Leurs mains sont bleues

Leurs mains sont bleues

Paul Bowles est un écri­vain un peu mar­gi­nal. Parce que ce n’est pas qu’un écri­vain… Autour du très beau livre The shel­te­ring sky (tra­duit très fidè­le­ment en fran­çais par… un thé au Saha­ra), por­té à l’é­cran par Ber­nar­do Ber­to­luc­ci en 1990 avec la très trou­blante Debra Win­ger et John Mal­ko­vitch, il n’en est pas moins un voya­geur et un esthète, écou­tant avec pas­sion les musiques qu’il trouve sur son che­min. On le sait moins mais Bowles est par­ti de nom­breux mois sur les routes du Maroc pour enre­gis­trer sur bandes magné­tiques les der­niers musi­ciens ber­bères. C’est donc tout natu­rel­le­ment qu’on retrouve trace de ces voyages au cœur de ce livre paru pour la pre­mière fois en 1998 sous le titre Leurs mains sont bleues, titre qu’on ne peut com­prendre qu’à la lec­ture du poème d’Ed­ward Lear qu’on trouve en exergue.

paul-bowles

Com­po­sé de plu­sieurs récits de voyage, on découvre un Paul Bowles par­fois esthète, par­fois bour­ru, au regard tou­jours aigui­sé sur le monde qui l’en­toure. Par­lant de son amour pour les per­ro­quets ou des ren­contres avec les poli­ti­ciens locaux rétifs des vil­lages les plus recu­lés du Rif, c’est tou­jours en amou­reux du voyage, avec tout ce qu’il com­porte d’in­con­fort, qu’il écrit ces pages d’un autre temps. Lucide, il n’hé­site pas à citer Lévi-Strauss pour racon­ter que le voyage est avant tout une confron­ta­tion de notre occi­dent confor­table avec la misère du monde :

Il pré­tend que pour que le monde occi­den­tal conti­nue à fonc­tion­ner conve­na­ble­ment, il lui faut sans cesse se débar­ras­ser d’im­menses quan­ti­tés de rebuts qui sont déver­sés auprès de peuples moins chan­ceux. « Ce que d’a­bord vous nous mon­trez, voyages, c’est notre ordure lan­cée au visage de l’humanité. »

En 1950, à Hik­ka­du­wa, sur la belle île qui por­tait encore à l’é­poque le doux nom de Cey­lan, il révèle, en par­fait connais­seur des rythmes et des sons, le secret des Parit­ta :

On m’a expli­qué, aujourd’­hui, que la psal­mo­die du pirith ne peut avoir que quatre tons dis­tincts, pas un de plus, car l’a­jout d’un cin­quième la ferait pas­ser dans le genre musi­cal, ce qui est stric­te­ment inter­dit. Les offi­ciants sont peut-être trop atta­chés à la lettre de la loi. De toute façon, à l’in­té­rieur de la gamme per­mise, ils par­viennent à chan­ter tous les quarts de tons pos­sibles. Les chiens de l’au­berge hur­laient et jap­paient contre eux jus­qu’à ce que le garde, en criant, réus­sît à les faire taire.

Et puis ces quelques mots encore, qui sont comme le comble de l’hu­mi­li­té du voya­geur, et qui me rap­pellent ce que dit, d’une autre manière, Laurent dans cet article quand il dit non pas “faire un voyage”, mais “faire un pays”, comme si nous étions acteur de quelque chose alors que nous n’en sommes que les pan­tins, et il a bien rai­son de dire que cette expres­sion révèle une atti­tude pré­ten­tieuse. Bou­vier disait de son côté qu’on croit faire un voyage, mais c’est le voyage qui nous fait… Paul Bowles parle, lui, d’i­gno­rance mal­gré tout ce qu’on peut savoir. Il est en Inde en 1952 :

Main­te­nant, après avoir par­cou­ru quelques douze-mille kilo­mètres à tra­vers le pays, je le connais presque aus­si peu qu’à mon pre­mier séjour. J’ai pour­tant vu un grand nombre de gens et de lieux, et j’ai au moins une idée un peu plus détaillée qu’au début de mon ignorance.

Enfin et pour ter­mi­ner, je par­lais plus haut des fonc­tion­naires rétifs qui lui ont mis des bâtons dans les roues lors­qu’il s’é­car­tait des routes pour aller recueillir la musique tra­di­tion­nelle maro­caine, il rap­porte les pro­pos de l’ac­cul­tu­ra­tion dont sont vic­times les peuples anciens, qui me rap­pellent les pires moments qu’un peuple puisse subir dans sa chair ; celui où l’au­to­ri­té lui refuse le simple droit d’exis­ter car consi­dé­ré comme dégé­né­ré

« Je déteste toutes les musiques popu­laires, et en par­ti­cu­lier celle de chez nous, ici au Maroc. On dirait des bruits de sau­vages. Pour­quoi vous aider à expor­ter ce que nous essayons de détruire ? Vous recher­chez de la musique tri­bale. Il n’y a plus de tri­bus. Nous les avons dis­soutes. Alors, ce mot ne veut plus rien dire. Et de toute façon, il n’y a jamais eu de musique tri­bale, seule­ment du bruit. Non, Mon­sieur, je ne suis pas d’ac­cord à votre projet. »

Le livre de Paul Bowles, Leurs mains sont bleues a été réédi­té dans la col­lec­tion Aven­tures chez Points. Tra­duc­tion (de l’a­mé­ri­cain) par Liliane Abensour.

