sa hardiesse ? Le roi cependant, tout en respectant la coutume et la déplorant sans doute, a dégradé le mandarin qui commandait.
Isabelle Massieu, Thaïlande
Magellan & Cie, collection Heureux qui comme… , numéro 87 , (mars 2014)
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Tu te rends compte en rentrant chez toi, aux abords de la vaste plaine de Montesson, que ce qui te plaît dans ces allers et retours, c’est de passer de l’ordre au désordre. Non pas au chaos, mais au désordre. Tu retrouves les saveurs des rues échevelées dans tes souvenirs, te souviens des fils électriques emmêlés dans un inextricable foutoir, des trottoirs qui n’en sont pas et sur lesquels personne ne marche car même pour faire quelques dizaines de mètres, il y a toujours un deux-roues dans la partie, raison pour laquelle on t’interpelle sans cesse pour te proposer taxi, tuk-tuk, skylab ou même moto-drop… toi qui vas à pied, jalan-jalan comme disent les Indonésiens en bahasa… Ces mondes sont des mondes du désordre, tout tient de guingois, tout branle et chavire, et c’est ce qui te plaît, mais ce qui te plaît aussi, c’est retrouver l’austère rectitude de tes rues et de tes villes, les trottoirs propres, les avenues droites et majestueuses, en comparaison, tu trouves ta ville “flamande” tellement elle est éloignée de ce que tu as connu là-bas, et tu te rends compte à quel point cela te convient, de passer de l’un à l’autre, chacun nourrissant en creux les défauts de l’autre. C’est ce qu’on appelle l’équilibre, quelque chose de l’ordre de l’harmonie, tu l’as trouvé dans l’espace entre ces deux espaces.
Ici le sexe de cette jolie danseuse de Mathura est patiné à cause de l’hommage rendu par tant de visiteurs. Le poète grec qui disait que le marbre ne jouit pas n’était jamais allé de ce côté-ci des montagnes. Je sens la danseuse frémir au doux attouchement. Le gardien ne dit rien, il est du pays.
Olivier Germain-Thomas, La tentation des Indes
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Voilà, cette fois-ci tu peux fêter la fin de tes affaires, tout est réglé, les papiers, les actes, les transactions bancaires. Tout est terminé. Tu bois un fond de Champagne qu’il restait au frigo en imaginant une nouvelle vie, faite de beaucoup moins de contraintes, une vie légère et détachée. Tu en profites pour fêter autre chose ; tu as repris des billets d’avion pour cet été. Et là, ton esprit vagabonde déjà vers de nouveaux horizons…
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Cocon doux. Tu te drapes de tes désirs, le petit matin t’enveloppes aussi dans ses voiles délicats ; la fièvre s’en est allée depuis quelques temps déjà et tu sens en toi une grande santé t’envahir ; la peur de retomber te titille de temps en temps, mais tu essaies de laisser ces pensées dans des Égyptes de l’esprit… Voilà. A la fin de cette semaine, tu vas laisser un peu les choses couler. Tu voulais reprendre pied dans l’écriture, mais tu as d’autres choses à faire ; toujours autre chose à faire et le temps, cette histoire de temps. La prochaine fois tu ne t’endormiras pas et tu profiteras bien mieux. Plus que jamais tu rejettes les râleurs, les inconstants, les geignards qui te hérissent le poil ; laisse-les dans leur marasme, qu’il s’apitoient sur eux-mêmes s’ils ne savent faire autre chose. Ta route est devant toi, elle s’ouvre lorsque le ciel change de couleur au petit matin, entre la nuit et le jour, il n’y a qu’un écart de couleurs.
Une vieille femme m’accueille. Nous ne pouvons nous comprendre mais mon état se comprend aisément. Elle me donne du lait chaud et me couche sur la terre de l’unique pièce. Je m’abandonne ; je sens la fièvre monter.
Elle tire mon sac jusqu’à sa maison puis me rassure avec son sourire édenté. Elle me pose sa main noire et fripée sur le visage. Je me sens bien. Je n’ai plus peur ; elle est là avec ses seins vides qui pendent sous son sari déchiré, ses bracelets sur ses bras ridés, sa main aux veines gonflées, ses doigts calleux qui touchent mon front brûlant. Je lui dis merci et merci dans ma langue. Elle me répond dans la sienne avec des sortes de gloussements car ma manière de parler la fait rire.