Pho­to d’en-tête © Chris Ford

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L’in­ci­ta­tion au voyage

L’in­ci­ta­tion au voyage

Je déteste ces jour­nées fraîches qui suivent les plus ardentes cha­leurs de l’é­té, qui font pas­ser de la fièvre au fris­son en l’es­pace d’une nuit ora­geuse et bruyante, refer­mant les espoirs de pou­voir se repo­ser un peu de l’ac­ca­blante four­naise. Elles sont tristes, bien qu’of­frant un répit de courte durée, même si les cha­leurs sous nos lati­tudes ne sont que des pics qui ne durent jamais bien long­temps. Je pré­fère ces cha­leurs constantes et lourdes qui ne laissent aucun répit, aucune chance d’en réchapper.

Je me sens comme empli d’une huma­ni­té radieuse et sur mes cahiers à petits car­reaux, je m’a­muse à répé­ter indé­fi­ni­ment les motifs des tuiles maro­caines ou des ara­besques anda­louses qu’on ne peut fabri­quer qu’en ayant com­pris deux choses ; d’une part que les motifs sont l’ex­pres­sion d’une géo­mé­trie divine, que le tout est conte­nu dans le tout, que le motif par­ti­cipe de l’har­mo­nie uni­ver­selle, et d’autre part, que l’abs­trac­tion fur­tive dans laquelle se cachent les motifs ne sont qu’une autre voix pour dire l’é­ten­due de l’u­ni­ver­sa­li­té du monde.

Et puis loin du monde, loin de la folle actua­li­té qui émaille le fil conti­nu des mau­vaises nou­velles, je me tais. Trop de voix s’é­lèvent pour dire tout et n’im­porte quoi, une chose et son contraire ; la parole irrai­son­née. Loin de la poli­tique, loin des ana­lyses par­fois fumeuses des jour­naux télé­vi­sés, loin de la réac­tion à chaud, il y a un monde de dou­ceur et d’es­poir qui tient en quelques mots que du bout des lèvres, j’es­saie de pro­non­cer. Peut-être ces mots n’existent-ils pas encore, d’où l’in­con­grue per­plexi­té dans laquelle je me suis plon­gé tout seul.

Au bout de la nuit, il y a le voyage. Repar­tir. Gra­vir de nou­velles mon­tagnes, ren­con­trer des âmes lumi­neuses et croire qu’il existe encore sur terre des expé­riences qui ne sont pas uni­que­ment extraites de la fange et de la haine. Je vais repar­tir. Loin. Très loin. A plus de 9000 km de chez moi, sur les terres sombres et ver­doyantes de la Thaï­lande où je retourne encore et encore, pour la qua­trième ou cin­quième fois, côtoyer le peuple du sou­rire et m’en­fon­cer dans une vie âcre et simple, faite de pous­sière et de pour­ri­ture, de pau­vre­té flam­boyante dans laquelle tente jour après jour de sur­vivre une nation qui ne sait plus dans quelle direc­tion regar­der. Je me retire de mon monde pour plon­ger les deux pieds dans le Monde, gran­diose et fan­tasque. C’est peut-être bien la der­nière fois que je m’y rends, avec la sen­sa­tion d’a­voir vécu ce que je vou­lais y vivre et l’en­vie d’autres choses. J’ai pro­mis à mon ami Géor­gien qu’un jour, dès lors que les condi­tions poli­tiques lui seront favo­rables, je l’ac­com­pa­gne­rai sur la terre de ses ancêtres, à Tbi­lis­si et en Armé­nie, à la ren­contre de ses parents et de sa famille. Une pro­messe engage, véri­fiez vos capa­ci­tés de remboursement…

Les jours filent leur toile au gré des heures que je n’ar­rive pas à rete­nir. A moins de dix jours du départ, je n’ai encore qu’une vague idée de ce que sera ce voyage. Il y aura Bang­kok, assu­ré­ment, sa cha­leur et son atmo­sphère lourde, ses klongs puants et sa vie intense et désor­don­née. Il y aura aus­si Sukho­thai avec ses temples magiques sur­gis d’un autre temps, ses ruines, colonnes et Boud­dhas entou­rés de petits étangs par­se­més de fleurs de lotus, ses che­di et ses sta­tues encore hono­rées de nos jours. Il y aura aus­si la nature cham­pêtre de l’I­san, avec ses vieux temples khmers sur­gis de la jungle et pré­fi­gu­rant ce que peut être Ang­kor. Il y aura la mer intran­quille de Phan Gan et ses jours sereins ins­pi­rant le repos et la médi­ta­tion. Le tout dans un ordre indé­fi­ni et sou­mis aux aléas de la route, aux envies chan­geantes de mes courses folles et de mes déam­bu­la­tions hasardeuses.

Je pars léger ; aus­si bien dans mon esprit que dans ma valise. Quelques livres, de quoi prendre des notes, plus que d’ha­bi­tude, un pas­se­port, une brosse à dent, un appa­reil pho­to et un enre­gis­treur de sons. J’emmène dans ma besace une tra­duc­tion du Râmâya­na ; La prai­rie par­fu­mée où s’é­battent les plai­sirs, ces Mille et une nuits éro­tiques écrites par celui qui aujourd’­hui pas­se­rait au fil de la mitrailleuse, Mou­ham­mad al-Nafzâwî ; Leurs mains sont bleues de Paul Bowles, ain­si qu’un vieux cof­fret com­pre­nant trois recueils de nou­velles du même auteur bri­tan­nique, où l’on trouve les volumes L’é­cho, Le scor­pion, et Un thé sur la mon­tagne. Je pars loin et lorsque je revien­drai, j’emménagerai dans ma nou­velle mai­son, une fois les tra­vaux ter­mi­nés. Je me sens lâcher prise, ne rete­nant de mon souffle que quelques images qui res­tent impri­mées dans mon esprit comme ces vieilles pho­tos jau­nies d’ex­plo­ra­teurs per­dus au beau milieu d’hos­tiles forêts tro­pi­cales. Déjà la réa­li­té se perd au creux des jours qui défilent…

Je pars demain.

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Le long du Mékong avec Louis de Car­né à bord de la canon­nière 27

Le long du Mékong avec Louis de Car­né à bord de la canon­nière 27

Ils étaient six, six hommes par­tis sur les traces d’Hen­ri Mou­hot, celui qui mit au jour les ruines d’Ang­kor en 1861, ou plu­tôt qui fit redé­cou­vrir au monde les temples que les Khmers ne ces­sèrent d’ho­no­rer du fin fond de la forêt cam­bod­gienne… Par­tis d’Ang­kor, ils ont remon­té le Mékong, fleuve nour­ri­cier pre­nant sa source en Chine et se jetant dans la Mer de Chine non loin de Hô Chi Minh-Ville. Ils étaient six, mais l’ex­pé­di­tion dure près de trois ans et le chef de l’ex­pé­di­tion, Ernest Dou­dart de Lagrée, meurt avant la fin du voyage qui se ter­mine dans le Yun­nan chi­nois. Ils étaient six, comme sur cette pho­to deve­nue célèbre. De gauche à droite : Louis de Car­né, Lucien Jou­bert, Capi­taine Ernest Dou­dart de Lagrée, Clo­vis Tho­rel, Lieu­te­nant Louis Dela­porte et Lieu­te­nant Fran­cis Gar­nier. Dela­porte est celui qui ramè­ne­ra les plus beaux des­sins d’Ang­kor encore vierge de toute pré­sence humaine. Ils sont fiers et beaux ces hommes qui ont dû mau­dire les dieux d’a­voir mis sur terre cet envi­ron­ne­ment aus­si hostile…

Membres de la Mission d'exploration du Mékong

Des enfants vêtus de jaune et quelques vieilles habi­tuées du sanc­tuaire, à en juger par la fami­lia­ri­té avec laquelle elles trai­taient leur dieu, désha­billèrent de son écharpe la petite sta­tue de Boud­dha, lui ver­sèrent de l’eau sur la tête, l’é­pon­gèrent avec soin, et lui remirent enfin sa che­mise rouge ; les cym­bales, les gongs et les grosses caisses nous réveillèrent en sur­saut, et la foule enva­hit le han­gar dont nous n’oc­cu­pions que le plus petit espace pos­sible. On allu­ma des cierges, on brû­la de vieux chif­fons et longues mèches. Les assis­tants fai­saient toute sorte de gestes, por­taient la main à leur front et bai­saient la terre, puis l’ar­ro­saient à l’aide d’une gar­gou­lette dont cha­cun était muni. Cela n’empêchait pas de cau­ser, de rire, de fumer ; nul res­pect, nul recueille­ment, aucun signe de pié­té inté­rieure n’ap­pa­rais­sait sur tous ces visages, si ce n’est sur les traits du vieux bonze, chef de la pagode.

Louis de Car­né, jeune homme vaillant pro­mis à un brillant ave­nir, reste à l’é­cart du reste du groupe, jamais véri­ta­ble­ment inté­gré, sus­pec­té d’a­voir été pis­ton­né par un ami­ral en vue pour cette expé­di­tion. Pour­tant, le jeune homme, seul civil du groupe, accom­plit conscien­cieu­se­ment sa mis­sion. Char­gé de la par­tie des­crip­tive du voyage et des ren­sei­gne­ments com­mer­ciaux, il rap­porte un texte beau­coup moins connu que celui de Fran­cis Gar­nier (Voyage d’ex­plo­ra­tion en Indo-chine, effec­tué pen­dant les années 1866, 1867 et 1868). En réa­li­té, ce ne sont que des notes qu’il finit par publier en plu­sieurs par­ties dans la Revue des Deux Mondes, sous le titre L’ex­plo­ra­tion du Mékong. Louis de Car­né, épui­sé par les fièvres contrac­tées lors de l’ex­pé­di­tion, s’é­teint à Plo­me­lin en 1871, à l’âge de 27 ans. C’est son père, Louis-Marie de Car­né, qui ter­mi­ne­ra la mise en forme de ses notes de voyage et se char­ge­ra de la publi­ca­tion de ses articles en livre, sous le titre Voyage en Indo-Chine et dans l’empire chi­nois en 1872.