Olivier Germain-Thomas, La tentation des Indes
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Bouddha décapité (mars 2016) — Thaïlande — Phra Nakhon Si Ayutthaya, Wat Chai Watthanaram — วัดไชยวัฒนาราม
Voilà. La semaine ne s’éternise pas. Elle se boucle comme on attache sa ceinture sur un siège d’avion. Elle se replie doucement comme une serviette à la fin du repas. Tout se calme, tout s’apaise, retombe dans le silence. Tu laisses derrière toi cette semaine pendant laquelle tu auras repris la plume et noirci des pages sur le carnet que tu as ramené de Bangkok. Recouvert d’un tissu de style “Sukhothaï”, doré et ponctué de taches violettes, de petites fleurs blanches qu’on pourrait croire immortelles, il contient toutes tes notes de voyage, modestement rassemblées au même endroit. Tu regardes par la fenêtre et tu comprends vite que ce matin, tu ne verras pas le soleil se lever. L’horizon est bouché par les brumes d’une nuit épaisse, éparse. Il te reste les odeurs de la Chao Phraya, le souvenir des nuits chaudes au bord de la rivière où le silence est de temps en temps brisé par le ronron d’un remorqueur tuberculeux, mais vit en toi également le souvenir des autres pays, des autres rencontres. Tu refermes tout cela comme une boulette de riz dans une feuille de pandan cuite à la vapeur. Un sourire te revient en mémoire, celui d’un jeune moine vietnamien perdu dans la jungle de Bangkok, un sourire à la fois tendre et innocent, une simple ride sur le visage qui contient à elle seule toute l’énigme du monde possible.
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Mar 11, 2016 | Archéologie du quotidien, Routes croisées |
Regarde le matin se lever… On dirait un matin d’Asie sous ses voiles de brumes, sous un ciel trempé. Tu retrouves tes marques dans ces matins savants où tu passes ton temps à dévorer les pages des écrivains voyageurs, où ton remplis ton carnet rouge de notes de lecture et de travail qui sont écrites de la même encre, avec le même visage et les mêmes mains que tes carnets de voyage, où tu prends des notes frénétiques à chaque coin de rue pour tenter de figer, dans les courbes et les rondeurs de ton écriture sauvage, les impressions brutes et sans fioritures de ces instants d’émotions inattendues, inespérées. Ce ne sont que des mots, mais tes mots à toi, plaqués là, tu auras tout le temps plus tard de faire cet exercice de mémoire, de retravailler la forme et les détails, sans mensonge, sans travestissement, avec la plus grande sincérité vis-à-vis de tes sentiments. Tu retrouves dans tes notes des noms qui semblent presque incongrus, Dalrymple, Corbin, Massignon… Tu recolleras les morceaux ensemble un peu plus tard dans la soirée, lorsque le sommeil t’emportera déjà, et tu remettras ça au lendemain, lorsqu’il sera temps de partir. Il sera déjà en fait trop tard, mais le “plus tard” n’a pas vraiment d’importance. L’instant seul compte. Tu te souviens des heures abruties au milieu de la nuit, l’estomac rongé par la faim et les intestins trop sollicités, des nuits où tu te réveilles trempé de sueur et défait par des rêves de femmes déjà emportées par la mort ou l’indélicatesse de la mémoire qui s’estompe comme sous un buvard, ou sous une couette légère…
Lorsque Fan Ho, le petit adolescent chinois de Hong-Kong, prend ces photos, ce n’est qu’un gamin qui arpente les rues de sa ville et qui, à l’aide de son Rolleiflex, arrive à capturer l’essence d’une ville mythique qui n’est plus aujourd’hui que l’ombre d’elle-même. Atmosphère dramatique, poussée dans ses retranchements, on y découvre l’Asie rêvée, fantasmée, telle qu’on nous la vendait sur les belles affiches des agences de voyage, des compagnies aériennes ou dans les livres d’aventure pour jeunes enfants. Nous sommes en 1950. Les photos de l’homme aujourd’hui âgé de 83 ans ont le charme suranné d’une ville perdue et qui déjà subit les prémices de son changement et la technique naïve d’un Depardon qui se serait perdu au-delà des limites de la ferme du Garet. Quelques unes de ces photos sur le site du South China Morning Post, de Bored Panda, et de Design you trust.
La semaine a filé comme un bus qu’on a raté. Tous les matins, tu regardes ton visage bronzé par les cieux couverts de l’Asie tropicale, par les franges lumineuses qui ont enchanté des réveils parfois violents, harassé par une chaleur que tu accueillais avec bienveillance en coupant délibérément la climatisation avant de t’endormir. Les draps trempés, tu te levais tôt pour écouter le bruit des vagues depuis ton balcon où tu t’allongeais sur le hamac, vieux fantasme colonial de maison à galerie ouvragée. Tu as retrouvé ton visage serein, les traits doux qui font dire aux autres que tu ne fais pas ton âge. Tout le monde s’inquiète de savoir comment s’est passé ton voyage. Bien, bien. Tout va bien. Un petit sourire figé sur ton visage, ce n’est pas de la moquerie. Simplement, tu es heureux. Il n’y a pas de retours difficiles, il n’y a que des départs qu’on souhaite à nouveau.
Depuis hier, ta grand-mère a 90 ans. Elle est belle comme une vieille femme que j’ai rencontrée dans le quartier chinois de Thong Sala sur Thanon Talad Kao, le visage lisse et les yeux plissés par l’âge, belle d’avoir trop aimé les siens et de s’en être inquiété.
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