Il pleu­vait tou­jours, et nous étions pour la plu­part sans chaus­sures. Nos pieds étaient meur­tris par les pierres, per­cés par les épines, sai­gnés par les sang­sues ; la fièvre pâlis­sait les visages et, symp­tôme effrayant, la gaie­té com­men­çait à s’é­va­nouir. Mal­gré la pesan­teur étouf­fante de l’air, après quelques heures de marche dans pareilles condi­tions, le froid nous sai­sis­sait en tra­ver­sant des tor­rents dont l’eau était ordi­nai­re­ment gla­ciale. Quelle ne fut donc pas notre sur­prise, en entrant pour la cen­tième fois dans l’un de ces innom­brables affluents du Mékong, de res­sen­tir aux jambes une cha­leur assez forte pour nous faire éprou­ver une impres­sion dou­lou­reuse ! Nous venions de décou­vrir un source d’eau ther­male sul­fu­reuse à quatre-vingt-six degrés centigrades […]

Le texte est dis­po­nible aux édi­tions Magel­lan et Cie, dans la col­lec­tion Heu­reux qui comme…

Articles publiés dans la Revue des Deux Mondes (allez savoir pour­quoi les numé­ros 6 et 7 sont introuvables):

Pho­to d’en-tête © Ciao­Ho (floa­ting mar­ket. Nga­nam town, Soc­trang pro­vince, Viet­nam. Jan 26th. 2014)

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Moka au bar dans le port de Hong Kong, au prin­temps, en atten­dant que le brume du matin se dis­sipe (semaine #2)

Moka au bar dans le port de Hong Kong, au prin­temps, en atten­dant que le brume du matin se dis­sipe (semaine #2)

Des livres par­tout, dans des car­tons qui ne sont pas encore débal­lés, depuis toutes ces années, des livres que tu ne liras pas parce que tu n’en as plus rien à faire. Les livres t’ac­com­pagnent mais tu deviens de plus en plus dif­fi­cile, avec l’âge, avec le temps qui passe et la vie qui prend des formes aux­quelles tu ne t’at­ten­dais pas, alors tu regardes tout ce maté­riel d’un air un peu hau­tain en te disant que tu vas bien finir par faire le tri et bazar­der tout ce qui est super­flu. Des livres que tu ne liras plus jamais et qui ne ser­vi­ront pas à la pos­té­ri­té. Ton fils vou­dra peut-être pio­cher dedans et navi­guer comme toi, en d’autres temps, tu cher­chais dans la biblio­thèque de tes grands-parents de quoi te nour­rir, même si en fin de compte, la lec­ture, pour toi, ça ne signi­fiait pas grand-chose. Faut-il lui lais­ser le choix ? Lui per­mettre cette porte ouverte au risque de t’en­com­brer pour rien ? Il fera ses propres choix, lira ce qu’il veut, s’il lit, pio­che­ra dans les meilleurs que tu auras gar­dés comme dans un sanc­tuaire. Les autres, tu vas les jeter, les don­ner, ça n’a plus d’im­por­tance pour toi. Seuls quelques uns valent vrai­ment la peine que tu te pré­oc­cupes d’eux. En regar­dant la liste de tout ce que tu as lu ces der­nières années, tu te rends compte que tu ne te sou­viens même pas de cer­tains. Ils se sont comme effa­cés de ta mémoire, dis­pa­rus, tom­bé dans l’a­bîme (ou dans l’a­byme si on a vécu avant 1990), ils ne sont plus rien pour toi et ne te rap­pelles même plus une époque, ou des odeurs, ou des lumières. Ils sont tom­bés du côté de l’obscurité.

Imman­qua­ble­ment, tu finis­sais par feuille­ter les albums de pho­tos qui remon­taient à la nuit des temps, à ta nuit des temps, à une his­toire anté­di­lu­vienne au regard de la tienne et qui semble aujourd’­hui encore plus loin­taine, comme la vie d’un autre, un illustre incon­nu dont tu connais par­fai­te­ment la bio­gra­phie à force d’a­voir éplu­ché les docu­ments archi­vés dans les biblio­thèques du savoir uni­ver­sel. Tu deviens Sha­kes­peare à tes propres yeux, tu ne sais même pas s’il a exis­té et tu finis par fan­tas­mer sa vie parce que tu ne sais pas lire les sources tel­le­ment diver­gentes qu’elles finissent par embru­mer ton juge­ment, comme ta vue d’ailleurs. Ton regard se trouble. Des larmes te montent dans les yeux et tu ne sais plus. Ton his­toire se perd.

Tu retrouves par­mi les pages des albums cette pho­to qui a été prise en Guyane en 1983, comme cette même pho­to dont tu ne sais pas quoi dire. C’est ton grand-père à l’âge de 57 ans, avec ses belles che­mises tou­jours bien repas­sées (c’est ta grand-mère qui les lui repas­saient). Il porte un pares­seux, un aï, et tu es bien en peine de trou­ver une réponse à cette ques­tion ; que fait-il avec un pares­seux dans les bras ? Tu n’en sais rien du tout et cela te plonge dans l’a­bîme encore une fois. Ta grand-mère n’y était pas, elle est bien en peine elle aus­si de te répondre. Et ton grand-père a dis­pa­ru en 2010, il n’est plus là pour te répondre, car au fond, il était bien le seul à savoir. Le drame dans cette his­toire, c’est que tu avais déjà posé la ques­tion à ton grand-père, plu­sieurs fois peut-être, mais tu as oublié, tu en as per­du le sens. Encore une fois.
Tu le sens bien embê­té de por­ter l’a­ni­mal dont on sait que les griffes sont tran­chantes comme des rasoirs. Tu le sens à la fois embê­té et pas très ras­su­ré, mais regarde comme son regard est vif ! C’est le regard que tu lui ver­ras jus­qu’à ses der­niers jours, tan­dis qu’il lut­tait de toutes ses forces contre la mala­die, à bout de souffle.

Pépé…

Paresseux - Guyane

Il est temps de remettre un peu d’ordre dans tes affaires, de ran­ger ton bureau, de trier tout ce que tu as rame­né de Thaï­lande, des Fisher­man’s friend qu’on ne trouve que là-bas, goût cerise, citron, man­da­rine, mais aus­si des sachets entiers d’é­pices pour pré­pa­rer le Laab Nam­tok, cette salade de porc épi­cée aux herbes fraîches, des cen­taines de bâtons d’en­cens, de cette même sorte que les boud­dhistes uti­lisent à outrance dans les temples pour s’at­ti­rer les bonnes grâces du sort, et un kilo de les­sive dont je ne connais ni l’emballage, ni le nom, cette les­sive dont le par­fum embaume les arrière-cours des rues de Phan­gan. Le reste, ce ne sont que des pho­tos et des vidéos, quelques notes et des che­roots pour les soi­rées chaudes à venir.

Tu reprends dou­ce­ment tes marques, et ces jours de mars res­semblent aux jours des prin­temps que tu aimes tant, quand le soleil est encore bas dans le ciel à midi et que tu comptes les heures en tour­nant les pages d’un livre d’O­li­vier Ger­main-Tho­mas ou de Nico­las Bouvier.

Le soir arrive dans cette belle jour­née un peu mou­ve­men­tée. Tu regardes quelques jours en arrière et tu pour­rais te dire que les jours de la semaine der­nière avaient une bien meilleure saveur que ces jours-ci, mais non, tu as le mérite de recon­naître qu’on n’a pas vrai­ment le droit à la mélan­co­lie qui vient après le retour. En plus, tu as la chance d’a­voir de belles jour­nées avec toi, le renou­veau du prin­temps, de nou­velles odeurs que tu avais presque oubliées. Arri­vé au soir, tu te pré­pares un Bloo­dy Mary bien épi­cé au tabas­co et poi­vré, tout en com­men­çant à lire le récit d’un fou par­ti en Chine en train ; tu te demandes sim­ple­ment quand est-ce que toi, tu sau­te­ras le pas pour ce genre d’aventures.

Fan Ho, celui qui, jeune gar­çon pho­to­gra­phiait Hong Kong comme d’autres pho­to­gra­phient Paris dans les grandes lar­geurs, a éga­le­ment pris de nom­breux cli­chés de sa ville en cou­leur.

Fan Ho - Marché de Hong Kong

Fan Ho — Mar­ché de Hong Kong

Istan­bul te manque, mais cette pri­va­tion, et tu le sais bien, est la seule chose qui peut te désac­cou­tu­mer de ce que tu y as vécu. Créer en toi le phé­no­mène de manque est le seul moyen pour que tu puisses y retour­ner serei­ne­ment. La der­nière fois déjà, tu ne res­sen­tais plus le même attrait, tu n’en as par­lé à per­sonne. Le temps n’é­tait pas idéal, il a sou­vent plu et tu as décou­vert Istan­bul enva­hie par les hordes de tou­ristes fran­çais, ad nau­seam… Vit encore en toi le chant du muez­zin, expé­rience ultime qui t’a défi­ni­ti­ve­ment sou­dé à la ville. Les gens que tu y as ren­con­tré te manquent aus­si… Emin, Meh­met, Sum­ru, Sıtkı… Com­bien de jours, de semaines encore, avant que tu n’y retournes…

Nous mar­chons en silence. Sou­dain, s’é­lève un appel venant de toutes les mai­sons et des rues de la vieille ville, un seul cri qui se répète comme un tir de mitraillette : Allah Akh­bar ! Allah Akh­bar ! Allah Akh­bar !  Les lam­pa­daires s’é­teignent ; on voit à peine les visages ; l’i­vresse des mots se pro­page comme un feu pous­sé par le mis­tral tan­dis que des groupes se forment et convergent vers la place. Des femmes habillées en noir comme des nonnes rejoignent le cou­rant mon­tant : Allah Akh­bar ! Puis le chant du muez­zin se mêle aux cris ; il saute par-des­sus les toits et nous enve­loppe. L’is­lam est une reli­gion de l’i­vresse. Une lourde exal­ta­tion s’empare de la foule comme si elle était saoule. Elle l’est : de mots et de pas­sion pour Dieu. Contre cette pul­sion abso­lue, aucun ratio­na­lisme ne peut jamais avoir de prise, aucun canon ne pour­ra arrê­ter ces flots en furie qui se réveillent à la tom­bée du jour. Nous ne sommes plus des indi­vi­dus faits d’hé­si­ta­tion et d’é­qui­libre, nous sommes un mou­ve­ment una­nime en marche vers les sources.

Oli­vier Ger­main-Tho­mas, La ten­ta­tion des Indes

Turquie - jour 1 - Istanbul - 33 - Eminönü, Yeni Camii

Eminönü, Yeni Camii (Mos­quée nou­velle) — 27 juillet 2012 à Istanbul

Tu te rap­pelles ces der­niers jours du mois de juillet 2012, lorsque tu es par­ti un jour avant tes col­lègues, per­sua­dés que la semaine se ter­mi­nait plus tôt… Le soir même tu étais déjà à nou­veau dans les rues d’Is­tan­bul à écou­ter l’ezan reten­tir au-des­sus des flots outre­mer du Bos­phore. Il fai­sait une cha­leur incroyable, sèche, et tu buvais du thé sur la place d’E­minönü en reni­flant les effluves âcres des maque­reaux que le ser­veur t’ap­por­tait entre deux tranches de pain, le fameux balık ekmek qui te laisse d’aus­si bons sou­ve­nirs, mais moins encore que le Turşu suyu. Tout te revient, là, ce matin, tan­dis que devant ton écran d’or­di­na­teur tu tentes de retrou­ver ces sen­sa­tions et que tu te perds en te tar­ti­nant une tranche de pain au maïs d’une époisse cou­lante… Ne t’in­ter­dis rien, tu as bien rai­son. Il te suf­fit sim­ple­ment de t’a­jus­ter entre les sou­ve­nirs vivants et la sen­sa­tion un peu piquante qu’il te manque quelque chose. Encore une fois, le vide créé le désir, et ce que tu essaies de main­te­nir vivant.

La nuit s’é­teint et les bruits de la ville reviennent à la réa­li­té, inexo­ra­ble­ment. La nuit s’é­teint et avec elle, ses rêves qui s’ef­facent à la moindre pau­pière qui s’ouvre. Il va fal­loir retrou­ver la vie du dehors, regar­der bou­ger les ombres qui s’a­gitent autour de toi, par­fois sans but.

Près d’un confluent, dans un remous un peu agi­té, on m’in­dique le lieu où la pre­mière femme de Chu­la­long­korn, sœur des reines actuelles, a péri mal­heu­reu­se­ment. C’é­tait la plus jolie et la plus aimée de ses jeunes sœurs, qu’il a toutes épou­sées, selon l’u­sage. Or, un jour qu’elle se ren­dait à Bang Pan In, traî­née par un remor­queur, c’é­tait au temps où les Sia­mois n’a­vaient pas encore l’ex­pé­rience de la vapeur et du remor­quage, son bateau-salon a été ren­ver­sé. Elle était entou­rée de sa cour et de ses ser­vi­teurs, de tout un peuple qui nage comme le pois­son ; mais per­sonne n’a­vait le droit de tou­cher à la reine. Scru­pu­leux obser­va­teurs de la loi, ils l’ont lais­sée se noyer sous leurs yeux plu­tôt que de mettre la main sur elle. Peut-être son sau­veur eût-il payé de la vie sa har­diesse ? Le roi cepen­dant, tout en res­pec­tant la cou­tume et la déplo­rant sans doute, a dégra­dé le man­da­rin qui commandait.

Isa­belle Mas­sieu, Thaï­lande
Magel­lan & Cie, col­lec­tion Heu­reux qui comme… , numé­ro 87 , (mars 2014)

Tu te rends compte en ren­trant chez toi, aux abords de la vaste plaine de Mon­tes­son, que ce qui te plaît dans ces allers et retours, c’est de pas­ser de l’ordre au désordre. Non pas au chaos, mais au désordre. Tu retrouves les saveurs des rues éche­ve­lées dans tes sou­ve­nirs, te sou­viens des fils élec­triques emmê­lés dans un inex­tri­cable fou­toir, des trot­toirs qui n’en sont pas et sur les­quels per­sonne ne marche car même pour faire quelques dizaines de mètres, il y a tou­jours un deux-roues dans la par­tie, rai­son pour laquelle on t’in­ter­pelle sans cesse pour te pro­po­ser taxi, tuk-tuk, sky­lab ou même moto-drop… toi qui vas à pied, jalan-jalan comme disent les Indo­né­siens en baha­sa… Ces mondes sont des mondes du désordre, tout tient de guin­gois, tout branle et cha­vire, et c’est ce qui te plaît, mais ce qui te plaît aus­si, c’est retrou­ver l’aus­tère rec­ti­tude de tes rues et de tes villes, les trot­toirs propres, les ave­nues droites et majes­tueuses, en com­pa­rai­son, tu trouves ta ville “fla­mande” tel­le­ment elle est éloi­gnée de ce que tu as connu là-bas, et tu te rends compte à quel point cela te convient, de pas­ser de l’un à l’autre, cha­cun nour­ris­sant en creux les défauts de l’autre. C’est ce qu’on appelle l’é­qui­libre, quelque chose de l’ordre de l’har­mo­nie, tu l’as trou­vé dans l’es­pace entre ces deux espaces.

Ici le sexe de cette jolie dan­seuse de Mathu­ra est pati­né à cause de l’hom­mage ren­du par tant de visi­teurs. Le poète grec qui disait que le marbre ne jouit pas n’é­tait jamais allé de ce côté-ci des mon­tagnes. Je sens la dan­seuse fré­mir au doux attou­che­ment. Le gar­dien ne dit rien, il est du pays.

Oli­vier Ger­main-Tho­mas, La ten­ta­tion des Indes

Voi­là, cette fois-ci tu peux fêter la fin de tes affaires, tout est réglé, les papiers, les actes, les tran­sac­tions ban­caires. Tout est ter­mi­né. Tu bois un fond de Cham­pagne qu’il res­tait au fri­go en ima­gi­nant une nou­velle vie, faite de beau­coup moins de contraintes, une vie légère et déta­chée. Tu en pro­fites pour fêter autre chose ; tu as repris des billets d’a­vion pour cet été. Et là, ton esprit vaga­bonde déjà vers de nou­veaux horizons…

Cocon doux. Tu te drapes de tes dési­rs, le petit matin t’en­ve­loppes aus­si dans ses voiles déli­cats ; la fièvre s’en est allée depuis quelques temps déjà et tu sens en toi une grande san­té t’en­va­hir ; la peur de retom­ber te titille de temps en temps, mais tu essaies de lais­ser ces pen­sées dans des Égyptes de l’es­prit… Voi­là. A la fin de cette semaine, tu vas lais­ser un peu les choses cou­ler. Tu vou­lais reprendre pied dans l’é­cri­ture, mais tu as d’autres choses à faire ; tou­jours autre chose à faire et le temps, cette his­toire de temps. La pro­chaine fois tu ne t’en­dor­mi­ras pas et tu pro­fi­te­ras bien mieux. Plus que jamais tu rejettes les râleurs, les incons­tants, les gei­gnards qui te hérissent le poil ; laisse-les dans leur marasme, qu’il s’a­pi­toient sur eux-mêmes s’ils ne savent faire autre chose. Ta route est devant toi, elle s’ouvre lorsque le ciel change de cou­leur au petit matin, entre la nuit et le jour, il n’y a qu’un écart de couleurs.

Une vieille femme m’ac­cueille. Nous ne pou­vons nous com­prendre mais mon état se com­prend aisé­ment. Elle me donne du lait chaud et me couche sur la terre de l’u­nique pièce. Je m’a­ban­donne ; je sens la fièvre monter.
Elle tire mon sac jus­qu’à sa mai­son puis me ras­sure avec son sou­rire éden­té. Elle me pose sa main noire et fri­pée sur le visage. Je me sens bien. Je n’ai plus peur ; elle est là avec ses seins vides qui pendent sous son sari déchi­ré, ses bra­ce­lets sur ses bras ridés, sa main aux veines gon­flées, ses doigts cal­leux qui touchent mon front brû­lant. Je lui dis mer­ci et mer­ci dans ma langue. Elle me répond dans la sienne avec des sortes de glous­se­ments car ma manière de par­ler la fait rire.

Oli­vier Ger­main-Tho­mas, La ten­ta­tion des Indes

Wat Chai Watthanaram - วัดไชยวัฒนาราม

Boud­dha déca­pi­té (mars 2016) — Thaï­lande — Phra Nakhon Si Ayut­thaya, Wat Chai Wat­tha­na­ram — วัดไชยวัฒนาราม

Voi­là. La semaine ne s’é­ter­nise pas. Elle se boucle comme on attache sa cein­ture sur un siège d’a­vion. Elle se replie dou­ce­ment comme une ser­viette à la fin du repas. Tout se calme, tout s’a­paise, retombe dans le silence. Tu laisses der­rière toi cette semaine pen­dant laquelle tu auras repris la plume et noir­ci des pages sur le car­net que tu as rame­né de Bang­kok. Recou­vert d’un tis­su de style “Sukho­thaï”, doré et ponc­tué de taches vio­lettes, de petites fleurs blanches qu’on pour­rait croire immor­telles, il contient toutes tes notes de voyage, modes­te­ment ras­sem­blées au même endroit. Tu regardes par la fenêtre et tu com­prends vite que ce matin, tu ne ver­ras pas le soleil se lever. L’ho­ri­zon est bou­ché par les brumes d’une nuit épaisse, éparse. Il te reste les odeurs de la Chao Phraya, le sou­ve­nir des nuits chaudes au bord de la rivière où le silence est de temps en temps bri­sé par le ron­ron d’un remor­queur tuber­cu­leux, mais vit en toi éga­le­ment le sou­ve­nir des autres pays, des autres ren­contres. Tu refermes tout cela comme une bou­lette de riz dans une feuille de pan­dan cuite à la vapeur. Un sou­rire te revient en mémoire, celui d’un jeune moine viet­na­mien per­du dans la jungle de Bang­kok, un sou­rire à la fois tendre et inno­cent, une simple ride sur le visage qui contient à elle seule toute l’é­nigme du monde possible.

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Moka au bar dans les petites rues sombres de Hong-Kong, sous le regard tendre d’un homme triste. Une femme de Thong Sala perd son regard dans la foule (semaine #1)

Moka au bar dans les petites rues sombres de Hong-Kong, sous le regard tendre d’un homme triste. Une femme de Thong Sala perd son regard dans la foule (semaine #1)

Regarde le matin se lever… On dirait un matin d’A­sie sous ses voiles de brumes, sous un ciel trem­pé. Tu retrouves tes marques dans ces matins savants où tu passes ton temps à dévo­rer les pages des écri­vains voya­geurs, où ton rem­plis ton car­net rouge de notes de lec­ture et de tra­vail qui sont écrites de la même encre, avec le même visage et les mêmes mains que tes car­nets de voyage, où tu prends des notes fré­né­tiques à chaque coin de rue pour ten­ter de figer, dans les courbes et les ron­deurs de ton écri­ture sau­vage, les impres­sions brutes et sans fio­ri­tures de ces ins­tants d’é­mo­tions inat­ten­dues, ines­pé­rées. Ce ne sont que des mots, mais tes mots à toi, pla­qués là, tu auras tout le temps plus tard de faire cet exer­cice de mémoire, de retra­vailler la forme et les détails, sans men­songe, sans tra­ves­tis­se­ment, avec la plus grande sin­cé­ri­té vis-à-vis de tes sen­ti­ments. Tu retrouves dans tes notes des noms qui semblent presque incon­grus, Dal­rymple, Cor­bin, Mas­si­gnon… Tu recol­le­ras les mor­ceaux ensemble un peu plus tard dans la soi­rée, lorsque le som­meil t’emportera déjà, et tu remet­tras ça au len­de­main, lors­qu’il sera temps de par­tir. Il sera déjà en fait trop tard, mais le “plus tard” n’a pas vrai­ment d’im­por­tance. L’ins­tant seul compte. Tu te sou­viens des heures abru­ties au milieu de la nuit, l’es­to­mac ron­gé par la faim et les intes­tins trop sol­li­ci­tés, des nuits où tu te réveilles trem­pé de sueur et défait par des rêves de femmes déjà empor­tées par la mort ou l’in­dé­li­ca­tesse de la mémoire qui s’es­tompe comme sous un buvard, ou sous une couette légère…

Fan Ho - Hong Kong Memoir

Lorsque Fan Ho, le petit ado­les­cent chi­nois de Hong-Kong, prend ces pho­tos, ce n’est qu’un gamin qui arpente les rues de sa ville et qui, à l’aide de son Rol­lei­flex, arrive à cap­tu­rer l’es­sence d’une ville mythique qui n’est plus aujourd’­hui que l’ombre d’elle-même. Atmo­sphère dra­ma­tique, pous­sée dans ses retran­che­ments, on y découvre l’A­sie rêvée, fan­tas­mée, telle qu’on nous la ven­dait sur les belles affiches des agences de voyage, des com­pa­gnies aériennes ou dans les livres d’a­ven­ture pour jeunes enfants. Nous sommes en 1950. Les pho­tos de l’homme aujourd’­hui âgé de 83 ans ont le charme sur­an­né d’une ville per­due et qui déjà subit les pré­mices de son chan­ge­ment et la tech­nique naïve d’un Depar­don qui se serait per­du au-delà des limites de la ferme du Garet. Quelques unes de ces pho­tos sur le site du South Chi­na Mor­ning Post, de Bored Pan­da, et de Desi­gn you trust.

La semaine a filé comme un bus qu’on a raté. Tous les matins, tu regardes ton visage bron­zé par les cieux cou­verts de l’A­sie tro­pi­cale, par les franges lumi­neuses qui ont enchan­té des réveils par­fois vio­lents, haras­sé par une cha­leur que tu accueillais avec bien­veillance en cou­pant déli­bé­ré­ment la cli­ma­ti­sa­tion avant de t’en­dor­mir. Les draps trem­pés, tu te levais tôt pour écou­ter le bruit des vagues depuis ton bal­con où tu t’al­lon­geais sur le hamac, vieux fan­tasme colo­nial de mai­son à gale­rie ouvra­gée. Tu as retrou­vé ton visage serein, les traits doux qui font dire aux autres que tu ne fais pas ton âge. Tout le monde s’in­quiète de savoir com­ment s’est pas­sé ton voyage. Bien, bien. Tout va bien. Un petit sou­rire figé sur ton visage, ce n’est pas de la moque­rie. Sim­ple­ment, tu es heu­reux. Il n’y a pas de retours dif­fi­ciles, il n’y a que des départs qu’on sou­haite à nouveau.

Vieille femme sur Thanon Talad Kao à Thong Sala

Depuis hier, ta grand-mère a 90 ans. Elle est belle comme une vieille femme que j’ai ren­con­trée dans le quar­tier chi­nois de Thong Sala sur Tha­non Talad Kao, le visage lisse et les yeux plis­sés par l’âge, belle d’a­voir trop aimé les siens et de s’en être inquiété.

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